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samedi 28 décembre 2013

René Guénon : une politique de l’esprit


Entretien avec David Bisson

Cher David Bisson, merci d’accorder cet entretien à Égalité & Réconciliation Aquitaine. Pour commencer, est-il possible de dresser votre « bio-bibliographie intellectuelle » ? Comment en êtes-vous venu à aborder l’œuvre de René Guénon ?

J’ai abordé l’œuvre de Guénon à un moment où il me tenait d’échapper un peu au monde, et de poursuivre un chemin de vie davantage spirituel – même si je m’aperçois aujourd’hui que ce dernier terme (« spirituel ») est très souvent un alibi utile pour la satisfaction de l’ego. Heureusement, et peut-être de façon plus étonnante qu’il n’y paraît, l’œuvre de Guénon ne permet pas – sauf à mal le lire – de se reposer dans les hautes altitudes de cette soi-disant sagesse. Au contraire, sa pensée peut être comprise comme une métaphysique appliquée au monde moderne ; et cela est forcément un combat puisque ce monde tente justement de dénier à tout être la possibilité même de vouloir se dépasser lui-même. C’est cette dialectique métaphysique/politique qui recoupe celle, beaucoup plus tranchante, de Tradition/Modernité que j’ai tenté de cerner sous la formulation d’une « politique de l’esprit ».

Que faut-il entendre exactement par « tradition primordiale » ?

Je crois qu’il est important ici de faire la distinction entre la Tradition (écrite avec un « t » majuscule) et l’expression « tradition primordiale » même si cette distinction n’est pas toujours très clairement formulée chez Guénon. Pour le dire simplement, la Tradition est l’essence de toutes les grandes traditions religieuses de l’humanité, ce qui en fait un concept universel – c’est à mon sens le « génie » de Guénon – puisqu’il serait possible de retrouver cette essence, autrement dit le noyau spirituel de l’humanité, dans le corps substantiel des autres religions. Dès lors, l’homme traditionnel, dans le sens guénonien du terme, est en quelque sorte l’homme qui a creusé sa propre religion jusqu’à y découvrir la sève première, la lumière originelle, qui est partout la même. Ce que Frithjof Schuon appellera « l’unité transcendante des religions ».

Cette tradition est « réinventée » en fonction des lieux et des époques où vivent les hommes ; elle est réinventée, bien sûr, dans la façon dont les hommes l’appréhendent, et en témoignent dans leur vécu, mais demeure immobile au regard de la roue du temps qui tourne. L’expression « tradition primordiale » me semble plus problématique dans la mesure où elle permet à Guénon de resituer, tout du moins tenter de le faire, cette tradition dans le cours de l’histoire : il existerait donc une souche primordiale de laquelle partiraient les différentes branches religieuses au cours de l’humanité. Avec un début, l’hindouisme, et une fin, l’islam, soit un processus linéaire, voire téléologique, qui expliquerait les choses à partir de leur point d’arrivée, une forme d’évolutionnisme religieux tout de même étonnant de la part de Guénon. Ce n’est d’ailleurs pas le sujet sur lequel il est le plus à l’aise.

Soixante-deux ans après sa disparition, que peut-on dire de l’impact de l’œuvre de René Guénon ?

L’impact de l’œuvre de Guénon épouse les formes de sa réception et l’on peut dire à ce sujet que l’auteur de La Crise du monde moderne a réussi un tour de force : être lu par peu de personnes mais être lu et donc relu de façon régulière au fil des générations qui passent. Cela prouve deux choses qui sont intimement liées : la lecture de Guénon provoque, et c’est encore le cas aujourd’hui, une sorte de secousse qui prend à revers tous les préjugés qui fondent notre existence « moderne ». Dès lors, et c’est le deuxième point, cette lecture marquante laisse une empreinte profonde chez des personnes qui vont s’en faire par la suite les passeurs privilégiés autour d’eux. Ainsi s’organise une réception qui trace son sillon dans le champ intellectuel et qui se renouvelle en fonction des générations prises en compte. C’est pourquoi, n’en déplaise aux « guénolâtres » qui veulent enfermer l’œuvre dans son écrin originel, on retrouve la référence à Guénon dans des milieux aussi différents que ceux des spiritualités alternatives, des pratiques contre-culturelles, des traditions religieuses, des engagements alterpolitiques, etc.

