.

.

mardi 10 janvier 2017

La bataille des champs patagoniques (***)



Nous étions trois, armés, bien équipés, dotés du meilleur moyen de transport possible – celui qui mange de l’herbe. Nous adorions nos marches, et notre dos léger. Si je devais me trouver privé de ces bêtes, je ne me chargerais guère plus, pensais-je. Les nuits étaient douces pour ces parages, mais de toute manière, protégés par les bois nous ne sentions guère le froid. Nous sentions une protection, telle que je ne l’avais jamais connue au temps de mes parcours hauturiers semi-professionnels (je récupérais des touristes argentés et je leur faisais voir du pays, à la manière vive et sophistiquée qui plaît parfois aux bourgeois, noms latins des espèces y compris). Ce bien-être entravait un peu ma capacité oratoire. Mais la protection était avec moi là dans le Nemeton, me caressait et me portait. Je lisais à mes amis.
« Ils ont des images et des étendards qu’ils tirent de leurs bois sacrés et portent dans les combats… Ils consacrent des bois touffus, de sombres forêts ; et, sous les noms de divinités, leur respect adore dans ces mystérieuses solitudes ce que leurs yeux ne voient pas.»
Nous longions le rio Chubut. Après le paso de las plumas j’avais décidé de longer ce fleuve généraux vers le Nord et d’éviter l’ancienne route principale. Nous nous approchions de ces bois sacrés dont parle Tacite et que nul, ici, n’a jamais su aimer et apprécier à leur valeur suprême. Nous longions les cours d’eau les plus purs du monde, évitant les raidillons, et nous contentant de ces senderos que j’avais tant aimés plus jeune. Le cours de la vie coulait lentement, comme celui de ces eaux vertes et glaciaires. Je proposai de tempérer notre marche, car nous n’avions, en cette Fin du Monde, nulle part où aller, surtout pendant cet été qui s’annonçait bien sec. J’avais hâte de retrouver Esquel, les lacs et les alerces, et je n’avais pas hâte.
Mon manque d’empressement – ou ma sérénité andine – tourmentait mes amis. Ils me reprochaient ma « gestion du temps », trouvaient à s’ennuyer, et comme tous ceux qui s’ennuient, voyaient se multiplier les risques, selon leurs propres marottes. Jean-Michel se voyait mourir de faim, Frantz craignait un asalto ; le premier se voyait mort de froid (habitué à notre confort motorisé de l’hacienda « que nous n’aurions dû quitter ») au premier coup de poniente, le deuxième me voyait poursuivi par l’OTAN et les Anglo-saxons, se préparant à repousser désespéré les assauts. Il voyait aussi des caméras dans la forêt, des oligarques vénéneux tourmentant les rares survivants des pics rocheux et des cuevas solitaires. Peut- être voulaient-ils seulement communiquer ?
Un soir la dispute éclata. Ce fut plutôt une explication. Nous étions près d’une tranquille clairière, près du bois patagon typique peuplé de Nothophagus, de coihues et nires. Nous approchions les zones plus humides. Mais ce calme ne disait rien qui vaille ; des agresseurs allaient surgir ; un coup de vent tout emporter ; une violence nous terrasser. C’est peut-être ce qui nous manquait justement, cette bizarre sensation de risque qui ne nous avait pas quittés depuis que nous avions fui (finalement pas forcés, et en outrant la situation) l’hacienda. Frantz tourmenté m’agressait. Et tandis que je regardai la cime de ces faux hêtres se dessiner dans le ciel enflammé de la nuit qui tombait, je lui demandai, moins par curiosité que par distraction, par volonté de le distraire, qui il était, ce qu’il me voulait, et ce qui finalement le motivait.
