Septembre 2013. Un bijoutier niçois tue son agresseur et reçoit, en cinq jours, plus d’un million de soutiens sur Facebook. Massif, ce mouvement numérique a laissé l’appareil d’Etat « comme une poule avec un couteau », avoue aujourd’hui un membre d’un cabinet ministériel. « Devant ces nouveaux usages en ligne, ajoute-t-il, nous avons du mal à formuler des réponses. »
Qu’il y ait eu ou non manipulation des chiffres, cette mobilisation
hors norme est intéressante, quand on sait qu’un rassemblement en
soutien au bijoutier, organisé à Nice le 16 septembre, n’a pas réuni plus de 1 000 personnes. « On a toujours relié manifestation physique et soutien affectif, observe le PDG d’Ipsos, Jean-Marc Lech. Or le numérique entraîne une révolution de l’appréhension sociologique. »
Surtout, ce mouvement sociétal d’un nouveau type révèle que, dans leur grande majorité, les élites tombent de l’armoire numérique et ne soupçonnent pas la lame de fond sociétale qui se forme. L’« homo numericus » avance à toute vitesse. Bien plus vite que les gouvernants, institutions et intellectuels, souvent dépassés.
MOYEN D’EXPRESSION ET DE MANIPULATION
En quinze ans, les classes dirigeantes ont compris qu’Internet a
révolutionné la communication : la multiplication des tuyaux permet une
diffusion rapide et mondiale de contenus plus ou moins fiables, d’idées
mesurées ou radicales. Moyen d’expression et de manipulation, le Web
entraîne de nouveaux risques d’atteinte à l’image. D’où, quel que soit
l’endroit de la planète, l’apparition de « tweetomanies » (usage compulsif de Twitter) et autres « facebookeries » (création à la chaîne de pages Facebook à visées publicitaires) de certains leaders, partis politiques, entreprises voulant paraître de leur temps.
Pourtant, cette communication en ligne, frénétique du haut au bas de l’échelle sociale, n’aide pas les élites à percevoir la partie immergée de l’iceberg numérique. « Une véritable culture nouvelle, initiée par les “digital natives”, c’est-à-dire la “génération Y”, se répand mondialement, explique Marie Ekeland, vice-présidente de France Digitale, association qui soutient le développement des start-up. Ceux qui cantonnent le numérique à une économie à part n’ont pas compris le phénomène. »
Chez Wikipédia, 5e site le plus visité du monde et symbole
de la culture collaborative en ligne, Adrienne Alix, directrice des
programmes de Wikimédia, sa structure faîtière, remarque : « Un signe majeur de la déconnexion des élites est l’usage de l’expression “nouvelles technologies”. Ils parlent de “plan numérique” comme si on planifiait la récolte de blé en URSS, cherchant à contrôler des choses qui ne sont pas contrôlables. »
SYNDICATS ET LOBBYS COURT-CIRCUITÉS
Résultat : leurs déconvenues sont protéiformes. Aux Etats-Unis, « l’affaire Edward Snowden [l’analyste de la CIA qui a divulgué des documents top secret de la NSA] peut être vue comme une belle illustration de la déconnexion des élites », commente le Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz. «
Ces informations confidentielles ont été données à des centaines de
destinataires, dont les supérieurs hiérarchiques n’ont pas imaginé une
seconde que l’un d’entre eux pourrait avoir envie de les partager. L’Amérique de la Silicon Valley, en pointe, ne doit pas cacher celle de Washington, déconnectée, où beaucoup ont du mal à appréhender le “big data” [récolte massive de données numériques] et le partage numérique. Ils y sont même hostiles. »
En France, c’est à leur propre court-circuitage, par le biais de YouTube, Twitter
ou Facebook, que syndicats et lobbys traditionnels ont assisté en 2013.
