« Il importe de rappeler l’actualité de l’ordonnance royale de Villers-Cotterêts ».
♦ La signature du Pacte d’avenir pour la Bretagne par le premier ministre fut entourée de nombreux errements, de fond et de forme. L’engagement en faveur de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires en est un particulièrement grave, selon Alexis Jouhannet, membre fondateur du Cercle Raymond Poincaré (Sciences-Po Rennes).
Le diable est souvent dans les détails et, en politique, il s’y
réfugie presque toujours. Il s’y plaît d’autant plus que les méandres de
notre riche et complexe langue lui sont accueillants. Le français se
prête en effet volontiers aux approximations linguistiques intéressées,
quand la mode en politique est au louvoiement. Mais au-delà de sa
pratique, le statut du français comme seule et unique langue officielle
en France semble également l’objet des manigances de ses contempteurs
qui, par leurs assauts, aimeraient atteindre le modèle républicain
actuel et ses idéaux tels que nous en avons hérité, en ébranlant un de
ses illustres piliers : sa langue. Plusieurs éléments de l’actualité
placent en effet, directement ou indirectement, la langue française sous
les feux de la rampe et nous invitent à en repenser l’importance en
tant que ciment de la nation.
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Le premier ministre Jean-Marc Ayrault était à Rennes vendredi 13
décembre pour signer solennellement le mal-nommé « Pacte d’avenir » pour
la Bretagne, visant à octroyer à la région deux milliards d’euros
d’aides afin de traverser les difficultés que rencontre le modèle
économique régional. Le nom de cette initiative pose d’abord problème en
soi : un pacte est un accord entre deux entités égales, ce qui n’est
pas le cas de l’État et d’une de ses vingt-sept régions. Et lorsqu’il
consiste à simplement actionner une énième fois la sénescente pompe à
argent public, il relève plus d’une politique facile de court terme que
d’une véritable stratégie « d’avenir ». La novlangue, fille du primat de
la communication sur la réflexion en politique, a ses raisons que la
raison ignore. Par ailleurs, le premier ministre n’a pas semblé craindre
manquer à ses devoirs en s’exprimant en breton lors de son allocution,
et en paraphant un document officiel de la République française
étonnamment rédigé, du moins dans ses premières pages, en français et en
breton. Il frôlait là la forfaiture, par désinvolture ou inconscience,
en agissant en totale méconnaissance de l’article 2 de la Constitution
de la Ve République qui prévoit que « la langue de la République est le français ». D’aucuns diront que le ridicule, lui, ne fut pas que
frôlé… Mais au-delà de ces préoccupations économiques et de ces
errements langagiers, ce qu’il importe de retenir de ce déplacement est
le message politique qu’il a subrepticement véhiculé, à défaut de
l’avoir franchement annoncé.
D’une pierre deux coups
Le premier ministre s’est donc déplacé symboliquement en Bretagne
pour signer un engagement gouvernemental en faveur de la région. Il
répond par là, on le sait, aux revendications des travailleurs,
syndicalistes et élus locaux qui, unis par un même bonnet rouge, ont
vigoureusement dénoncé les dégâts que la politique économique du
gouvernement socialiste cause sur une économie régionale déjà en
difficulté. Mais il n’a pas échappé à M. Ayrault, fin observateur ou mal
conseillé, que les cohortes de manifestants bretons réunis à Carhaix ou
à Quimper comprenaient également en leur sein un certain nombre de
manifestants autonomistes voire indépendantistes bretons dont les
revendications étaient bien différentes de celles de leurs voisins.
