Par Jean-Loïc Le Quellec
Les mythes d’origine de la
mort évoquent généralement un temps où régnait d’abord l’immortalité,
sinon la possibilité de résurrection, et rapportent l’événement
fondateur qui modifia cette situation et fut à l’origine de la vie
brève. Hormis cette base commune, ils diffèrent grandement selon les
régions, voire au sein d’une même communauté, et divers types de récits
coexistent sur chaque continent. On dit parfois que la mort terrestre
est suivie d’une autre: aux îles Belep, en Nouvelle-Calédonie, le
Gardien du monde des morts, qui se nomme Tea Univac, frappe les
arrivants de sa sagaie et leur donne ainsi la vraie mort ; ceux qui
évitent le coup ne sont pas vraiment défunts et reviennent parmi les
vivants ; de même, en Afrique, des mythes recueillis chez les Fang
affirment, comme le faisaient déjà ceux des anciens Égyptiens, qu’on ne
peut mourir pour de bon qu’une fois dans l’autre-monde.
La rupture qui introduisit
la mort peut être le premier meurtre, une erreur, un accident, ou
l’exigence d’un contre-don en échange du gibier, des plantes cultivées
ou du feu, comme chez les Darasa de la Corne de l’Afrique. Selon un
récit Kono (Afrique de l’Ouest) toute l’humanité descend de la fille
unique de Hâ, personnification de la mort qui l’a donnée comme épouse à
Ala Tangana; en retour, étant devenue sans enfants, Hâ exigea d’Ala
Tangana de lui donner un des siens à chaque fois qu’elle en aurait
envie, et depuis lors « les enfants paient de leur vie le prix de leur
mère ».
L’introducteur de la mort
peut être Araignée, comme, en Amérique du Nord, chez les Siou Oglala,
mais c’est aussi le cas en Afrique et en Polynésie, ce qui paraît
conforme aux pratiques de cet animal, qui tue les insectes par ruse.
Dans une série de variantes repérées en Océanie, Indonésie, Afrique et
Amérique du Sud, l’immortalité est associée à la capacité de changer de
peau que s’octroie le serpent au détriment de l’homme.
Ainsi, dans un récit connu
aux îles Trobriand, aux Nouvelles-Hébrides, aux îles de l’Amirauté, à
celles de San cristobal et Guanalcanal tout comme dans le folklore
Mono-Alu, les hommes changeaient de peau comme les serpents, jusqu’à ce
qu’une petite fille repousse sa grand-mère qui venait de rajeunir par ce
moyen, de sorte que l’enfant ne la reconnut pas et en fut effrayée ;
l’aïeule reprit alors sa vieille peau, et le cycle des rajeunissements
fut interrompu. À Lifou, la mort survint parce que des jeunes filles ont
brûlé, détruit ou coupé en morceaux la peau de leur amant nocturne,
jeune et beau quand il l’ôtait la nuit, mais il la remettait le jour, se
transformant alors en une sorte d’horrible lézard.
Le serpent peut également
intervenir dans des récits où la mort survient par suite de l’échec à
une épreuve. Par exemple en Éthiopie, chez les Gudji, pour savoir qui,
de l’homme ou du serpent, était digne de l’immortalité, le créateur
organisa une course entre eux deux; en chemin, l’homme rencontra une
femme et se mit à deviser avec elle, si bien que ce fut le serpent qui
arriva le premier: voici pourquoi les humains sont mortels, alors que
les serpents prolongent leur vie par la mue.
