Et si l’avenir était aux catholiques en politique ? Face aux
absurdités et violences du monde moderne : du transhumanisme, à la
grande pauvreté de la France périphérique, en passant par l’industrie
agro-alimentaire détruisant notre santé, la GPA et la marchandisation de
l’être humain, nous sommes contraints à la politique ! Des philosophes,
comme Martin Steffens (*), professeur agrégé de philosophie, peuvent
nous aider à penser notre action :
En 1965, lors de sa soutenance de thèse, Julien Freund (**) disait que la relation « ennemi-ami » est constitutive du politique. Son directeur, Jean Hyppolite, un socialiste, lui répondait : « Si ce que vous dites est vrai, que la politique consiste nécessairement à devoir faire avec la violence, la guerre, alors je préfère arrêter tous mes engagements politiques et aller cultiver mon jardin. » Julien Freund lui rétorqua : « Vous pouvez le faire, mais votre ennemi viendra vous chercher jusque dans votre jardin. » Nous voyons bien qu’il n’y a pas de lieu où nous cacher du monde – car cette cachette se trouvera dans le monde lui-même ! C’est donc vrai que nous sommes contraints à la politique. Nous pourrions en effet nous cacher dans nos « hôpitaux », dans la mission sociale, et nous serions à l’abri, dans le camp des gentils. Il ne faut certainement pas renier cette action sociale, qui a son efficacité et une grande importance, mais il faut valoriser aussi ceux qui sont capables d’autorité dans le champ politique, d’aller prendre les coups, de s’exposer, de dire « non » à certaines choses. Et il en va de même avec la personne qui est au pouvoir et qui doit prendre des décisions difficiles. Nous vivons dans une époque très « misarchiste », comme disait Nietzsche, c’est-à-dire qui méprise le pouvoir et son exercice. Nous avons tendance à penser que ces gens de pouvoir sont de toute façon des dominants, et qu’en tant que tels ce qu’ils font est facile à faire. Or, ce n’est pas si facile. Un père a par exemple le devoir de parfois punir son enfant : ce n’est pas pour jouir de sa domination, mais pour le servir. C’est une tâche très difficile. Je crois qu’en fait, si l’on intègre bien que gouverner c’est servir, et que c’est l’un des services les plus pénibles qui soit, c’est tout à fait noble et essentiel de vouloir occuper, donc rechercher, des postes de décision politique. Quand on dit « prendre le pouvoir », on pense à des dominants qui vont imposer leurs valeurs. Or exercer le pouvoir, c’est une crucifixion, un sacrifice. Si un chrétien sent qu’il peut le vivre comme cela, eh bien il doit y aller !
(…)
Il faut continuer à agir, mais en prenant de la hauteur. Jésus recommande de dire « que la paix soit sur cette maison ; et s’ils n’en veulent pas, qu’elle rejaillisse sur vous. » C’est une manière essentielle d’habiter notre action. Nous ne devons pas nous démoraliser, ou sombrer dans la rage, si nous n’avons pas gagné telle ou telle partie. Il y a une obligation d’annonce et de moyens, mais le résultat sur le temps court nous échappe en bonne partie, même si nous agissons avec compétence.
(…)
(Il ne faut) pas faire perdre de vue que la Cité de Dieu se construit aussi aujourd’hui et maintenant par tous les actes que l’on pose en vérité et en charité. Même ce qui est invisible aux yeux du monde, ce qui ne sert à rien, a une utilité si c’est posé en vérité et en charité. Tout se joue entre « anticiper » – ce qui peut rendre malade s’il s’agit de prendre la chose avant que la chose ne soit là (ce qui est l’étymologie du mot) – et le fait de se préparer à accueillir les temps qui viennent. Entre l’action et l’accueil, il y a peut-être une façon de prendre les choses sans tomber ni dans la désespérance, ni dans le volontarisme : il s’agirait d’être conscient qu’il se peut que tout aille de plus en plus mal, mais que de toute façon ce sera l’occasion d’aimer d’autant plus ce monde et vouloir s’en occuper.
