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lundi 9 janvier 2017

Russie, Turquie, Iran : le triangle de la revanche

Dominique Moïsi / Chroniqueur - Conseiller spécial à l'Institut Montaigne
 

La guerre en Syrie a rapproché Russes, Iraniens et Turcs. Mais cette triple alliance a des origines plus profondes : la revanche sur un monde occidental qui les a humiliés et la nature autoritaire de leur régime.

En diplomatie comme en géométrie, il existe diverses formes de triangle. La Triple Entente entre la France, la Grande-Bretagne et la Russie visait, à la veille de 1914, à contenir les ambitions de l'Allemagne, soutenue par l'Autriche-Hongrie. Plus près de nous, dans les années 1970, le triangle Washington-Moscou-Pékin décrivait le nouvel équilibre entre trois puissances dont l'une, l'Amérique, souhaitait tout à la fois isoler l'URSS et utiliser la neutralité bienveillante de la Chine pour sortir du bourbier vietnamien.

 En 2017, le triangle « à la mode » est celui constitué par l'alliance de circonstances entre la Russie, la Turquie et l'Iran pour mettre fin au conflit syrien. Mais ce triangle entre « Slaves, Ottomans et Perses » est loin d'être équilibré. En son sein il y a deux puissances clairement ascendantes, l'une au plan mondial, la Russie, l'autre au plan régional, l'Iran. La Turquie est par contre en position de faiblesse, surtout depuis qu'elle est devenue la cible prioritaire de Daech. Ce qui unit ces trois pays, c'est d'abord, bien sûr, la volonté de mettre fin au conflit syrien sur des bases infiniment plus proches des positions de Moscou et de Téhéran (avec le régime en place consolidé) que de celles d'Ankara, qui doit renoncer à son ambition de changement de régime à Damas.

Mais, au-delà du dossier syrien, ce qui définit ce triangle, c'est la volonté de revanche de ses membres face à un monde occidental, américain ou européen qui n'a cessé, à leurs yeux, de les humilier. « Vous avez fait comme si je n'existais plus comme acteur diplomatique, au lendemain de l'effondrement de l'URSS », disent les Russes, savourant leur retour au premier plan sur la scène internationale. « Vous avez multiplié les fausses promesses à mon égard, poursuivent les Turcs. Vous ne voulez pas de nous dans l'Union européenne, eh bien, tant pis pour vous, c'est trop tard maintenant. » « Vous avez voulu, du temps du shah, nous imposer des dirigeants que nous refusions, et vous avez comploté pour renverser ceux que nous soutenions, comme Mossadegh en 1953 », surenchérissent les Iraniens.

Le triangle Moscou-Ankara-Téhéran peut être ainsi perçu comme une « Internationale d'empires » ou plus précisément d'« héritiers d'empires » humiliés par le monde occidental. Mais cette lecture, incontournable, n'est pas suffisante. Ce qui unit ces trois pays, c'est aussi la nature autoritaire et non démocratique de leurs régimes respectifs. « Despotes de tous les pays, unissez-vous ! » Sur ce plan, l'ambition de la Russie n'est pas seulement de bénéficier de l'embarras de la Turquie pour imposer sa solution en Syrie, et au-delà pour créer un nouvel équilibre des forces au Proche et Moyen-Orient. Pour Moscou, il s'agit aussi d'éloigner Ankara de son alliance traditionnelle avec le monde occidental et d'affaiblir ainsi non seulement le flanc sud, mais l'Otan dans son ensemble.
Au lendemain de la guerre froide, l'Otan s'était élargie sans tenir compte des objections de Moscou. Presque vingt ans plus tard, l'Otan, avec l'évolution des positions de la Turquie, connaît potentiellement une des crises les plus graves de son histoire. Au moment où elle retrouvait peu à peu sa mission classique, protéger l'Europe des ambitions impériales russes, l'Otan se voit doublement remise en question. Par le rapprochement, tactique aujourd'hui, peut-être stratégique demain, entre un de ses principaux membres (la Turquie) et la Russie d'une part, mais aussi, et peut-être surtout, par le choix des électeurs américains.

L'arrivée à la Maison-Blanche de Donald Trump colore en effet de ses incertitudes multiples le rapprochement Moscou, Ankara, Téhéran.

C'est précisément au moment où Washington proclame haut et fort son nouveau credo nationaliste, « L'Amérique d'abord », que Moscou, appuyé par Ankara et Téhéran avance ses pions avec autant de détermination que d'habileté. « Vous avez échoué lamentablement à régler le conflit syrien. Je ne peux pas faire pire que vous. » La réunion qui doit se tenir bientôt à Astana, la capitale du Kazakhstan, est avant tout remarquable par ses absents : Américains et Européens.

Sur un plan symbolique, le sommet d'Astana peut apparaître comme une nouvelle attaque contre l'esprit des accords Sykes-Picot de 1916. Il y a un siècle, les puissances coloniales européennes découpaient à leur guise des territoires issus de l'Empire ottoman. Aujourd'hui, l'histoire se renverse. Pour plagier Nina Berberova, ce n'est plus l'Occident qui souligne, ce sont les non-Occidentaux qui décident.

Mais le triangle Moscou-Ankara-Téhéran peut-il vraiment réussir là où les Occidentaux ont échoué de manière si spectaculaire ? Rien n'est moins sûr, et cela pour au moins trois raisons. La première tient d'abord à la nature du triangle lui-même. Il est par trop déséquilibré pour bien fonctionner. Entre une Russie forte qui ne semble plus connaître de limite à ses ambitions, une Turquie affaiblie et un Iran porté par une idéologie religieuse qui en fait un partenaire pour le moins peu commode, et qui n'est soutenue, dans ses ambitions nucléaires toujours présentes, ni par la Russie ni par la Turquie, les compromis seront difficiles à terme.

La deuxième raison pour laquelle il faut considérer avec quelque scepticisme la « médiation » offerte, c'est la situation de la Syrie elle-même. La victoire du régime en place, grâce à l'appui massif de Moscou et de Téhéran, et la défaite probable de Daech ne suffiront sans doute pas à créer un nouvel équilibre. Trop de sang a coulé, et le problème de la majorité sunnite reste intact.

Enfin, il y a le facteur Trump. A moins de deux semaines de son intronisation, la politique étrangère des Etats-Unis apparaît encore comme une page presque blanche. Il est donc urgent d'attendre avant de se prononcer sur la signification, l'efficacité ou même la durée de vie du triangle Russie-Turquie-Iran. La Pax Americana n'est plus. Elle est encore loin d'avoir trouvé un successeur.