La dénonciation de la modernité tend à s’effacer devant la nécessité d’une expérience spirituelle, d’une « réalisation métaphysique ». Ce rattachement initiatique favoriserait l’émergence des « réseaux de l’antidiscipline » (Michel de Certeau). Qu’entendez-vous par là ?

C’est effectivement l’un des points les plus novateurs de la pensée de Guénon : abandonner toute perspective politique, pour laquelle il n’avait de toute façon aucun goût, pour investir le terrain de la métaphysique, et ce, à partir d’une expérience personnelle décrite comme initiatique. D’où sa définition de l’initiation comprise comme la transmission d’une influence spirituelle au moyen des rites et des symboles dans un groupe initiatique légitimement constitué. Dès lors, l’engagement traditionnel se résout dans l’affiliation à un groupe initiatique, et pousse le disciple à vivre la Tradition dans sa propre chair (à défaut de pouvoir l’imposer sur la scène publique).

La question sous-jacente à cette entreprise, que les lecteurs poseront d’ailleurs très rapidement à Guénon, tombe d’elle-même : à quelle porte frapper ? L’auteur d’Orient et Occident commence par orienter ses correspondants vers les confréries soufies tout en laissant ouverte la possibilité d’autres voies, notamment en franc-maçonnerie. Sans revenir sur l’histoire mouvementée des groupes initiatiques qui se formeront dans le sillage de Guénon, on peut effectivement dire que cet engagement existentiel (puisqu’il engage toute l’existence) finit par constituer un réseau élargi, une famille de pensée autonome, qui ne s’oppose pas stricto sensu à l’ordre établi, mais qui expérimente de nouvelles formes de vie à côté de celles qui sont encloses dans les structures du monde social. D’où l’émergence de « réseaux de l’antidiscipline » comme Michel de Certeau avait pu le diagnostiquer à propos des groupes mystiques.

Vous mettez en exergue la notion de « métapolitique », fort prisé en France par Alain de Benoist et la « Nouvelle Droite ». Que faut-il comprendre par ce terme ?

La notion de « métapolitique », peu utilisée en langue française, revêt deux sens différents et finalement complémentaires. Le premier sens renvoie à une métaphysique du politique, telle qu’elle avait été empruntée par Joseph de Maistre au vocabulaire de la philosophie allemande. Il s’agit alors de défendre une conception de l’homme au regard des principes qui le constituent (métaphysique) et de l’univers dans lequel il s’intègre (cosmologie). En somme, le politique prend sa source dans la métaphysique et se donne pour objectif de traduire les principes transcendants dans la réalité sociale de la cité. Le deuxième sens est plus contemporain et provient effectivement de la reprise du terme par Alain de Benoist dans le contexte des années 1970, et ce, afin de privilégier le combat culturel par rapport aux luttes partisanes. Dans ce sens, la métapolitique ne renvoie plus à un au-delà du politique, comme dans la première acception du terme, mais ne se réduit pas pour autant au jeu politique classique ; son terrain d’expansion est celui de la culture et des mentalités avec comme objectif de gagner les esprits, préalable nécessaire à la conquête du pouvoir. J’ai réutilisé les deux sens de cette notion pour les appliquer à la pensée de Guénon et tenter de comprendre comment un engagement de type initiatique/spirituel avait des résonances politiques, et des effets de réalité dans l’espace social.

De nos jours, deux mouvements métapolitiques en plein essor se réfèrent à l’œuvre de René Guénon en ce qu’elle est une critique radicale du monde moderne : le néo-eurasisme (Alexandre Douguine dans son livre La Quatrième théorie politique) et Égalité & Réconciliation (Alain Soral dans son livre Comprendre l’empire). Que dire à ce sujet et, plus largement, du lien entre l’œuvre de Guénon et la lutte politique ?

Un mot tout d’abord sur le lien entre la pensée traditionnelle et la lutte politique puisque ce dernier est a priori contre-nature ; Guénon n’a cessé en effet de mettre en garde tous ceux qui tenteraient de récupérer son œuvre à des fins politiques. Bien entendu, il devinait par avance le danger qu’il y a à sortir des questions principielles (métaphysiques) pour se mêler aux joutes partisanes. Lui souhaitait rester dans le monde des traditions religieuses et des témoignages de type spirituel. Il n’empêche que plusieurs de ses lecteurs ont allègrement franchi ce pas, dont le plus important est sans aucun doute l’italien Julius Evola, et transposé la notion de Tradition dans le champ du combat politique ou plus exactement métapolitique. Dès lors, il n’est pas étonnant que son œuvre soit encore lue sous cet angle aujourd’hui.