Ma riposte eut son effet ; il s’excusa, se confessa. Il venait de loin pour nous voir. Il avait tenté de survivre seul à sa manière, n’y était pas arrivé. Je lui répétai que ce qui le tourmentait aujourd’hui était ce qui le tourmentait hier encore : son refus du présent. S’il voulait que quelque chose se passe, il lui faudrait retourner dans une ville, une ville quelconque. Là il aurait des nouvelles et peut-être des combats à régler. J’aurais aussi pu rester pour garder le contrôler de cette hacienda. Mais ce combat n’était plus le mien, à supposer qu’il l’eût jamais été. Je m’y étais réfugié par peur, et j’y étais resté par chance. Plus récemment j’avais compris que j’avais un besoin de caverne, et que j’étais prêt à fuir la compagnie. Cette incapacité à vivre en communauté initiatique (si ce mot pouvait enfin un jour revêtir un sens) était ce qui m’avait repoussé de là-bas. Et cette nécessité intérieure était aussi sans doute ce qui l’avait mené à moi, à part cette rumeur sur mon compte qui avait sévi (mais c’était plus qu’une rumeur : n’avait-il pas vu un songe en condor, et moi le tigre ?).
Il acquiesça. J’appréciai son silence.
Je lui proposai s’il s’ennuyait encore de multiplier les exercices ; de chasser ou de pécher ; de cueillir plus de calafates et de fruits patagons ; de progresser pour son conte (ce qu’il avait à attendre de lui-même d’un point de vue justement initiatique), attendu que la voie de la perfection, que l’homme moderne à fui, renié et repoussée, est celle qui lui pouvait le mieux convenir. Après quand il aurait renoué avec son temps intérieur il pourrait mieux que moi agréer le présent perpétuel auquel cette Fin des Temps semblait nous avoir condamnés.
La nuit venait. Jean-Michel qui s’était éloigné pendant notre dispute (disputatio en fait) nous alerta. Il avait vu un feu, quelque hutte, une cabane abandonnée de tourisme. Nous nous approchâmes. On entendait chanter. Le monsieur semblait saoul, portait un chapeau, effectuait quelques pas de danse. Il nous invita à nous asseoir et c’est ainsi que nous Le rencontrâmes.
Etait-ce un hasard ou le fruit d’une complexe machination dont la discussion avec Frantz faisait partie ? Poser la question revient à y répondre. Nicholas (puisqu’il s’appelait Nicholas, sudiste originaire de Charlotte) était ce mauvais caractère que nous attendions, plus propre à semer de la tension dans un groupe qu’une grappe d’ennuis. Peut-être était-ce dont nous avions à court terme.
Lui aussi avait survécu à la guerre, lui aussi avait trouvé une voie avant de la perdre. Il nous invita partager son rare vin (une bouteille de Norton) pour nous raconter son besoin de néant, son besoin de néant, et son besoin de fin de tout. Nous saurions nous en souvenir en cas de besoin, lui dis-je en souriant, ce qui sembla l’agréer, car il sourit et trinqua, trouvant même peu de temps après une nouvelle bouteille dans ce qui avait été le refuge d’un guardaparque amateur éclairé. Nous étions déjà dans le territoire d’un parc national.
Avec les pessimistes on a toujours raison de discuter, même s’il ne faut pas s’attarder. Nous profitâmes de notre apocalyptique rencontre pour refaire le point de la situation continentale (car les pessimistes aiment voir les choses en grand, et surtout politiquement : ils donnent à tout de l’importance).
Nicholas me confirma ce que je savais. Ce professeur d’université à tête de cowboy fatigué incarnait tout le charme américain à l’ancienne. A la première guerre en avait succédé une seconde, ni les russes ni les américains (ou ce qu’il en restait) n’ayant accepté leur demi-échec. Puis les réflexes claniques s’étaient mis de la partie, générant une longue suite de guerres ou d’escarmouches civiles. L’Europe était cuite, de toute manière nous n’y pensions même plus. Il y avait ceux qui avaient voulu la fuir et ceux qui avaient voulu y moisir. En Amérique du sud la débâcle du système avait eu des effets affreux au Brésil, dans les folles mégapoles du subcontinent traditionnellement le plus mal (mais non le plus « sous ») développe du monde, et les états et leurs systèmes sociaux s’étaient effondrés. Comment avait pu survivre toute une population rompue au parasitisme bureaucratique moderne était une autre question. Ce n’était pas à nous d’y répondre. Je n’arrivais de toute manière pas à m’imaginer cinq cents millions de gens sur les routes fuyant quelques chose et cherchant quelque chose. L’abondance de la terre avait suffi à certains, surtout en Argentine.