(…)
Pour ne pas devenir cyniques, il faut souffrir de l’absurdité et de la violence du monde, mais en sachant que cette souffrance témoigne que nous ne sommes pas faits pour cette absurdité. Le christianisme renverse les catégories d’action, parce que c’est en souffrant que le Christ sauve le monde. Cela peut être très perturbant parce que, dans les catégories du monde, c’est en agissant que nous sauverons le monde. Cet exemple du Christ nous indique que si le chrétien prend toujours soin de souffrir pleinement de ce qui doit être l’objet de sa souffrance – par exemple que ce monde piétine la nature humaine et les trésors de la civilisation chrétienne -, s’il en souffre assez et qu’il met de l’énergie pour que le bien engendre le bien, il y a quelque chose qui se passe, et son action n’est pas vaine. Tout cela n’est pas vain si la souffrance ne conduit pas à la désespérance, qui est une manière de ne plus souffrir, et si l’action garde la distance suffisante avec la volonté de « toute-puissance » ou de « toute-maîtrise ». Dans cet état d’esprit, je crois que l’engagement des catholiques dans ce monde n’est pas vain. La civilisation technicienne pense que tout problème a sa solution, que toute souffrance a son remède. Ne croyons pas cela : tout n’est pas soluble sur cette terre. Pour le chrétien, pour tout problème, il y a la souffrance de ce problème-là, sa rumination et la possibilité de vivre avec ce problème, de vivre pleinement ce problème. C’est très inconfortable d’être chrétien parce que nous ne sommes ni dans le « faire absolument » de l’Occident technicien, ni dans le détachement fataliste de l’Orient méditatif. Et si nous avouons traverser actuellement un désert, il faut alors soigner les oasis qui nous permettent de vivre dans ce désert, sans jamais nous réconcilier avec lui. (…) La psychologie et les régimes totalitaires qui créent les tempêtes de sable sont là pour faire en sorte que nous vivions dans le désert en trouvant cela normal. Or le but est de vivre dans le désert et d’en souffrir, non pas de trouver cela normal. Et nous ne pouvons vraiment y vivre en souffrant que si nous avons des oasis, par exemple, l’amitié, la prière, l’art, etc. L’Eglise est à construire comme une oasis, comme lieu où l’on peut poser ses bagages, où l’on s’accueille dans sa différence sans se juger, mais sans non plus nous faire croire que nous ne sommes pas différents. L’Eglise est cette respiration, ce dimanche nécessaire pour initier une semaine de combats.
(extraits de l’entretien paru dans la revue Permanences de septembre-octobre 2017, et à paraître dans le N° de novembre-décembre 2017)
(*) : auteur de L’éternité reçue, Ed. Desclée de Brouwer, octobre 2017
(**) : Julien Freund (1921-1993) sociologue et grand théoricien du politique
Source
En 1965, lors de sa soutenance de thèse, Julien Freund (**) disait que la relation « ennemi-ami » est constitutive du politique. Son directeur, Jean Hyppolite, un socialiste, lui répondait : « Si ce que vous dites est vrai, que la politique consiste nécessairement à devoir faire avec la violence, la guerre, alors je préfère arrêter tous mes engagements politiques et aller cultiver mon jardin. » Julien Freund lui rétorqua : « Vous pouvez le faire, mais votre ennemi viendra vous chercher jusque dans votre jardin. » Nous voyons bien qu’il n’y a pas de lieu où nous cacher du monde – car cette cachette se trouvera dans le monde lui-même ! C’est donc vrai que nous sommes contraints à la politique. Nous pourrions en effet nous cacher dans nos « hôpitaux », dans la mission sociale, et nous serions à l’abri, dans le camp des gentils. Il ne faut certainement pas renier cette action sociale, qui a son efficacité et une grande importance, mais il faut valoriser aussi ceux qui sont capables d’autorité dans le champ politique, d’aller prendre les coups, de s’exposer, de dire « non » à certaines choses. Et il en va de même avec la personne qui est au pouvoir et qui doit prendre des décisions difficiles. Nous vivons dans une époque très « misarchiste », comme disait Nietzsche, c’est-à-dire qui méprise le pouvoir et son exercice. Nous avons tendance à penser que ces gens de pouvoir sont de toute façon des dominants, et qu’en tant que tels ce qu’ils font est facile à faire. Or, ce n’est pas si facile. Un père a par exemple le devoir de parfois punir son enfant : ce n’est pas pour jouir de sa domination, mais pour le servir. C’est une tâche très difficile. Je crois qu’en fait, si l’on intègre bien que gouverner c’est servir, et que c’est l’un des services les plus pénibles qui soit, c’est tout à fait noble et essentiel de vouloir occuper, donc rechercher, des postes de décision politique. Quand on dit « prendre le pouvoir », on pense à des dominants qui vont imposer leurs valeurs. Or exercer le pouvoir, c’est une crucifixion, un sacrifice. Si un chrétien sent qu’il peut le vivre comme cela, eh bien il doit y aller !
