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lundi 15 janvier 2018

L'inquiétant déséquilibre de l'Allemagne

Edouard Tetreau / Associé-gérant de Mediafin


Impasse politique d'un côté, miracle économique de l'autre : l'Allemagne se trouve dans une situation inédite, qui pourrait avoir des conséquences graves sur l'avenir de l'Europe.

« Nous déroulons le tapis rouge pour le président Macron, parce qu'il est le porte-drapeau de l'Europe. Les Anglais nous ont beaucoup déçus [depuis le Brexit] [...] et l'Allemagne de Mme Merkel, elle est [...] boiteuse ! » Ce week-end, j'essayais de prendre la température de l'accueil que réserverait la Chine au président français. Les attentes et l'enthousiasme étaient très élevés. Comme si la France était enfin de retour, après une longue absence. Le jugement le plus surprenant vint de ce dirigeant économique chinois, passé par les structures d'élite du Parti et de l'Etat, fin connaisseur de l'Europe - et de la langue française.

L'Allemagne serait boiteuse. Comme souvent en Chine, les mots sont à plusieurs sens. Ici, l'Allemagne est « boiteuse », d'abord parce que Mme Merkel est un « lame duck » : un canard boiteux politique,  qui aura du mal à aller au bout de son quatrième mandat . Son leadership a fait s'effondrer le socle électoral des partis de gouvernement CDU, CSU et SPD. La grande coalition - « GroKo » en allemand - crée  une vacance du pouvoir exécutif de plus de six mois , et fatigue tout le monde. Sauf les partis extrêmes, Die Linke à gauche (9 % des votes), et à l'extrême droite, Alternative für Deutschland,  désormais le troisième parti allemand, avec 92 sièges au Bundestag . Pour se représenter son offre politique, il faut imaginer un FN version « hardcore » : mort à l'euro ; les Musulmans, « nein Danke » ; et même possibilité de tirer à vue sur les migrants cherchant à entrer en Allemagne (proposition de Frauke Petry, porte-parole de l'AFD, en 2016)... 

Deux jambes très inégales

L'Allemagne est aussi boiteuse, parce qu'elle marche sur deux jambes très inégales. A la jambe de bois politique de l'Allemagne claudiquante, incapable de former un gouvernement, est associée une jambe économique hypertrophiée, gonflée à l'hélium du génie industriel allemand - et d'un euro sous-évalué par rapport à la puissance de cette économie. Tous les indicateurs économiques allemands sont au vert : le taux de chômage est au plus bas (5,5 %) ; la balance des paiements n'a jamais été aussi élevée (252 milliards d'euros !) ; les finances publiques sont en excédent de 42 milliards d'euros ; la croissance ne cesse d'être révisée à la hausse (2,6 % attendus l'an prochain).
Ces prouesses allemandes ont même réussi à éclipser certaines réalités moins glorieuses : les truquages de l'industrie automobile,  Volkswagen en tête , pour les mesures d'émission de CO2 ; la pollution de l'air et des poumons des habitants de l'Allemagne, générée par le choix unilatéral de rouvrir les centrales à charbon ; la fragilité et l'opacité d'un système bancaire vacillant, à l'image de Deutsche Bank, frôlant la faillite l'an dernier.

Cauchemar social

Or ce déséquilibre - jambe de bois politique, hyperpuissance économique - va s'aggraver dans les années à venir, au fur et à mesure que la population s'appauvrira, et se sentira menacée. Tel est déjà le cas, paradoxal. Le miracle économique allemand de l'après-réunification est un cauchemar social : entre 2004 et 2015,  le nombre de travailleurs vivant en dessous du seuil de pauvreté en Allemagne a plus que doublé , passant de 1,9 million à 4,1 millions de personnes, selon une étude de la fondation Hans Boeckler. C'est le premier carburant de l'AfD et de Die Linke, des partis aux électorats très proches : chômeurs, population d'Allemagne de l'Est, classes moyennes descendantes.
Le second carburant, c'est la peur de l'autre et la haine de l'étranger. Dans une étude qui fera date, mandatée par le ministère fédéral de la Famille, et concentrée sur la région de Basse-Saxe (Brême, Hanovre...), trois experts ont déterminé que, entre 2015 et 2016, « 92,1 % » de la hausse de la criminalité dans cette région (+10,6 %) était attribuable... aux réfugiés ! Préconisation des experts : intégrer ces réfugiés le plus vite possible, sinon c'est une bombe à retardement. Exactement le contraire de ce que semble réclamer une part croissante de l'électorat allemand.

Malgré une élite pro-européenne sincère et déterminée, l'Allemagne résistera-t-elle à la tentation du repli sur soi, et d'une entente avec les pays les plus autoritaires d'Europe centrale ? Viktor Orban, dirigeant d'une Hongrie de plus en plus totalitaire, était l'invité d'honneur de la conférence annuelle de la CSU le mois dernier. L'hypothèse d'une arrivée au pouvoir des partis extrêmes n'est plus farfelue - à l'instar de l'Autriche de M. Kurz, coalisant la droite avec l'extrême droite pour gouverner, après trois « grandes coalitions ».
Est-ce la version XXIe siècle de la  République de Weimar  ? La comparaison a ses limites, tant la richesse de l'Allemagne de 2017 n'a rien à voir avec sa ruine des années 1920. Néanmoins, il faudrait être aveugle ou de mauvaise foi pour ne pas voir que, un siècle après la fin de la Première Guerre mondiale, la question allemande fait son retour. Celle d'un pays dont la puissance économique déborde, et dont l'identité politique reste mal assise.
Depuis près de soixante-dix ans, la réponse française à cette question allemande a été univoque : trouver les voies et les moyens d'une union toujours plus étroite, de la Ceca à l'Union européenne en passant par le si souvent célébré couple franco-allemand. Emmanuel Macron était le seul candidat à s'inscrire dans cette dynamique lors de la campagne présidentielle de 2017. Reste à savoir s'il disposera à Berlin, à partir de mars prochain, d'un interlocuteur partageant cette volonté.  Accélérer et intensifier l'union entre nos deux pays ? Oui. Mais tout en se préparant au pire, si la France était la seule à porter ce projet.

Edouard Tétreau

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