Mais la Patagonie ? Elle était loin et vide, dit Nicholas c’était pour cela que je l’avais choisie avec mes amis (j’expliquai ce qu’il était devenu du pauvre Frédéric – il me répondit froidement qu’on avait dû l’empoisonner). Elle était dure et pauvre aussi, avec peu de ressources. Enfin elle était organisée en haciendas, et ces bastions qui tenaient la richesse, les troupeaux, les eaux, parfois le pétrole, avaient su se défendre – ou pour mieux dire être défendus.
Frantz tendit l’oreille, comme s’il trouvait là confirmation de sa paranoïa territoriale (mais tout territoire, pays, village, maison, appartement, n’est-il pas paranoïaque ?). La Patagonie avait été réservée avant la guerre, me confirma Nicholas. Et nous en savions tous quelque chose. Les routes avaient été coupées, et bien malin qui eût pu s’aventurer à pied sur des milliers de kilomètres, puisque c’est du nord que seraient venus comme toujours les envahisseurs.
Mais il y avait des réfugiés, il y en avait partout, et même avant la Guerre (le terme était curieux ; il y avait eu guerre, mais pas ici ! De quoi souffrait-on alors ?). Certes, mais le problème était ainsi posé : on les envoyait quand on le désirait où on le désirait. Comme vers mon hacienda, que des forces avaient convoité. Cette hacienda redevenait mienne tout d’un coup. Mais les réfugiés se raréfiaient, ajouta-t-il songeur.
Que deviendrions-nous ? Quelles forces pouvaient nous menacer vers ces lacs et ces montagnes jadis convoitées par des oligarques pour leur air pur et leurs eaux glacées, sans oublier le campo de hielo qui représentait la plus belle réserve d’eau potable de la planète ? Pour Nicholas la réponse était simple. Il était fatigué, vieilli – plus de cinquante ans à en juger et pas en très bon état – et les choses allaient bientôt s’arrêter. Il n’y avait pas d’intérêt à jouer la montre dans un monde pareil. Il avait déjà duré trois ans dans des conditions difficiles, toujours plus seul (car tout s’étiolait, se distendait). Peu à peu sans doute la reconstitution de la civilisation (il se mit à rire) se perfectionnerait et nous projetterait dans un monde épouvantable, ou en tout cas dans un monde pour lequel nous n’étions plus prêts. Nous l’écoutions et personne n’eut envie de le contredire, de lui dire comme pour faire rire que nous vivions dans un monde formidable. Faire le tour des lacs pendant dix-huit ans, non merci !
Je cherchai à orienter sa science et à lui faire dire quelque chose de plus positif. Pouvions-nous nous arrêter dans un lieu isolé et cultiver un peu de terre ? Sa réponse fut tirée d’un livre :
Forced to choose between limiting population and trying to increase food production, we chose the latter and ended up with starvation, warfare, and tyranny.
Nous fûmes soulagés, car c’était la vie que nous nous étions choisis après tout. La chasse, la pêche et la cueillette (tout était relatif encore), toute la royauté du monde. Mais il fallait veiller au schéma malthusien que de plus savants et entreprenants que nous avaient décidé – schéma que nous ne contestions pas dans une certaine mesure. La nuit passa comme cela enchantée par ce barde pragmatique. Il avait un appareil de musique qui fonctionnait à piles, et nous fit écouter un peu de musique. Nous écoutions dans la nuit envoûtée le Zarathoustra de Strauss certains de n’avoir que le ciel et son épouse terre pour parents et témoins. C’était la nuit transfigurée.