L’écho national que s’offrait cette fronde hétéroclite, en s’attaquant
notamment aux portiques de la funeste écotaxe, fut en effet une vitrine
de choix pour ces groupuscules régionalistes, qui ont ainsi pu remettre
au goût du jour leurs récurrentes – et heureusement marginales –
revendications en faveur d’une Bretagne plus autonome politiquement,
voire, pour les plus téméraires, purement et simplement indépendante. Et
au premier rang de leur entreprise se trouve la revendication
linguistique en faveur du breton, fer de lance d’un projet identitaire
bancal visant à créer ex nihilo une identité régionale
englobante en imposant notamment la langue locale dans l’espace public,
même là où elle ne fut historiquement jamais parlée, comme à Rennes par
exemple.
Aussi Jean-Marc Ayrault a-t-il choisi ce vendredi 13 de faire d’une
pierre deux coups : signer le « Pacte d’avenir » pour répondre aux
revendications majoritaires en matière d’économie locale, et annoncer la
remise à l’ordre du jour de la ratification de la Charte européenne des
langues régionales et minoritaires, pour flatter les réclamations
minoritaires en matière d’autonomisme régional. Ce texte, signé par M.
Jospin au nom du gouvernement français en 1999, n’a en effet jamais été
ratifié, du fait de son incompatibilité avec plusieurs points
fondamentaux de la Constitution du 4 octobre 1958.
La Charte européenne des langues régionales et ses enjeux
Cette charte a pour objectif de contraindre les États qui la
ratifient à reconnaître les communautés linguistiques minoritaires en
leur sein et à leur accorder des droits, notamment celui, consacré aux
articles 9 et 10 du texte, de pratiquer leur langue tant dans la vie
privée que dans la vie publique, donc dans leurs relations avec toute
autorité publique. Elle entre ainsi en contradiction notamment avec
l’article 1er de la Constitution française, qui dispose que « la France est une République indivisible »,
son article 2 susmentionné, et le principe constitutionnel d’unicité du
peuple français, rappelé à maintes reprises par le Conseil
constitutionnel au sujet de la Corse ou de la Nouvelle-Calédonie. Par sa
position constante sur le sujet, le Conseil d’État a, quant à lui,
plusieurs fois été amené à souligner l’incompatibilité de cette charte
avec notre Constitution. S’il avait déjà assuré la prévalence du
français en matière administrative en rejetant en 1985 la recevabilité
d’une requête déposée en breton (arrêt du 22 novembre 1985, « Quillevère »),
le Conseil d’État s’est depuis clairement exprimé, par les avis du 24
septembre 1996 et du 5 mars 2013 notamment, sur la contradiction qui
émergerait entre les droits différenciés que consacrerait l’application
de la charte, et l’égalité républicaine des citoyens en droits. La
ratification de ce texte n’est donc ni envisageable sans modification
substantielle de notre Constitution, ni souhaitable au vu du coup fatal
qu’elle porterait au pilier républicain qu’est l’unité du peuple
français.
Qu’on ne s’y méprenne pas : l’auteur de ces lignes n’est absolument
pas partisan d’un jacobinisme robespierrien pour lequel aucune tête (et
aucune langue) ne devrait dépasser. Au contraire. Modeste polyglotte et
amoureux de la francophonie, votre serviteur sait bien ce qu’une langue
comprend d’affectif et de précieux ; c’est le creuset de toute société
humaine, le refuge de traditions et de représentations communes et le
ciment d’une fraternité culturelle. Les langues régionales sont les
emblèmes d’une mosaïque de sociétés locales unies au fil des siècles
dans un projet national commun qui s’en nourrit. Elles font à ce titre
partie d’un patrimoine culturel français extrêmement dense qui concourt à
la richesse et à la beauté de notre pays, et sont d’ailleurs reconnues
comme telles à l’article 75-1 de la Constitution issu de la révision
constitutionnelle du 23 juillet 2008 : « Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France ».
Par ailleurs, et de toute évidence, on arguera à raison que l’unité
nationale au niveau linguistique est accomplie, la suprématie du
français est assurée partout en France, en métropole comme outre-mer, et
que les langues régionales ne sont plus des menaces à l’unité
nationale. Il conviendrait alors de rappeler que c’est à l’Ordonnance
royale de Villers-Cotterêts, signée en 1539 par François Ier, que l’on
doit cette enviable situation. Par souci d’assurer l’égalité entre les
sujets dans leur relation avec le pouvoir, elle prévoit pour la première
fois que la seule et unique langue du droit, de l’administration et de
la justice en France est le français.