(…)
Il faut continuer à agir, mais en prenant de la hauteur. Jésus recommande de dire « que la paix soit sur cette maison ; et s’ils n’en veulent pas, qu’elle rejaillisse sur vous. » C’est une manière essentielle d’habiter notre action. Nous ne devons pas nous démoraliser, ou sombrer dans la rage, si nous n’avons pas gagné telle ou telle partie. Il y a une obligation d’annonce et de moyens, mais le résultat sur le temps court nous échappe en bonne partie, même si nous agissons avec compétence.
(…)
(Il ne faut) pas faire perdre de vue que la Cité de Dieu se construit aussi aujourd’hui et maintenant par tous les actes que l’on pose en vérité et en charité. Même ce qui est invisible aux yeux du monde, ce qui ne sert à rien, a une utilité si c’est posé en vérité et en charité. Tout se joue entre « anticiper » – ce qui peut rendre malade s’il s’agit de prendre la chose avant que la chose ne soit là (ce qui est l’étymologie du mot) – et le fait de se préparer à accueillir les temps qui viennent. Entre l’action et l’accueil, il y a peut-être une façon de prendre les choses sans tomber ni dans la désespérance, ni dans le volontarisme : il s’agirait d’être conscient qu’il se peut que tout aille de plus en plus mal, mais que de toute façon ce sera l’occasion d’aimer d’autant plus ce monde et vouloir s’en occuper.
(…)
Pour ne pas devenir cyniques, il faut souffrir de l’absurdité et de la violence du monde, mais en sachant que cette souffrance témoigne que nous ne sommes pas faits pour cette absurdité. Le christianisme renverse les catégories d’action, parce que c’est en souffrant que le Christ sauve le monde. Cela peut être très perturbant parce que, dans les catégories du monde, c’est en agissant que nous sauverons le monde. Cet exemple du Christ nous indique que si le chrétien prend toujours soin de souffrir pleinement de ce qui doit être l’objet de sa souffrance – par exemple que ce monde piétine la nature humaine et les trésors de la civilisation chrétienne -, s’il en souffre assez et qu’il met de l’énergie pour que le bien engendre le bien, il y a quelque chose qui se passe, et son action n’est pas vaine. Tout cela n’est pas vain si la souffrance ne conduit pas à la désespérance, qui est une manière de ne plus souffrir, et si l’action garde la distance suffisante avec la volonté de « toute-puissance » ou de « toute-maîtrise ». Dans cet état d’esprit, je crois que l’engagement des catholiques dans ce monde n’est pas vain. La civilisation technicienne pense que tout problème a sa solution, que toute souffrance a son remède. Ne croyons pas cela : tout n’est pas soluble sur cette terre. Pour le chrétien, pour tout problème, il y a la souffrance de ce problème-là, sa rumination et la possibilité de vivre avec ce problème, de vivre pleinement ce problème. C’est très inconfortable d’être chrétien parce que nous ne sommes ni dans le « faire absolument » de l’Occident technicien, ni dans le détachement fataliste de l’Orient méditatif. Et si nous avouons traverser actuellement un désert, il faut alors soigner les oasis qui nous permettent de vivre dans ce désert, sans jamais nous réconcilier avec lui. (…) La psychologie et les régimes totalitaires qui créent les tempêtes de sable sont là pour faire en sorte que nous vivions dans le désert en trouvant cela normal. Or le but est de vivre dans le désert et d’en souffrir, non pas de trouver cela normal. Et nous ne pouvons vraiment y vivre en souffrant que si nous avons des oasis, par exemple, l’amitié, la prière, l’art, etc. L’Eglise est à construire comme une oasis, comme lieu où l’on peut poser ses bagages, où l’on s’accueille dans sa différence sans se juger, mais sans non plus nous faire croire que nous ne sommes pas différents. L’Eglise est cette respiration, ce dimanche nécessaire pour initier une semaine de combats.
(extraits de l’entretien paru dans la revue Permanences de septembre-octobre 2017, et à paraître dans le N° de novembre-décembre 2017)
(*) : auteur de L’éternité reçue, Ed. Desclée de Brouwer, octobre 2017
(**) : Julien Freund (1921-1993) sociologue et grand théoricien du politique
Source