La mort est souvent associée
à des phénomènes périodiques, à des êtres qui semblent mourir et
renaître, comme le serpent dans les exemples précédents, ou la lune qui
elle aussi « meurt » et « renaît », mais il peut également s’agir de
l’érection et de la détumescence du phallus. Ainsi, chez les Tenetehara,
le premier homme, atteint d’un priapisme permanent, cherchait à
l’apaiser en arrosant son membre avec de la soupe de manioc, quand un
serpent aquatique enseigna à la première femme comment ramollir ce
phallus en se livrant au coït ; ce que voyant, le démiurge se fâcha et
introduisit la mort, en disant à l’homme : «Désormais, tu auras un pénis
mou, tu feras des enfants, et puis tu mourras ; ton enfant grandira, il
fera aussi un enfant, et il mourra à son tour ». C’est du reste un
thème fréquent que la mort soit liée à l’enfantement, et nombre de
récits suggèrent qu’une vie éternelle aurait rendu les enfants inutiles.
De façon générale, la
plupart des mythes d’origine de la mort lient son introduction à la
condition humaine actuelle, en tant qu’elle se caractérise par le cycle
des générations engendrées par la sexualité, l’activité diurne et le
sommeil nocturne, le besoin de nourriture, la séparation d’avec les
animaux, les plantes et les minéraux. Dans les mythes, la mortalité est
alors liée à la condition humaine, tandis que la condition de
l’immortalité serait l’abandon de ce qui fait, justement, la manière
d’être de l’homme.
C’est pourquoi la mort est
très souvent mise en rapport avec le sommeil, dont l’absence rendrait
l’immortalité possible, ou qui a rendu les hommes sourds au message
d’immortalité, quand elle ne les a pas fait réagir à contretemps. C’est
notamment le cas en Guyane, où un mythe des Warao expose qu’un chef
annonça que la mort devait passer dans la nuit, et qu’elle appellerait
en premier, mais qu’un esprit bienveillant le ferait ensuite: c’est à
l’appel de ce dernier qu’il faudra répondre, prévient le chef, et non à
la mort, de sorte que personne ne mourra jamais; le chef ordonne donc à
chacun de veiller, mais un jeune homme s’endort; tout le monde est aux
aguets, quand au milieu de la nuit un appel retentit; comme prévu,
personne ne souffle mot… sauf ce jeune homme qui se réveille subitement
et — malheureusement — répond.
La mort peut encore survenir
en punition de la désobéissance humaine à un ordre divin, comme il
arrive dans le mythe biblique. Il peut s’agir d’une rupture de tabou, ou
d’une offense à un être mythique. Ainsi, chez les Arikara, qui sont des
Amérindiens des Plaines, les premiers humains oublièrent d’offrir des
fumigations à deux chiens qui étaient passés inaperçus, car endormis;
quand ces deux-là se réveillèrent, ils en furent fâchés, et décidèrent:
« en punition de votre négligence, nous allons vous mordre et nous ne
vous lâcherons plus » — or ces deux chiens s’appelaient « Maladie » et
Mort », et ils ont malheureusement tenu parole!
Un type de récit répandu est
celui qui fait état d’une rivalité entre deux êtres mythiques, qui se
querellent pour savoir si les humains devraient mourir ou non; l’un
décide que oui, mais quand, soudain, c’est son propre fils qui meurt, il
veut changer d’avis… en vain. En Californie, on racontait chez les
Sinkyone qu’un kyoi (« esprit ») avait décidé que les morts
ressusciteraient au bout de cinq jours, mais Coyote argua qu’il y aurait
bientôt trop de gens sur terre; il fut donc décidé que la mort
surviendrait pour de bon; plus tard, quand les deux enfants de Coyote
moururent, celui-ci déclara: « Mes amis, vous avez dit que lorsque
quelqu’un mourrait, il reviendrait au bout de cinq jours », mais les kyoi lui firent alors comprendre que la décision était irrévocable. De telles querelles (Fig. 1) diffèrent
de l’inimitié constante entre un créateur et son opposant, qui rythme
les mythes de création dualiste, notamment lorsque le second souille de
ses crachats les statuettes d’argile modelées par le premier pour créer
les humains — cette souillure étant à l’origine des maladies et de la
mort (Fig. 2).