Pour ce qui concerne Alexandre Douguine, une de ses références importantes (mais non-exclusive) est effectivement l’œuvre de Guénon qui lui permet, entre autres, de transposer la dialectique Tradition/Modernité dans la sphère de la géopolitique avec l’opposition entre le néo-eurasisme (comme expression de la Tradition) et l’atlantisme (comme incarnation de la Subversion).

Pour ce qui concerne Comprendre l’empire d’Alain Soral, il me semble que la filiation n’est pas aussi nette, même si l’on sent poindre ici ou là quelques références à la pensée traditionnelle (Guénon/Evola). En revanche, on peut dire qu’il n’est pas si paradoxal que cela de relier deux critiques radicales du monde moderne, comme l’avait souligné René Alleau à propos de Guénon et de Marx. L’une se fonde sur le patrimoine religieux et symbolique de la Tradition quand l’autre repose sur le matériau économique et technique. L’une cherche à sauvegarder l’âme religieuse des peuples face au processus de sécularisation en cours quand l’autre cherche à libérer l’âme du travailleur de l’emprise du système économique capitaliste. En cela, il serait peut-être possible aujourd’hui de les rapprocher pour faire face à ce que Jean Vioulac appelle « la logique totalitaire de l’Occident ».

Malgré l’hostilité de Charles Maurras envers l’œuvre de René Guénon, des maurrassiens comme Léon Daudet, Jacques Bainville ou encore Pierre Boutang lui ont témoigné un grand intérêt. Quels liens Guénon a-t-il entretenus avec l’Action française ?

René Guénon a effectivement entretenu des liens complexes avec quelques-uns des représentants de l’Action française. D’un côté, il a profité des réseaux (très puissants à l’époque) de ce courant de pensée pour placer certains de ses livres comme ceux destinés à contrer l’influence de groupes néospiritualistes comme le spiritisme et le théosophisme. De l’autre, il n’a pas hésité à critiquer vertement certaines positions monarchistes, comme celles de Henri Massis, au motif qu’elles lui semblaient reprendre les catégories de la pensée moderne pour élaborer un semblant de réaction traditionnelle. Sur ce point, Guénon restait un partisan des doctrines orientales et n’espérait pas grand chose du côté de la pensée occidentale. Par la suite, certains représentants atypiques du royalisme, comme Henry Montaigu, s’inscriront dans le schéma de pensée guénonien pour tenter de revitaliser la tradition occidentale.

L’an prochain sera le quarantenaire de la disparition du baron Julius Evola. Pouvez-vous nous parler de ce personnage ainsi que de l’impact de son œuvre dans les milieux dissidents et identitaires ?

Né en 1898, Julius Evola est une personnalité tout à fait singulière, qui devient l’un des principaux représentants du dadaïsme italien tout en prolongeant ses recherches philosophiques (sous influence nietzschéenne) et en commençant à étudier les doctrines du tantrisme tibétain. La découverte des livres de Guénon au milieu des années 1920 lui permet d’agréger l’ensemble de ces influences autour de la notion de Tradition. Il faut cependant préciser que cette filiation est atypique, voire problématique, dans la mesure où Julius Evola contribuera à idéologiser le concept de Tradition, en le rapportant tout d’abord à l’ensemble de la culture de Droite, et en le transposant ensuite dans l’expérience fasciste. Ainsi, il deviendra le promoteur d’un « fascisme dit de droite », un « surfascisme », qui lui permet par exemple de défendre un racisme de type spirituel (par opposition au racisme biologique) et une lecture conspirationniste de la société moderne ; deux points sur lesquels Guénon est en désaccord avec son jeune interlocuteur italien.

