Par Dominique Dupagne (*).
Gouverner, c’est prévoir ! Cet aphorisme d’Émile de Girardin a malheureusement été ignoré par les gestionnaires successifs de la démographie médicale française depuis 40 ans.
Le résumé historique qui suit met en lumière les mécanismes et les
acteurs de la régulation désastreuse des effectifs de médecins français
depuis 1971.
Les mécanismes sont universels : ambition personnelle, absence de
vision à long terme, approche financière plutôt qu’humaine, désir de
domination de l’administration, corporatisme et protection des
situations acquises.
Les acteurs de ce désastre n’ont subi aucune remontrance, aucune
sanction, aucun opprobre. La plupart d’entre eux coulent une retraite
paisible ou occupent encore des postes à haute responsabilité.
Ce billet s’appuie quasi exclusivement sur un document exceptionnel : un livre publié en 2011 par le Dr Daniel Wallach : Numerus clausus, pourquoi la France va manquer de médecins. Le lien suivant permet d’accéder à de nombreux extraits ou d’acheter le livre en version électronique.
Tout commence en 1971
Depuis quelques années, les inscriptions en faculté de médecine ont
triplé, passant de 3.000 à 9.000 étudiants par an. Mai 68 est passé par
là, mais surtout, la toute récente convention médicale a solvabilisé la
clientèle et rendu très enviable la situation financière de la
profession.
Quelques voix s’élèvent alors sur les dangers d’une inflation des
effectifs médicaux, avec le double spectre d’une flambée des dépenses
censées être stimulées par l’offre de soins, et d’une paupérisation des
médecins devenus trop nombreux.
Gestionnaires et syndicats médicaux se rejoignent pour demander une limitation du nombre de médecins formés.
Les textes encadrés sont des extraits du livre.
À cette époque, la décision est loin d’être absurde. Le demande de
soins n’est pas très importante, et les médecins sont loin d’être
débordés. La crainte d’un afflux de praticiens désoeuvrés est tout à
fait compréhensible.
Le mot sélection n’étant pas politiquement correct trois ans après mai 1968, on trouvera le terme numerus clausus pour qualifier la limitation arbitraire du nombre d’étudiants admis en 2ème année de médecine.
Le chiffre retenu en 1971, 8 588 étudiants, constitue d’ailleurs une limitation plutôt raisonnable.
Mais la situation se durcit en 1977, après le choc pétrolier et sous l’influence de Simone Veil.
La confraternité, cette « haine vigilante » !
Les syndicats médicaux libéraux sont toujours aussi préoccupés et
demandeurs d’une baisse du numerus clausus, rejoints par les étudiants
ayant franchi le barrage de la première année.
En 1987, le conseil de l’Ordre de la Creuse est formel : il
n’y a aucun avenir pour un jeune généraliste qui s’installerait dans ce
département. Idem en Dordogne. Quasiment tous les ordres
départementaux tentent de dissuader les jeunes médecins de s’installer.
J’ai vécu personnellement l’expérience d’une installation difficile à
Paris en 1988.
C’est pourtant à ce moment, à la fin des années 80, qu’il aurait
fallu anticiper les besoins accrus qui s’annonçaient pour la décennie
suivante.
Malheureusement, la CNAMTS devient alors le fer de lance du mouvement en faveur de la diminution du numerus clausus ;
la caisse va jusqu’à considérer qu’il faut reconvertir des milliers de
médecins. Gilles Johanet est son nouveau directeur. Il est énarque,
conseiller à la cour des comptes. Il sera le principal artisan de la limitation drastique du nombre de médecins formés qui descendra à 3 500 en 1993.
Ce n’est qu’en 1998, et donc bien tardivement, que les autorités
sanitaires et les syndicats médicaux prennent brutalement conscience du
risque de pénurie qui se profile pour les années 2000. Quasiment seul
contre tous, Gilles Johanet pèsera de tout son poids pour bloquer le
numerus clausus au plus bas.
Pourtant, il n’était pas nécessaire d’avoir fait de hautes études
d’administration pour anticiper l’explosion des besoins en soins
médicaux comme le montre cette animation :
Ces données démographiques étaient suffisantes pour anticiper la
pénurie menaçante, même en ignorant l’impact de la féminisation de la
profession (les femmes médecins travaillent souvent moins que les hommes
car elles gardent une vie familiale).
Mais Gilles Johanet s’obstine :
Au passage du siècle, tout bascule. L’évidence de la pénurie devient
criante. Le numerus clausus commence à être relevé. Il est
malheureusement trop tard, du fait des 10 ans qui sont nécessaires pour
« fabriquer » un médecin libéral opérationnel. L’énorme creux des années
1985-2005, qui aurait dû être corrigé 10 ans plus tôt, sera impossible à
rattraper.
La fuite en avant de Gilles Johanet
La redoutable pénurie que des gestionnaires à courte vue ont laissé
perdurer produit l’effet d’un repoussoir sur les jeunes générations :
les nouveaux diplômés ne s’installent plus, redoutant d’être piégés
comme leurs aînés qui croulent sous la demande. Ils bénéficient de
revenus confortables en remplaçant des médecins libéraux débordés,
vieillissants et exténués par la charge de travail. Les emplois salariés
qui se sont multipliés paraissent bien plus attirants que l’exercice
libéral avec ses contraintes croissantes et archaïques.
Gilles Johanet se lance alors dans une fuite en avant en souhaitant
imposer le conventionnement sélectif suivant le lieu d’installation,
mais Martine Aubry refuse et il démissionne en 2002. Enfin ! Serait-on
tenté de dire a posteriori. Il retournera à son corps d’origine (Cour
des Comptes) avant de goûter au privé aux AGF où il tentera de lancer un système de médecine pour VIP.
Le point de non-retour ayant été atteint, l’augmentation tardive du
numerus clausus ne fonctionnera pas. La médecine libérale, déjà mise à
mal par l’hospitalo-centrisme de la formation et le blocage des
honoraires conventionnels, ne s’en remettra pas.
Le mythe d’une mauvaise répartition des médecins avec des régions sur
et sous-dotées perdurera quelques années avant que s’impose
l’évidence : il existe des déserts médicaux jusque dans Paris. Quasiment
toutes les régions sont sous-dotées en médecins libéraux ou en passe de
le devenir.
Comme je vous le disais en introduction, l’impéritie de ces
gestionnaires ne sera jamais sanctionnée. Les syndicats les plus
arc-boutés sur le numerus clausus deviendront majoritaires (CSMF – SML)
et Gilles Johanet se verra confier l’importante direction du Comité économique des produits de santé, ce haut lieu d’influences où se discute à huis-clos le prix des médicaments.
(*) Dominique Dupagne est un médecin français, auteur du site atoute.org
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