Le lendemain était gris et légèrement pluvieux. Les enchantements de la nuit disparus, nous vîmes l’état piteux de notre sombre aventurier. Il semblait du reste peu désireux de se joindre à nous, dans notre route vers l’ouest. Nous aurions froid, nous ferions de mauvaises rencontres ; certes nous étions jeunes, mais… Frantz voulait déjà partir sans lui. Mais je me décidai à le joindre à notre petite troupe. Rien ne s’apparentait pour l’instant à une randonnée sportive, nous n’avions pas encore de milices ou de gardes aux trousses, et sa belle expérience, sa bizarre aura aussi (j’avais aimé jadis un film titré ainsi et tourné ici par un cinéaste ami qui était mort peu après) pourrait toujours sinon servir du moins se manifester. Nous attendîmes qu’il se décidât et j’envoyais Frantz faire semblant de chasser. Nous chargeâmes ce qui dans la cabane pouvait encore être de quelque secours.
Le temps gris ne gêne pas en Patagonie. Il suspend un peu plus le temps. Le fait de longer un rio que nous remontions était aussi tout un plaisir, la sensation de paix. Nous décidâmes de pêcher et nous eûmes de la chance. Un renard gris se joignit bientôt au festin, et pas question de manger de cette chair-là. Je l’aurais bien emmené avec nous aussi. Je ne sais pourquoi mais me prenait l’envie de rassembler des âmes, au rebours de ce que j’avais dit à Frantz le soir d’avant. J’allais bientôt être exaucé au-delà de mes aspirations.
La discussion avec Nicholas avait réveillé notre convivialité et d’un commun accord nous décidâmes, avant de suivre notre route, de gagner une ville –il y en a peu, mais il y en a dans cette Patagonie – pour voir de quoi il en retournait maintenant. Amusé Frantz se demandait si en fait la civilisation n’était déjà pas revenue et si nous ne tournions pas autour d’elle, comme des hommes sauvages. L’homme sauvage est le dernier raisonnable, dit Nicolas.
Mais nous oublions que la civilisation est une conspiration, et que quand l’esprit de la conspiration n’agit plus…
Ce soir-là Jean-Michel mourut. Ce fut une mort sans explication. Il semblait apaisé, heureux m’avait-il confessé d’avoir pris une dernière cuite. Il était mon dernier ami venu de France. Conformément à ses vœux nous brûlâmes son corps. Nous étions près du rio Chubut que nous longions sans effort depuis cent milles maintenant. Je me sentais moi-même à la fois mort et vivant, c’est-à-dire très heureux de ne plus ressentir la pesanteur de la vie, comme ces cendres animées de mon ami qui voltigeaient dans les airs et volaient à la rencontre des astres. Nicholas chanta un Dowland qu’il connaissait et je récitai Ovide, son poète préféré.
« Après que ce dieu, quel qu’il fût, eut ainsi débrouillé et divisé la matière, il arrondit la terre pour qu’elle fût égale dans toutes ses parties. Il ordonna qu’elle fût entourée par la mer, et la mer fut soumise à l’empire des vents, sans pouvoir franchir ses rivages. »
Ovide avait vu cette terre ronde et ces mers et cette Patagonie ou nous avions vu la mort sans combattre l’agonie.
« Ce dieu dit, et les plaines s’étendirent, les vallons s’abaissèrent, les montagnes élevèrent leurs sommets, et les forêts se couvrirent de verdure. »
Et pensant à mon ami et à ses hautes capacités désormais envolées :
« Un être plus noble et plus intelligent, fait pour dominer sur tous les autres, manquait encore à ce grand ouvrage. L’homme naquit : et soit que l’architecte suprême l’eût animé d’un souffle divin, soit que la terre conservât encore, dans son sein, quelques-unes des plus pures parties de l’éther dont elle venait d’être séparée, et que le fils de Japet, détrempant cette semence féconde, en eût formé l’homme à l’image des dieux, arbitres de l’univers ; l’homme, distingué des autres animaux dont la tête est inclinée vers la terre, put contempler les astres et fixer ses regards sublimes dans les cieux. Ainsi la matière, auparavant informe et stérile, prit la figure de l’homme, jusqu’alors inconnue à l’univers. »
Le soir-même, en allé, Jean-Michel était avec moi. Nous partîmes en direction de la piedra parada.
– La Bataille des Champs Patagoniques*** (lien)
– La Bataille des Champs Patagoniques** (lien)
– La Bataille des Champs Patagoniques* (lien)


Source