La vie brève résulte parfois
du mauvais choix opéré par les premiers humains entre un être
périssable (par exemple une banane) ou léger (un copeau de bois qui
flottera sur l’eau), et un objet lourd et solide (par exemple une
pierre, qui coulera). En Océanie, un mythe de l’île de Nias conte que
lorsque la terre fut créée, on y fit descendre Lamonia, pour s’y marier;
dans ce but, il ne devait rien manger pendant un mois, mais il n’y put
tenir, et dut remonter au ciel. On envoya alors Si-uto-gaè, qui ne put
tenir non plus, et qui, de toutes les nourritures qu’il avait apportées,
mangea la banane. Aurait-il mangé de l’uro, qui est une sorte de
crabe, alors les hommes seraient restés vivants pour toujours,
changeant de « peau » comme ces animaux. Au contraire Si-uto-gaè jeta l’uro, et ce sont les serpents qui s’en régalèrent, devenant du même coup capables de revivre en muant.
La mort peut encore être la
conséquence d’un accident, souvent survenu au moment du premier rite de
résurrection. Une autre erreur classique est celle qui modifie le
message de vie en annonce de mort, selon le type dit du « Message
perverti ». Ce mythe africain d’origine de la mort explique que la vie
brève est la conséquence d’une mauvaise transmission du message
d’immortalité, ce qui priva les hommes de la capacité de renaître comme
la lune ou le serpent. J’ai pu montrer que sa variante la plus
archaïque, à un seul messager, est enracinée dans l’aire des langues
khoisan et remonte à au moins trente mille ans. Selon ce récit ancien,
Lune mandatait Lièvre pour porter à l’humanité un message de vie ;
Lièvre modifia ce message, ce qui introduisit la mort chez les hommes,
qui depuis lors le haïssent ; en punition, Lièvre fut frappé par Lune et
en garde la lèvre fendue.
Cette première version fut
ensuite modifiée par l’introduction d’un second messager, avant d’être
largement diffusée sous cette nouvelle forme: Lune, ou Dieu, confie à
deux animaux, un lent (caméléon, insecte, chèvre…) et un rapide (lézard,
lièvre, mouton…), deux messages, l’un d’immortalité, et l’autre de
mortalité, et c’est le premier arrivé qui l’emporte (Fig. 3).
Dans les mythes de cette
catégorie, une inversion s’opère lors du passage du monde divin à celui
des hommes, modifiant la correspondance entre « rapidité » et
« lenteur » d’une part, « vie » et « mort » de l’autre: « en somme, »
écrit Dominique Zahan, « la mort s’introduit parmi les vivants sous le
couvert de la notion de rapidité qui signifie “vie” dans l’optique
humaine, et “mort” selon la “logique” du ciel. »
L’aréologie des divers types
de mythes d’origine de la mort est des plus intéressantes, car elle
montre bien que leur répartition n’est pas aléatoire, et qu’elle varie
grandement selon les mythes, ce qui permet parfois d’en ordonner
certains chronologiquement. Ainsi, les cartes montrent que,
contrairement au mythe du message perverti, d’origine africaine et
paléolithique (Fig. 3), celui du « Corps souillé » (Fig. 2), résulte d’une innovation eurasiatique relativement récente.
Références:
Le Quellec, Jean-Loïc 2015. «En Afrique, pourquoi meurt-on ? Essai sur l’histoire d’un mythe africain.» Afriques: débats, méthodes et terrains d’histoire.
Le Quellec, Jean-Loïc, & Sergent, Bernard. 2017. Dictionnaire critique de mythologie. Paris: Éditions du CNRS, xix-1554 p. (voir notamment l’entrée « Mort (origine)», pp. 820-838).
Zahan, Dominique 1969. «Essai sur les mythes africains d’origine de la mort.» L’Homme 9(4): 41-50.
Article originellement paru dans La Grande Oreille , n°67-68, pp. 20-27 .