Edouard Tetreau / Associé-gérant de Mediafin
Impasse politique d'un côté, miracle économique de l'autre : l'Allemagne se trouve dans une situation inédite, qui pourrait avoir des conséquences graves sur l'avenir de l'Europe.
« Nous déroulons le tapis rouge pour le président Macron, parce
qu'il est le porte-drapeau de l'Europe. Les Anglais nous ont beaucoup
déçus [depuis le Brexit] [...] et l'Allemagne de Mme Merkel, elle est [...] boiteuse ! » Ce
week-end, j'essayais de prendre la température de l'accueil que
réserverait la Chine au président français. Les attentes et
l'enthousiasme étaient très élevés. Comme si la France était enfin de
retour, après une longue absence. Le jugement le plus surprenant vint de
ce dirigeant économique chinois, passé par les structures d'élite du
Parti et de l'Etat, fin connaisseur de l'Europe - et de la langue
française.
L'Allemagne serait boiteuse. Comme souvent en Chine, les mots sont à plusieurs sens. Ici, l'Allemagne est « boiteuse », d'abord parce que Mme Merkel est un « lame duck » : un canard boiteux politique, qui aura du mal à aller au bout de son quatrième mandat
. Son leadership a fait s'effondrer le socle électoral des partis de
gouvernement CDU, CSU et SPD. La grande coalition - « GroKo » en
allemand - crée une vacance du pouvoir exécutif de plus de six mois
, et fatigue tout le monde. Sauf les partis extrêmes, Die Linke à
gauche (9 % des votes), et à l'extrême droite, Alternative für
Deutschland, désormais le troisième parti allemand, avec 92 sièges au Bundestag
. Pour se représenter son offre politique, il faut imaginer un FN
version « hardcore » : mort à l'euro ; les Musulmans, « nein Danke » ;
et même possibilité de tirer à vue sur les migrants cherchant à entrer
en Allemagne (proposition de Frauke Petry, porte-parole de l'AFD, en
2016)...
Deux jambes très inégales
L'Allemagne
est aussi boiteuse, parce qu'elle marche sur deux jambes très
inégales. A la jambe de bois politique de l'Allemagne claudiquante,
incapable de former un gouvernement, est associée une jambe économique
hypertrophiée, gonflée à l'hélium du génie industriel allemand - et d'un
euro sous-évalué par rapport à la puissance de cette économie. Tous les
indicateurs économiques allemands sont au vert : le taux de chômage est
au plus bas (5,5 %) ; la balance des paiements n'a jamais été aussi
élevée (252 milliards d'euros !) ; les finances publiques sont en
excédent de 42 milliards d'euros ; la croissance ne cesse d'être révisée
à la hausse (2,6 % attendus l'an prochain).
Ces
prouesses allemandes ont même réussi à éclipser certaines réalités
moins glorieuses : les truquages de l'industrie automobile, Volkswagen en tête
, pour les mesures d'émission de CO2 ; la pollution de l'air et des
poumons des habitants de l'Allemagne, générée par le choix unilatéral de
rouvrir les centrales à charbon ; la fragilité et l'opacité d'un
système bancaire vacillant, à l'image de Deutsche Bank, frôlant la
faillite l'an dernier.
Cauchemar social
Or
ce déséquilibre - jambe de bois politique, hyperpuissance économique -
va s'aggraver dans les années à venir, au fur et à mesure que la
population s'appauvrira, et se sentira menacée. Tel est déjà le cas,
paradoxal. Le miracle économique allemand de l'après-réunification est
un cauchemar social : entre 2004 et 2015, le nombre de travailleurs vivant en dessous du seuil de pauvreté en Allemagne a plus que doublé
, passant de 1,9 million à 4,1 millions de personnes, selon une étude
de la fondation Hans Boeckler. C'est le premier carburant de l'AfD et de
Die Linke, des partis aux électorats très proches : chômeurs,
population d'Allemagne de l'Est, classes moyennes descendantes.
Le
second carburant, c'est la peur de l'autre et la haine de l'étranger.
Dans une étude qui fera date, mandatée par le ministère fédéral de la
Famille, et concentrée sur la région de Basse-Saxe (Brême, Hanovre...),
trois experts ont déterminé que, entre 2015 et 2016, « 92,1 % » de la
hausse de la criminalité dans cette région (+10,6 %) était
attribuable... aux réfugiés ! Préconisation des experts : intégrer ces
réfugiés le plus vite possible, sinon c'est une bombe à retardement.
Exactement le contraire de ce que semble réclamer une part croissante de
l'électorat allemand.
Malgré
une élite pro-européenne sincère et déterminée, l'Allemagne
résistera-t-elle à la tentation du repli sur soi, et d'une entente avec
les pays les plus autoritaires d'Europe centrale ? Viktor Orban,
dirigeant d'une Hongrie de plus en plus totalitaire, était l'invité
d'honneur de la conférence annuelle de la CSU le mois dernier.
L'hypothèse d'une arrivée au pouvoir des partis extrêmes n'est plus
farfelue - à l'instar de l'Autriche de M. Kurz, coalisant la droite avec
l'extrême droite pour gouverner, après trois « grandes coalitions ».
Est-ce la version XXIe siècle de la République de Weimar
? La comparaison a ses limites, tant la richesse de l'Allemagne de
2017 n'a rien à voir avec sa ruine des années 1920. Néanmoins, il
faudrait être aveugle ou de mauvaise foi pour ne pas voir que, un siècle
après la fin de la Première Guerre mondiale, la question allemande fait
son retour. Celle d'un pays dont la puissance économique déborde, et
dont l'identité politique reste mal assise.
Depuis
près de soixante-dix ans, la réponse française à cette question
allemande a été univoque : trouver les voies et les moyens d'une union
toujours plus étroite, de la Ceca à l'Union européenne en passant par le
si souvent célébré couple franco-allemand. Emmanuel Macron était le
seul candidat à s'inscrire dans cette dynamique lors de la campagne
présidentielle de 2017. Reste à savoir s'il disposera à Berlin, à partir
de mars prochain, d'un interlocuteur partageant cette volonté. Accélérer et intensifier l'union entre nos deux pays ? Oui. Mais tout en se préparant au pire, si la France était la seule à porter ce projet.
Edouard Tétreau
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