Martin Winckler |
Conçue à la fin des années 60, pour une télévision encore naïve, par Patrick McGoohan acteur-scénariste-producteur ambitieux, Le Prisonnier est un "chef-d'oeuvre télévisionnaire" intemporel.
On pourrait disserter à l'infini sur cette oeuvre sans équivalent et ses résonances multiples. Les plus grands thèmes humains y sont abordés : la place de l'individu dans la société ; la légitimité du pouvoir politique construit sur le mensonge, les exactions et l'hypocrisie des puissants ; le conflit permanent entre liberté et conformisme ; l'endoctrinement social et politique ; la vérité de l'individu face au discours totalisant d'un groupe ; la question de l'identité, etc...
Mais ce qui rend Le Prisonnier remarquable, ce ne sont pas tant les thèmes abordés, que le traitement qui leur est réservé. Traitement scénaristique, bien sûr, souvent trahi par la version française, qui à plusieurs reprises édulcore ou explicite un peu lourdement des dialogues originaux riches de doubles sens ; mais aussi et surtout traitement visuel : Le Prisonnier est construit de manière cyclique, répétitive, lancinante.
La récurrence des thèmes, des plans et même de certaines scènes, les faux raccords, le caractère presque monolithique du Numéro 6, et le fait que ses rapports avec le Numéro 2 et le Village ne sont pas aussi simples qu'il n'y paraît (d'abord, le Prisonnier résiste puis, au fil des épreuves, apprend à comprendre ses adversaires, prend l'initiative de l'attaque, et finit par terrasser ses geôliers) sont tous présentés de manière non logique, mais poétique.
Par sa forme, Le Prisonnier a valeur d'énigme, de puzzle
Un puzzle auquel il manque des pièces ; à charge pour chaque spectateur de les fabriquer lui-même et de les mettre en place... Publicité, télévision, presse, Internet nous bombardent chaque jour d'affirmations péremptoires, de recettes toutes faites, de réponses fabriquées. À l'inverse, Le Prisonnier passe méthodiquement le spectateur à la question...
Question morale, philosophique, politique que, par une sorte d'effet boomerang, chaque spectateur se pose pour lui-même, dans la même solitude que le Numéro 6, et à laquelle il ne peut y avoir que des réponses individuelles.
Le Prisonnier est construit à l'image cursive, obsédante, déroutante, insaisissable, d'un rêve aussi obsessionnel qu'il est haut en couleur – tel l'Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll. Un rêve à épisodes, dans lequel le spectateur replonge chaque semaine avec curiosité, et sort avec un curieux mélange d'angoisse, de stupéfaction et, il faut bien le dire, de jubilation trouble.
Car Le Prisonnier n'est pas une oeuvre sinistre ou dogmatique. C'est au contraire une oeuvre foisonnante et provocatrice, par les valeurs et contre-valeurs qu'elle agite et l'intensité de sa mise en scène, une création pleine d'un humour décapant, aussi explosif que désespéré, qui tourne en dérision tous les pouvoirs et leurs agents.
Servi par l'éblouissante interprétation de McGoohan et de plusieurs acteurs remarquables et par une partition musicale d'une grande richesse (le thème du générique, dû à Ron Grainer, est inoubliable), Le Prisonnier est, télévisuellement parlant, en avance sur son époque, filmé sans temps mort, monté avec plus de vivacité et d'invention que bien des « clips » d'aujourd'hui.
Seul un artiste sait transformer ses cauchemars en chef-d'oeuvre
Le Prisonnier en est l'une des plus belles preuves. Marginale et sans pareille, la puissante vision de Patrick McGoohan s'insère parfaitement dans son époque - les années 60, celles des grandes prises de conscience politiques et morales - et dans son médium - la télévision, dont elle est aujourd'hui l'un des classiques les plus connus au monde.
Médecin, romancier et critique de séries télévisées, Martin Winckler a revisité Le Prisonnier dans un de ses romans, Le Numéro 7 (Le Cherche Midi, 2007).