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mardi 10 janvier 2017

Les passions d’un critique ou les portraits d’écrivains d’Arnaud Guyot-Jeannin



Extrait de la préface de Pierre Le Vigan / Arnaud Guyot-Jeannin enquête sur les écrivains et les idées depuis plus de deux décennies. 


Intellectuel engagé dans une « droite » non conformiste au sens des années trente, mais aussi homme de nuances tout autant que de finesse, il s’attache d’abord aux écrivains méconnus ou hérétiques, ou bien à ceux dont on a sous-estimé ou mal compris telle ou telle facette. Vaste programme. C’est aussi un spécialiste reconnu du cinéma, notamment le cinéma français des années 1950 à 1980, et, outre ses nombreux écrits dans ce domaine (Les Visages du cinéma en regroupent quelques-uns), il anime depuis le début de l’année 2014 une émission sur TV libertés. Beaucoup savent aussi qu’Arnaud Guyot-Jeannin est un infatigable animateur bénévole d’émissions sur Radio Courtoisie. A une époque de matérialisme, c’est une leçon de mesure et de sens des limites que donne aussi cet écrivain. C’est une grande partie de ces portraits d’écrivains, parus dans diverses revues, qu’il a réuni ici.

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Douze penseurs réfractaires

Depuis bientôt trente ans, Arnaud Guyot-Jeannin mène de front un combat à la fois littéraire, culturel et journalistique en faveur de la Tradition qui « n’incarne […] pas le seul passé (p. 23) ». Pour lui, « la Tradition renvoie à la perpétuation d’une religion, d’une identité, d’une culture, d’un art à travers le temps. Elle représente l’immuabilité de la vie, non le changement mortifère véhiculé par l’idéologie du progrès depuis plus de deux siècles. La Tradition est intemporelle, c’est-à-dire qu’elle couvre toutes les temporalités : celles du passé, du présent et de l’avenir dans une certaine mesure (p. 24) ». Opposée à la Modernité, au Progrès et à la Raison desséchante, la Tradition n’est toutefois pas un ensemble monolithique; elle s’organise en diverses facettes dont douze font ici l’objet d’une étude soignée.
 
Avec didactisme et pédagogie, Arnaud Guyot-Jeannin évoque des personnes qui, chacune à leur manière, transmettent leur message de la Tradition. Il s’agit de Simone Weil, de Vladimir Soloviev, de Henry Montaigu, de Salvador Dali, de J.R.R. Tolkien, de G.K. Chesterton, de Georges Bernanos, de René Guénon, de Gustave Thibon, de Charles Maurras, de Paul Sérant et d’Albert Camus. Toutes se réclament du christianisme, même si Guénon passa à l’islam, Simone Weil était d’origine juive, Maurras plutôt agnostique, Soloviev orthodoxe et Camus humaniste.
La présence de Salvador Dali surprend dans cette liste, sauf que l’auteur rappelle que « proche des idéaux spirituels et des valeurs du national-syndicalisme (p. 54) » de José Antonio Primo de Rivera, l’Espagnol louait l’Inquisition. Ses incessantes provocations reposaient « sur une défense de l’aristocratie face à la bourgeoisie (p. 55) ».


À l’Est de l’avant-garde…


L’étude de Soloviev conduit Arnaud Guyot-Jeannin à élargir son sujet à la vaste et complexe pensée slavophile puisqu’il évoque Alexandre Soljénitsyne, Ivan Kireïevski, Alexis Khomiakov, Constantin Léontiev et Nikolaï Danilevski. Dans cette mouvance très hétérogène, Soloviev s’en démarque par des prises de position tranchées. Il « souhaite la fusion de l’orthodoxie oriental avec le catholicisme occidental (p. 31) », affiche son entière hostilité « au nationalisme chauvin et à toute forme d’ethnocentrisme (p. 30) » et « considère que les revendications panorthodoxes et russo-centrées des slavophiles manquent d’universalité spirituelle et par conséquent d’ouverture à la vérité chrétienne (p. 30) ». Son œcuménisme anagogique – tout le contraire de l’œcuménisme conciliaire en cours – ne peut que plaire à l’auteur qui en profite pour évoquer Léontiev, « figure à part au sein du courant slavophile (p. 36) ». En effet, « pour Léontiev, la Russie orthodoxe, agraire et décentralisée, doit être au service d’un nouveau Byzance, en constituant un Empire oriental réunifiant les Turcs, les Tibétains et les Hindous. Une vision géopolitique continentale eurasiatique où Orient et Occident se réconcilient et où l’Islam joue un rôle non négligeable. Des vues audacieuses, mais un peu déroutantes où le syncrétisme le dispute à l’utopie (p. 36) ».