Au lendemain de la guerre, Julius Evola devient la référence incontournable de la droite radicale italienne et, bientôt, de tout le néofascisme européen même si, là encore, il faut insister sur sa pensée iconoclaste. Ainsi, son dernier véritable essai, Chevaucher le tigre (1964), en appelle à un abandon du combat politique, à une forme d’impersonnalité active qu’il explique à partir d’un principe antique : l’apoliteia. « L’apoliteia, écrit-il, c’est l’irrévocable distance intérieure à l’égard de la société moderne et de ses “valeurs” ; c’est le refus de s’unir à celle-ci par le moindre lien spirituel et moral. »

Il existait une forte rivalité entre René Guénon, partisan de l’Orient, hindouiste, métaphysique et selon qui le christianisme se réduit à la croyance ; et Jacques Maritain, partisan de l’Occident, hélléno-chrétien, néo-thomiste, selon qui l’Orient se réduit à un panthéisme. Pouvez-vous nous expliquer cette rivalité ? Les visions occidentales et orientales sont-elles définitivement inconciliables ?

Les relations entre Maritain et Guénon sont effectivement entachées de cette incompréhension profonde parce que de nature métaphysique. Je crois que l’un et l’autre avaient sur le sujet une lecture un peu trop réductrice. Pour Guénon, le catholicisme était une tradition tout à fait orthodoxe mais amoindrie par la perte de sa connaissance ésotérique. Du coup, elle était censée privilégier les manifestations extérieures de la foi (sentimentalisme, moralisme, etc.) au détriment de l’enseignement intérieur (doctrine métaphysique). Pour Maritain, les doctrines orientales souffraient de deux maux incurables avec, d’un côté, une forme de panthéisme qui laissait croire que tout est Dieu et, de l’autre, la recherche d’une gnose qui laissait penser que Dieu est entièrement connaissable. À partir de là, le fossé entre les deux perspectives était infranchissable.

Pouvez-vous évoquer les figures de l’abbé Henri Stéphane, qui a rédigé une Introduction à l’ésotérisme chrétien en s’appuyant tout à la fois sur la tradition catholique et sur Frithjof Schuon, et de Jean Borella qui, dans Ésotérisme guénonien et mystère chrétien ainsi que Problèmes de gnose, prend ses distances et finalement dépasse les appréciations guénoniennes et schuoniennes sur l’ésotérisme chrétien ?

Je dirais juste à propos de l’abbé Henri Stéphane, dont je ne connais pas assez l’œuvre, qu’il fait partie des rares personnes qui ont tenté d’établir un pont entre la tradition chrétienne et la pensée guénonienne. Pour le reste, votre question renvoie aux rapports que Guénon et ses héritiers ont entretenus avec le christianisme. D’emblée, on peut dire que son équation personnelle ne correspondait pas à la démarche croyante du catholicisme, et ce, malgré une enfance bercée par cette religion et un rapport très régulier avec l’abbé Gombault jusqu’à son départ pour Le Caire en 1930. De même, son tempérament gnostique s’accordait mal avec la dimension exotérique du christianisme. Il faut cependant préciser que certains de ses continuateurs ont tenté en quelque sorte de rectifier le tir. C’est le cas de Frithjof Schuon qui a développé une analyse plus fine quoique discutable également. Il a fallu attendre les années 1990 pour qu’un lecteur averti de Guénon, Jean Borella, mette les choses au clair dans Ésotérisme guénonien et mystère chrétien, et révise de fond en comble le rapport de la Tradition et de la Révélation. Je renvoie à ce livre les lecteurs qui voudront en savoir plus sur ces questions difficiles à traiter en quelques lignes.

Pour conclure : vous avez contribué à un recueil intitulé Le Satanisme. Quel danger pour la société ? Pouvez-vous nous dire un mot de cette contribution ?

J’ai effectivement travaillé sur cette question avec d’autres chercheurs pour tenter de faire la part des choses entre la réalité sociologique et les fantasmes collectifs véhiculés par ce courant volontiers anxiogène : le satanisme. Après en avoir proposé une définition stricte, nous sommes parvenus à la conclusion que le satanisme en tant que « nouveau mouvement religieux » était très marginal en France tandis que les références sataniques (images, symboles, etc.) proliféraient dans les sous-sols culturels des sociétés modernes. L’un et l’autre n’étant pas forcément liés, loin de là.

David Bisson, René Guénon. Une politique de l’esprit,

éd. Pierre-Guillaume de Roux, 2013,

527 p., 29,90 €