La Fédération nationale d’équitation, au bord de la route numérique, a
découvert sur Facebook la croisade des éleveurs équins contre l’«
équi-taxe ». Même surprise du patronat concernant les colères fiscales
des « tondus », « poussins » et « abeilles », inspirées de celle des «
pigeons », en novembre 2012, mouvement rejoint tardivement par un Medef
dépassé. « C’est le bas qui pousse, estime Jean-Marc Lech. Cette société de liberté déborde toutes les élites, sans aucune culpabilité. »
« LES CITOYENS RÉINVENTENT LA SOCIÉTÉ À LEUR ÉCHELLE »
Massivement, et mondialement, l’outil Internet engendre de nouvelles
pratiques économiques et sociétales. Les internautes tissent des liens
horizontaux, achètent et vendent sur Leboncoin.fr, pratiquent le
covoiturage grâce à BlaBlaCar, conduisent la voiture de leur voisin au
moyen de Ouicar.fr, s’entraident sur Craigslist.org, se logent sur
Airbnb.com…
« On pourrait dire que ces usagers court-circuitent les intermédiaires, mais ce terme signifierait qu’ils y mettent une volonté politique. Or ces pratiques ne sont pas clivantes au sens droite-gauche. Issus de tous bords, les citoyens s’emparent d’Internet pour agir différemment et réinventent la société à leur échelle. Sans même le chercher, ils questionnent l’organisation pyramidale gouvernée par les “sachants” », explique Antonin Léonard, cofondateur de la communauté OuiShare.
Cette société civique qui s’auto-organise a déjà ses têtes de pont, prêtes à jouer
dans la cour mondiale des grands : OuiShare, catalyseur des pratiques
collaboratives, a des relais à Rome et Berlin ; le réseau Sandbox
fédère, de San Francisco à Pékin, un millier d’entrepreneurs de moins de
30 ans qui réseautent et s’entraident ; du Brésil aux Philippines, Plus Social Good rassemble ceux qui « cherchent des solutions collaboratives aux problèmes sociaux »,
explique le polytechnicien Ismaël Le Mouël, fondateur de Helloasso.com,
qui a déjà récolté 4 millions d’euros pour 2 000 associations.
« LES BANQUES : INTERMÉDIAIRES INÉVITABLES »
Sans centre, sans frontières, ces pratiques déstabilisent. Et pour cause : « Dans l’histoire, ce sont les puissants qui se sont organisés en réseaux larges, pas vraiment le socle de la société », explique l’historienne Marjolaine Boutet. Ainsi de l’essor mondial du financement participatif ou crowdfunding. « La récente étude de la Banque mondiale, évaluant le marché à 10 milliards de dollars [7,3 milliards d’euros] en 2025, a été un électrochoc pour le milieu bancaire français », note Vincent Ricordeau, fondateur du site Kisskissbankbank.com, qui aide à financer clips, films, musique… «
Nous sommes désormais approchés par des groupes financiers, mais leurs
réactions oscillent entre tentatives de récupération ou d’intimidation.
La créativité culturelle est aux mains d’un très petit nombre de gens,
les élites. Le monde ne pourra changer que si chacun peut avoir accès à sa propre créativité. »
Toujours dans le domaine financier, l’ex-banquier d’affaires de BNP Paribas Charles Egly a créé avec son camarade de HEC Geoffroy Guigou la banque de particuliers à particuliers Prêt d’union… pour donner du sens à son travail. « J’avais un poste très intéressant intellectuellement, mais aride humainement », résume-t-il. Son site vient de recevoir un soutien financier de taille. Non du secteur financier classique : «
On m’y a expliqué que les banques étaient des intermédiaires
inévitables depuis cent cinquante ans et qu’il n’y avait pas de raison
que cela change » , mais du norvégien Schibsted, maison mère du Boncoin.fr, qui vient de miser plusieurs millions d’euros.
« Nous assistons à une bataille mondiale entre les élites 1.0,
prises à rebours par la base et ses idées, et les élites 2.0, qui se
positionnent sur cette nouvelle économie et remettent en cause les vieux
modèles », estime Jean-Michel Billaut, pionnier de l’Internet en
France élu personnalité de l’année par l’Association pour le commerce et
les services en ligne. Signe d’une (tardive) prise de conscience ? Pour remettre à niveau ses têtes pensantes, BNP Paribas démarre un « coaching digital international » pour les « G100 » (ses 100 premiers dirigeants) intitulé « Diffusion des usages digitaux ».
« PROBLÈME GÉNÉRATIONNEL VIOLENT »
La rapidité des changements numériques a laissé nombre de dirigeants et penseurs sur la touche. « Une partie de notre travail est de rappeler
des évidences à des clients qui ne vivent pas avec ceux auxquels ils
s’adressent. Les consommateurs sont ultraconnectés. Alors qu’en face,
ces élites voient Leboncoin.fr comme un épiphénomène et sont dubitatives
sur l’essor du crowdfunding », explique Dominique Lévy-Saragossi, directrice générale d’Ipsos France.
