Yves Trotignon
L’irruption de l’Etat islamique (EI) dans
l’agenda international, au printemps 2014, a entrainé la production
d’une importante littérature exposant les origines du mouvement et le
fatal enchaînement ayant conduit à la situation que l’on sait.
Une indéniable sidération a même saisi certains observateurs devant la puissance, réelle ou supposée, du groupe syro-irakien, ses finances, ses moyens, ses effectifs et son audience bien au-delà du théâtre moyen-oriental. Ces craintes ne sont, évidemment, pas infondées, et l’EI présente, à plusieurs égards, un caractère inédit. Il serait cependant hâtif de l’opposer en tous points à Al Qaïda (AQ).
Mouvement jordanien fondé en Afghanistan par Abou Moussab Al Zarkawi à l’ombre de l’organisation jihadiste, le groupe qui va évoluer jusqu’à devenir le cauchemar politique et sécuritaire actuel ne saurait être réduit au seul théâtre irakien.
Le changement dans la continuité
L’EI a changé la face du jihad en proclamant le califat, le 29 juin 2014. Cette décision, abondamment commentée depuis, a parfaitement symbolisé les ambitions du mouvement et confirmé la profondeur historique du ressentiment à la base de l’idéologie jihadiste. Sévèrement critiquée par nombre de responsables religieux musulmans, cette restauration a comme frappé de stupeur les jihadistes orthodoxes rassemblés sous la bannière d’Al Qaïda mais en a séduit d’autres, moins sourcilleux et plus nombreux.
La rupture entre l’organisation historique et l’Etat islamique, actée le 2 février 2014 par un communiqué sans appel signé d’Ayman Al Zawahiry, le successeur d’Oussama Ben Laden à la tête d’AQ, reposait sur des divergences ponctuelles (schématiquement, la question du contrôle du Jabhat Al Nusra en Syrie) et des désaccords doctrinaux anciens, à commencer par la lutte acharnée de l’EI envers la communauté chiite. Ce dernier point, fondamental, avait d’ailleurs provoqué des tensions d’un intensité inédite entre AQ et ce qui était alors la plus turbulente de ses filiales. Quelques mois après le début de l’insurrection contre les troupes anglo-américaines en Irak, il était en effet apparu assez nettement que le groupe d’Abou Moussab Al Zarkawi, par sa capacité à agglomérer en son sein des combattants motivés aussi bien par le nationalisme que par un projet religieux, ne serait pas comparable aux autres alliés ou affidés d’Al Qaïda. Peut-être dès ce moment la rupture était-elle écrite.
Les ambitions politiques affichées par ce qui finira par devenir l’EI ne doivent cependant pas être considérées comme de spectaculaires nouveautés. Le mouvement n’est ainsi pas le premier de la mouvance à avoir souhaité prendre le pouvoir, et il serait très réducteur de ne voir dans les modes d’action jihadistes que la simple expression d’un nihilisme sans merci. En Algérie, en 1994, le Groupe islamique armé (GIA) a ainsi bien failli abattre le régime pour y installer son propre système politique, et plusieurs organisations, comme la Jemaah Islamiyah (JI) indonésienne, ont affiché des ambitions de gouvernance, locales ou régionales.
Le caractère inédit de l’EI ne provient donc pas de sa volonté de gérer des territoires conquis, ce qu’Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) confiera à ses alliés locaux au Mali entre 2009 et 2012, mais de sa spectaculaire réussite. L’EI est en effet la première organisation jihadiste à avoir accompli son projet et à avoir dépassé la posture, finalement très confortable, de l’opposition systématique aux Etats constitués par la pratique intensive du terrorisme et la guérilla. Le mouvement gère désormais de vastes territoires peuplés et économiquement viables et s’est, de façon de très cohérente, proclamé Etat.
Les références politiques, historiques et religieuses, des dirigeants de l’EI ne pouvaient, même s’il est aisé de prévoir le passé, que les conduire à dépasser le stade d’un émirat pour affirmer, après avoir bien failli faire tomber Bagdad, ville symbole à plus d’un titre, un califat, stade suprême d’un régime islamique. En Afghanistan, les Taliban, pourtant dirigés par un responsable politico-relgieux considéré comme un guide, le mollah Omar, s’étaient bien gardés de franchir ce pas en 1996. Au Yémen, au temps de sa splendeur, Al Qaïda dans la Péninsule arabique (AQPA), gérait des gouvernorats arrachés au régime sous le nom d’Ansar Al Sharia en les qualifiant d’émirats.
Dans un fameux communiqué commun diffusée au mois de juillet 2014, AQPA et AQMI adoptèrent d’ailleurs une position mêlant stricte allégeance à Al Qaïda et reconnaissance des mérites et succès de l’Etat islamique. Les deux organisations appelèrent alors à la solidarité de tous au profit de l’EI contre ceux qui l’attaquaient et reprochèrent principalement au mouvement syro-irakien d’être allé vite en besogne en proclamant le califat sans réunir les principaux responsables de la mouvance, chefs de mouvements et idéologues. Le refus du califat n’est, évidemment pas tant un refus de principe – qui serait étonnant au vu des ambitions des uns et des autres – qu’une désapprobation de la méthode. La proclamation du califat, au-delà du choc politique et religieux, marque d’abord la fin d’une époque, celle de la domination, réelle ou symbolique, de la mouvance jihadiste par Al Qaïda, l’organisation à l’origine de la réelle internationalisation du phénomène.
