Alain Gresh
C’est
une nouvelle étape qui vient d’être franchie dans l’escalade de « la
guerre contre le terrorisme » en Egypte et dans la volonté du
gouvernement de criminaliser et d’écraser les Frères musulmans.
Tôt dans la matinée du mardi 24 décembre, une voiture piégée a
explosé devant le siège de la sécurité d’Etat dans la ville de
Mansourah, située dans le Delta (à une centaine de kilomètres du Caire),
faisant une douzaine de morts et une centaine de blessés.
Dans les heures qui ont suivi, et avant la moindre enquête, le premier
ministre Hazem El-Beblawi qualifiait les Frères musulmans de « groupe terroriste ». Et le 25 décembre, le gouvernement classait la confrérie comme « organisation terroriste ».
Le ministre de l’intérieur, Mohammed Ibrahim, le même homme qui
sévissait au même poste sous la présidence de Mohammed Morsi, a déclaré
que cette attaque était « une riposte » des Frères à la violente
dispersion par les forces de l’ordre des deux campements installés par
eux dans la capitale et qui avait fait des centaines de morts le 14 août
dernier (« Mansoura attack retaliation for dispersal of Islamist sit-ins : Egypt interior minister », Ahram online, 24 décembre). Comment le sait-il ? Mystère.
Et qu’importe si les Frères ont condamné immédiatement l’attentat ou
que l’organisation Ansar Beit-Al Maqdes, un groupe djihadiste opérant
pour l’essentiel dans la péninsule du Sinaï, ait revendiqué l’attaque
(« Ansar Beit al-Maqdes claims bombing of Mansoura police directorats », Madamasr, 25 décembre).
Car, si la situation sécuritaire s’est détériorée dans l’ensemble de
l’Egypte — l’attentat contre une station de bus au Caire le 26 décembre
le confirme —, les Frères musulmans ont toujours condamné l’usage du
terrorisme. Il est clair que le pouvoir a décidé, depuis des mois déjà,
d’en finir avec eux, au risque de pousser délibérément le pays dans la
guerre civile et le terrorisme (lire Warda Mohamed, « Egypte, une stratégie d’élimination des Frères musulmans », OrientXXI, 27 septembre 2013). Plusieurs milliers de Frères sont en prison, souvent maltraités, parfois torturés (« Jailed Egypt Muslim Brotherhood members on hunger strike », BBC News, 23 décembre).
Lire « En Egypte, la révolution à l’ombre des militaires », Le Monde diplomatique, août 2013.Une étape avait déjà été franchie avec l’ouverture d’une instruction par le procureur général contre la confrérie, qu’il accuse « d’avoir collaboré avec des organisations étrangères pour commettre des actes terroristes, d’avoir révélé des secrets militaires à une puissance étrangère, d’avoir financé des groupes terroristes et un entraînement militaire pour répondre aux objectifs de l’Internationale des Frères musulmans ». Il lui est aussi reproché d’avoir « conspiré » avec le Hamas et le Hezbollah en vue de commettre des attentats (« Ousted president Morsi to stand trial for espionage », Ahram online, 18 décembre.) On ne compte plus les accusations fantaisistes contre les Frères, depuis celle d’avoir voulu vendre une partie du Sinaï aux Palestiniens jusqu’à celle d’avoir eux-mêmes tiré sur les manifestants de janvier-février 2011 ! Et les médias aux ordres relaient ces affabulations avec le plus grand sérieux.
Parallèlement, dans le Sinaï, c’est une guerre que mène l’armée, non
seulement contre les terroristes, mais contre l’ensemble de la
population, avec représailles et punitions collectives contre les civils
à la clé. Cette répression se fait avec l’appui des Etats-Unis (malgré
la suspension de leurs livraisons d’armes à l’Egypte après le coup
d’Etat du 3 juillet) et d’Israël, pour qui l’armée égyptienne — et son chef, le général Abdel Fatah Al-Sissi —, représente un allié précieux (« Terror in the Sinai : 3 Questions with GlobalPost’s Cairo correspondent », 13 octobre 2013). Comme le notait l’éditorial du New York Times du 22 décembre, « Dark days in Egypt » : « Parce
que les Etats-Unis considèrent l’Egypte comme un élément crucial de la
stabilité régionale et en raison du traité de paix avec Israël, le
comité des relations étrangères du Sénat a approuvé une législation
rendant plus facile la reprise de l’aide, qui a été en grande partie
suspendue après la déposition de Morsi. Les généraux interpréteront
sûrement cette décision comme un aval donné à leurs méthodes
autoritaires. »
Ceux qui espéraient que le pouvoir s’en tiendrait à la répression des
Frères se sont trompés. Celle-ci frappe désormais les figures
emblématiques de la révolution de janvier-février 2011. Un loi liberticide
a été adoptée par le gouvernement qui interdit dans les faits toute
manifestation. Pour avoir refusé de s’y plier, Ahmed Douma, Mohamed Adel
and Ahmed Maher, du mouvement du 6 avril, une des organisations à
l’origine de la révolte contre Hosni Moubarak, ont été condamnés à
trois ans de travaux forcés. Le 23 décembre, plusieurs centaines
d’Egyptiens ont défilé pour protester contre cette sentence et contre
l’arrestation d’autres militants, dont Alaa Abdel Fattah (« Hundreds rally in solidarity with Douma, Adel and Maher », Ahram online, 23 décembre).
Dans le même temps, la répression s’est intensifiée dans les
universités où la contestation, au départ essentiellement animée par les
Frères musulmans, s’est élargie à d’autres organisations qui refusent
les ingérences de plus en plus importantes des forces de sécurité sur
les campus (Ursula Lindsey, « Tension Rises at Egyptian Universities », New York Times, 23 décembre).
Tout cela était prévisible, inscrit dans l’alliance contre nature
entre les forces de l’ancien régime et celles de l’opposition, qui a
suivi les manifestations du 30 juin 2013 (« En Egypte, la révolution à l’ombre des militaires », Le Monde diplomatique,
août 2013). Depuis, un certain nombre de mouvements et de personnes se
sont ressaisis. Mohammed El-Baradei, un court moment vice-président, a
démissionné pour protester contre la répression. Il a aussitôt été
accusé par les médias d’être un des représentants de la cinquième
colonne des Frères ! Le président du club des juges, Ahmed Zind, a même
affirmé qu’il était derrière l’attentat de Mansourah (Vetogate, 24 décembre).
Les 14 et 15 janvier, les Egyptiens voteront pour la nouvelle
Constitution qui, si elle comporte quelques améliorations par rapport à
l’ancienne, installe l’armée au-dessus de toutes les institutions (lire
Nathalie Bernard-Maugiron, « La Constitution égyptienne est-elle révolutionnaire ? »,
OrientXXI, 4 décembre). Il est peu probable que le vote changera quoi
que ce soit à « la guerre contre la terreur » déclenchée par l’armée
égyptienne, qui ressemble de plus en plus à celle lancée par son
homologue algérienne au début des années 1990. On ne peut que regretter,
dans ce contexte, que le sectarisme des Frères musulmans, leur refus de
la moindre autocritique sur la manière dont Mohammed Morsi a conduit sa
présidence, la violence exercée par leurs milices, ne facilitent pas la
tâche de ceux qui s’opposent au retour de l’ancien régime.