« C’est un problème générationnel violent. La philosophie de
certains nouveaux comportements, comme le partage de l’information ou
l’échange, est pour eux contre-intuitive. » Cette quadragénaire particulièrement connectée reconnaît qu’elle-même doit s’adapter sans cesse : « Je me doute que certains phénomènes sont importants, mais cela me demande un véritable effort pour le concevoir. »
Agé de 70 ans, Joseph Stiglitz admet être, lui aussi, parfois dépassé. « Nous ne pouvons pas changer notre âge. Sur ces sujets, il faut parler aux plus jeunes pour comprendre », analyse l’économiste, qui confie avoir été initié au site de locations entre particuliers Airbnb.com par son neveu. « Nous faisons face à un mouvement très rapide et mondial, poursuit M. Stiglitz. La question est de savoir quel va être son impact réel et ce que nous devons faire. » Une problématique d’autant plus compliquée à appréhender que les percées de ces usages sont fulgurantes à certains endroits de la planète, mais pas à d’autres. « Nous ne sommes pas à la veille du grand soir. Il ne va pas y avoir de substitution d’un modèle à un autre »,
explique Louis-David Benyayer, docteur en stratégie et fondateur d’un
groupe de réflexion prospectif ouvert, Withoutmodel.com, rassemblant
chercheurs, entrepreneurs…
« Des voitures vont continuer à se vendre et, en même temps, des systèmes de transports collaboratifs vont émerger ailleurs. Les réalités vont se juxtaposer. »
Résultat, les élites voient flou. Soit elles n’ont pas les bonnes
jumelles, soit elles ne les placent pas au bon endroit. Des Roms à la
burqa, « le débat public est phagocyté par de faux problèmes », estime Dominique Lévy-Saragossi. Comme si ces débats pseudo-nationaux permettaient aux élites de garder la main et d’éviter d’affronter les vrais sujets, notamment cette mutation sociétale. « L’agrégation
de minorités fabrique une réalité fragmentée qui n’est plus lisible par
la recherche de faits majoritaires. La notion de moyenne n’a plus de
sens. Ce qui pose problème à une élite française cartésienne. »
« ÉLITE PARISIENNE UNIDIMENSIONNELLE »
De fait, le problème n’est pas seulement générationnel, mais bel et bien français. Ce qui faisait écrire à l’éditorialiste britannique Simon Kuper, le 10 mai, dans le Financial Times : « Les élites françaises n’ont pas été entraînées à réussir dans le monde, mais dans le centre de Paris. » Le constitutionnaliste Dominique Rousseau avance une explication : «
Le problème en France n’est pas tant la déconnexion des élites que la
nature même de l’élite, recroquevillée sur les énarques, que l’on
retrouve partout, dans les banques, les assurances, les grands groupes,
les cabinets d’avocats, les cabinets ministériels, à l’Elysée, à la
direction des partis politiques… Cette élite parisienne
unidimensionnelle, qui manque de diversité, manque aussi de capteurs
pour saisir la société. Autant l’“énarchie” a été très utile pour construire la nation, autant actuellement, compte tenu de cette révolution numérique, elle devient un obstacle. »
Pour ce membre du prestigieux Institut universitaire de France, on
assiste à un double mouvement. Face à ce nouveau monde, cette élite
réagit classiquement : « Elle a été formée à l’idée que la volonté générale ne peut être
produite que par elle et non par la société, où il y a trop d’intérêts
et de passion. C’est une culture de méfiance des risques de fauteurs de
trouble, poursuit-il. Mais la déconnexion n’est pas à sens
unique. En bas, la société fonctionne sur elle-même, en réseau. Elle
pense, communique sans les élites, invente ses propres règles et se
moque de les faire passer par le haut. Le peuple se déconnecte aussi. »
Un double mouvement exacerbé par l’attitude des « élites intermédiaires », poursuit-il. Autrement dit les intellectuels, les médias, les universitaires qui ont l’oreille des puissants. « La grande majorité d’entre eux ne jouent pas leur rôle de passeur pour raconter ce qui arrive. Ces intermédiaires rêvent d’appartenir à l’élite principale et cherchent donc à lui plaire.
Ils adoptent les codes et les sujets de prédilection de celle-ci. Bien
sûr, il existe des penseurs connectés, mais même s’ils ont du succès,
notamment par des livres, ils n’ont pas de capacité d’influence. »
Une vision que reprend Jean-Michel Billaut, auteur de l’ouvrage Quand la Fr@nce se réveillera, dont certaines parties sont accessibles en ligne (http://billaut.typepad.com) : « Depuis
la révolution agricole, il y a dix mille ans, nous sommes organisés de
manière pyramidale. Nous avons eu les rois, puis les bourgeois après la
révolution industrielle, puis les grandes écoles depuis la seconde
guerre mondiale. Nous sommes dans une fabrique d’élite
intergénérationnelle qui pousse ses dauphins pour pérenniser le passé et le pouvoir.
