Par Yannis Youlountas, philosophe, poète et réalisateur franco-grec
Le mot-clef de la période
actuelle est sans doute le mot crise. C’est aussi l’un des mots les plus
urgents à revisiter parce qu’il a complètement été détourné de son sens
premier, issu de l’antiquité grecque, pour revêtir un sens médiéval
appauvri et réducteur.
“Le Combat de Carnaval et Carême” – Pieter Brueghel l’Ancien (1559)
La crise est aujourd’hui réduite à une
catastrophe économique et sociale plus ou moins prévisible, à la
croisée d’erreurs humaines et, plus encore, d’aléas du Marché. Elle
s’inscrit dans la filiation des grandes crises sanitaires du Moyen-âge
et de l’ancien Régime.
Telle qu’elle est présentée, la crise financière est précisément la réincarnation de la Peste: fléau mystique et mystérieux, source d’angoisse terribles, de multiples souffrances, d’innombrables superstitions et… d’une incommensurable résignation. Pourtant à l’origine, la crise signifiait tout à fait autre chose: un moment parfois positif et même, osons le mot, nécessaire.
Crise vient de krisis, le « moment de vérité » ou « du jugement »,
parce que, dans certaines cités grecques antiques, on questionnait les
présumés coupables au moyen d’une mise en abîme – précisément au bord
d’un abîme – face à la communauté. Autrement dit, on recherchait le
lâcher-prise, la catharsis, l’abandon de la position intenable.
D’ailleurs les racines sémantiques de krisis signifient littéralement « vivre au bord » ou « être au bord, au bout de la vie ».
C’est pourquoi, le mot crise est plutôt à comprendre comme la
découverte d’une impasse et la nécessité d’une profonde remise ne
questions, d’un dépassement.[…]
Tous ces moments [de crise] sont des
seuils « critiques » à la fois au sens où ils sont périlleux, mais aussi
où ils nécessitent une véritable analyse, un travail d’étude et de
compréhension d’une situation à surmonter, une nouvelle quête de sens.
Le moment de la crise – le moment
critique – est donc le moment de la critique. Toute crise augure une
crise de sens. Les mots ont du pouvoir. Celui-là plus que d’autres.
C’est pourquoi l’emploi moyenâgeux du mot crise est une manipulation à
combattre comme toutes les superstitions qui maintiennent l’humanité
dans l’ignorance, la soumission et la résignation.
Il ne s’agit pas de dire que la crise
n’existe pas, mais qu’elle n’a pas la signification qu’on lui donne. Ne
pas se laisser pétrifier dans le chant des sirènes médiatiques, mais
chercher les causes profondes de cette crise dans l’échec lamentable de
nos modes de vie et de nos organisations sociales qui sont à transformer
au plus vite.