L’unité dans la diversité, version française
Il s’agit donc aujourd’hui de savoir comment perpétuer cette
suprématie, tout en évitant la disparition des langues régionales, dont
le nombre de locuteurs décroît continuellement, et dont la perte serait
un appauvrissement irréversible du patrimoine national, – et humain.
Mais contrairement à ce que le premier ministre et d’autres apprentis
girondins semblent penser, leur protection et leur promotion ne passent
pas par la charte européenne, pour au moins deux raisons. Premièrement,
il appartient seul au gouvernement français, et non au Conseil de
l’Europe, de prendre ou non l’initiative d’assouplir les mécanismes du
monolinguisme en France et de mettre en place cette politique de
protection des langues régionales, en généralisant par exemple leur
apprentissage facultatif à l’école afin d’en assurer la pérennité dans
la société. La seconde raison est que la charte, dans ses objectifs,
consacre de nouveaux droits-créances collectifs par lesquels n’importe
quelle communauté ethno-linguistique, régionale ou immigrée
non-assimilée, peut revendiquer des services et des prestations dans sa
langue minoritaire, ce qui s’oppose frontalement aux principes
d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité
du peuple français, comme l’avait initialement souligné le Conseil
constitutionnel dans sa décision du 15 juin 1999 relative à la signature
de ladite charte.
L’adoption de l’article 75-1 mentionné plus haut avait été âprement
discutée au Parlement. Bien qu’il soit juridiquement sans effet, cet
article fut dénoncé à l’époque comme une volonté de faire entrer par la
fenêtre la perspective d’une ratification de la charte européenne, en
contournant la porte décidément bien fermée de l’article 2. Mais le juge
constitutionnel, dans son illustre sagesse, s’est empressé d’établir le
20 mai 2011, à la faveur d’une Question prioritaire de
constitutionnalité, que cet article 75-1 n’institue ni un droit ni une
liberté que la Constitution garantirait. Il est donc désormais clair au
niveau constitutionnel que si les langues régionales sont reconnues dans
leur intérêt culturel, elles n’ont néanmoins pas vocation à supplanter
localement le français en tant que lingua franca.
Donc en dépit de l’engagement 56 du programme présidentiel de
François Hollande, et de la promesse de M. Ayrault, faite à Rennes,
d’inscrire à l’ordre du jour prioritaire de l’Assemblée nationale
l’examen de la proposition de loi constitutionnelle portant ratification
de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires, on peut
légitimement penser que cette entreprise ne rencontrera pas l’appui
nécessaire à son approbation, que ce soit, selon la voie choisie, par
une majorité improbable des trois cinquièmes du Parlement réuni en
Congrès ou par un vote positif des Français consultés par référendum. Il
est donc à déplorer que le premier ministre, par opportunisme et/ou
idéologie, porte sciemment atteinte au cœur du modèle républicain avec
cette annonce aussi potentiellement néfaste que probablement
infructueuse, le tout pour s’attirer les faveurs électorales de quelques
factions à l’approche d’échéances locales.
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Face à de tels desseins, il importe de rappeler l’actualité de
l’ordonnance royale de Villers-Cotterêts : une Ordonnance qui fonde
l’unité linguistique du pays et promeut, avant l’heure, le français
comme un vecteur de liberté, un gage d’égalité et un facteur de
fraternité; une ordonnance dont l’esprit doit être défendu, 474 ans
après sa publication, face aux tentatives d’importation d’un modèle de
vivre-ensemble qui n’est pas le nôtre et qui est contraire à celui
qu’assure et promeut la République.
Alexis Jouhannet