Je viens d’interviewer 2 500 créateurs de start-up. La France 2.0 est
très réveillée. Elle a un fonctionnement horizontal. Il n’y a que les
élites qui ne le voient pas. »
« APPRENDRE À DIFFUSER LES INFORMATIONS, LÂCHER PRISE, COLLABORER, CO-CRÉER »
Cette déconnexion, en pleine période de crise, a de véritables conséquences économiques. « Le système financier français ne prend plus aucun risque », explique Marie Ekeland, associée du fonds Elaia-Partner, qui a aidé à financer
le français Criteo, champion de l’indexation publicitaire en ligne
valorisé près de 2 milliards de dollars lors de son introduction à la Bourse de Wall Street, en octobre.
Une belle pousse qui cache une forêt plus sombre : « Les Français épargnent, mais nous trouvons difficilement de l’argent à investir. Dans le numérique, nous sommes obligés de financer
des entreprises qui, au départ, ne génèrent pas de chiffre d’affaires.
Les critères d’évaluation ont changé, et le secteur financier peine à comprendre.
Les décisions d’investissement se font toujours sur le passé et à court
terme. Au bout du compte, les PME françaises se financent à 92 % par de
la dette, alors que ce ratio n’est que de 50 % au Royaume-Uni et de 20 % aux Etats-Unis. Dans les autres pays, les investisseurs leur font confiance. Sommes-nous réellement prêts à voir naître de nouveaux champions ? L’âge moyen des entreprises composant le CAC 40 est de 101 ans. »
Peut-on changer les choses ? Dominique Boullier, professeur de sociologie à Sciences Po, s’est attelé à cette tâche. Sa mission ? « Ne pas reproduire les mêmes élites »,
avance-t-il tout de go. Directeur exécutif du programme d’innovation
pédagogique Forcast, il teste déjà avec ses élèves de nouvelles
méthodes. « Le numérique n’a été abordé qu’en termes de média et de notoriété. On n’a rien compris de la culture qui est en train de transformer la façon de travailler, de se lier. La désintermédiation remet en cause les rentes de situation, qui sont vues comme des abus, explique-t-il. Il faut apprendre à diffuser les informations, lâcher prise, collaborer, co-créer. Cela produit un nouveau type de richesse, mais c’est une rupture culturelle : il faut faire confiance à la masse, prendre
le risque d’ouvrir les vannes. Le droit de propriété est remis en
cause, le principe même de l’autorité remis en question. Tout cela est
déstabilisant pour le corps professoral. C’est souvent parce que l’on
pense avoir une autorité que l’on n’écoute plus. Il s’agit d’un véritable défi de formation. »
« LE VIEUX, LA CRISE, PUIS LE NEUF »
« La technologie a toujours été un élément perturbateur, insiste, de son côté, Dominique Rousseau. L’imprimerie a permis a des gens qui n’étaient pas connectés de le devenir. Au numérique de jouer
son rôle. Dans l’histoire, les séquences sont toujours les mêmes : le
vieux, la crise, puis le neuf. Le moment est dangereux et passionnant. » Adrienne Alix, qui fut historienne, spécialiste du XVIIIe siècle, avant de travailler à Wikimédia, abonde dans ce sens : « Le climat me fait penser à la période précédant la Révolution française, quand se sont développés des livres clandestins, une façon de court-circuiter
le monde de l’édition aux mains des élites. Elles considéraient ces
écrits comme de la pornographie. Mais de ces auteurs sont sortis
certains tribuns de la Révolution. »
Dominique Rousseau perçoit un changement de cycle. « La démocratie ne peut vivre sans élite. Elle est constituée d’un ensemble de personnages qui ont sur la société un savoir, une connaissance, une compétence. » Mais qui constituera l’élite de demain ? « A la différence du XVIIIe
siècle, où Voltaire et Rousseau – fait prisonnier pour l’un, conspué
par le système pour l’autre – étaient très connectés et ont produit des
thèses qui ont eu un écho dans la société, les livres équivalents sur
l’époque actuelle ne sont pas encore sortis. Cela va sûrement passer par les réseaux sociaux, qui vont produire ce qui est invisible aux yeux des élites. De là surgiront les intellectuels qui vont donner des mots au monde qui vient. »