La conciliation de l’Orient et de l’Occident renvoie à René Guénon. « Empruntant la voie sèche – pour reprendre la formulation alchimique – avec un style littéraire froid, désincarné et hautement classique, Guénon se caractérise par un orgueil et un constructivisme intellectuel que d’aucuns pourront juger incapacitants pour la contemplation comme l’action. Il reste que toute sa vie et toute son œuvre ont été guidées par une pensée solide, cohérente, rigoureuse et, à certains égards, prophétique, irriguée par une connaissance vertigineuse du symbolisme sacré (p. 104). »

Le parcours intellectuel de Guénon est étudiée par l’écrivain français non-conformiste d’après-guerre Paul Sérant qui, « recherchant la Vérité à travers les petites vérités, […] se distinguait par une intransigeance de principe qui n’emprunta jamais la voie d’une intolérance existentielle (p. 139) ». Ce « formidable enquêteur métaphysique, historique, idéologique, politique et littéraire (p. 139) » s’éleva « contre le mythe tout à la fois libéral et collectiviste d’une croissance infinie et du bonheur technoscientifique (pp. 142 – 143) ». Un bel exemple d’esprit libre européen, français, régionaliste et ethniste !


Deux autres grands écrivains français


On pourrait évoquer tour à tour les autres personnalités présentes dans cette avant-garde culturelle de la permanence. Attachons-nous en particulier sur deux auteurs précis. Le premier est d’origine guénonienne : Henry Montaigu. « Seul représentant d’un royalisme traditionaliste effectif (p. 45) » qu’il animait par le biais de ses livres et de sa revue La Place royale, « il poétisait la Tradition (p. 49) ». Si Arnaud Guyot-Jeannin cite son bel essai d’histoire symbolique, La Couronne de Feu, il semble ne pas connaître son extraordinaire Fin des féodaux en deux volumes qui décrit avec subtilité le passage de la France médiévale à une France pré-moderne sous le règne des derniers Valois dont celui de François Premier…

Le second est Gustave Thibon, « le penseur français […] le plus clair, le plus profond et le plus édifiant (p. 115) ». Ami de Simone Weil, le viticulteur de Saint-Marcel-d’Ardèche réalisa une œuvre « qui synthétise – avec cohérence et souplesse, sans esprit de système – tous les traditionalismes et touche à quelques vérités essentielles : catholicisme traditionaliste, traditionalisme contre-révolutionnaire, traditionalisme maurrassien, traditionalisme intégral et traditionalisme populaire enraciné. Il s’agit bel et bien alors d’un traditionalisme anthropologique (p. 26) ». Considéré à tort comme le thuriféraire de la Révolution nationale dont il approuva cependant certaines orientations, Gustave Thibon peut être légitimement considéré comme le « grand-père » de l’« écologie intégrale » : sa hauteur de vue et ses réflexions tangibles devraient inspirer les travaux de quelques jeunes « écolo-cathos » guère prêts toutefois à s’en revendiquer, ce qui les limite quelque peu…
Cet ouvrage roboratif constitue un formidable cadeau pour des adolescents en quête de repères intellectuels et spirituels solides. Ils y découvriront un monde foisonnant d’idées passionnantes qui, s’ils se sentent rebelles ou anticonformistes, les pousseront à rejoindre cette magnifique « avant-garde de la Tradition ».


Georges Feltin-Tracol
Arnaud Guyot-Jeannin, L’avant garde de la tradition dans la culture, 160 pages, 22 €

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