L’émergence de l’Etat islamique doit ainsi plus être vue comme un brutal passage de témoin entre deux acteurs d’une même menace que comme un changement complet. La rupture provient sans doute plus de sa puissance que de la proclamation d’un califat que la mouvance jihadiste appelle de ses vœux et inscrit dans ses programmes depuis des décennies.
Gouverner ou combattre, gouverner et combattre
Il n’est sans doute pas inutile de rappeler qu’Al Qaïda se voulait, dans ses premières années, une base, un point d’appui idéologique, financier et logistique dont l’ambition était d’accompagner et de guider les mouvements déjà engagés dans le jihad ou de créer des vocations par l’exemple. Cette volonté d’entraîner et d’initier fut théorisée par Ayman Al Zawahiry – fidèle en cela à sa formation de Frère musulman – sous l’expression d’avant-garde de la conquête.
Illustrant à la perfection les réflexions de Carlos Marighella, Al Qaïda décida de faire la propagande de son combat par ses actions. Comme toujours, le cycle, pour la première fois à l’échelle mondiale, d’action/répression fut profitable aux terroristes, qui profitèrent des conséquences de la puissance de la mobilisation lancée contre eux. Adossée aux Taliban, Al Qaïda luttait contre les Etats-Unis et leurs alliés afin de les contraindre à se retirer du Moyen-Orient, ce qui devait entraîner, à terme, la chute des régimes militaires et des monarchies du Golfe. Jamais dans les ambitions d’AQ ne figura la gestion de territoires, et en Afghanistan même l’organisation fut loin d’avoir le contrôle de l’ensemble des camps d’entraînement finalement détruits en 2001.
Le groupe, en revanche, tissa des alliances avec des mouvements locaux, engagés dans des luttes politiques, sociales, irrédentistes, ou sut générer des vocations. Al Qaïda, qui reçut même quelques allégeances (AQPA 1ère et 2e générations, AQMI), ne se mêla ainsi jamais de gouvernance. Selon sa doctrine, le moment de la gestion d’un Etat viendrait en son temps – et il n’est pas interdit de penser que personne n’était vraiment pressé d’atteindre ce stade.
Plus puissante des franchises d’AQ, l’Etat islamique, qui fut même, un temps, Al Qaïda en Irak (entre 2004 et 2006) n’a, en revanche, jamais caché ses ambitions politiques locales, et c’est en raison de cette posture et de ses excès que les tensions sont apparues avec AQ. On aurait tort, cependant, d’opposer les deux organisations sur l’essentiel.
Pour l’Etat islamique comme pour Al Qaïda, en effet, le jihad global reste au cœur de leur vision du monde, de leurs alliés comme de leurs ennemis. L’EI n’est pas seulement un groupe sectaire sunnite irakien mais bien une authentique organisation internationale dont les ambitions dépassent, et de loin, la défense d’une communauté contre une autre. La restauration du califat dit tout, d’ailleurs, de cette volonté de gouverner bien au-delà des frontières irakiennes et de rassembler les « vrais croyants », défenseurs d’une oumma ni plus ni moins fantasmée en 2014 qu’elle l’était par Oussama Ben Laden dans les années ’90.
Au début de la guerre civile algérienne, le GIA avait recréé les wilayas (provinces) de la guerre d’indépendance, à des fins purement opérationnelles. L’EI a, lui aussi, dessiné des wilayas, mais dans le but de gouverner et d’administrer. Le chercheur Romain Caillet en a dénombré 26, réparties dans neuf pays (Irak et Syrie, bien sûr, mais aussi en Afghanistan, au Pakistan, en Arabie saoudite, au Yémen, en Algérie, en Egypte en Libye).
Les plus importantes diffusent d’ailleurs régulièrement des rapports d’activité.
La présence de ces wilayas dans près d’une dizaine de pays contredit la thèse des motivations seulement locales de l’EI. Le mouvement séduit parce que son dynamisme incarne la nouvelle génération du jihad. Celle-ci ne rejette pas l’héritage d’Al Qaïda mais a choisi de faire les choses plus rapidement. Quand il fallait des mois, voire des années, de discussions entre un candidat à l’allégeance et AQ avant son intégration formelle, l’EI accepte toutes les (bonnes) volontés, tous les ralliements, parfois par un seul communiqué de son chef. Le groupe, ainsi, se comporte plus comme une puissance politique séculaire que comme un mouvement religieux, et les points de doctrine sont manifestement de moins de poids que l’obtention de nouveaux territoires et de nouvelles ressources.
L’Etat islamique n’est peut-être pas un Etat à nos yeux, mais il se voit comme tel et agit ainsi, cherchant des alliances, prenant le contrôle de territoires pour frapper ses ennemis, gérant son budget et défiant le monde. Il reste aussi, profondément, une organisation terroriste par la façon dont il pratique la violence à des fins de pression politique et dont il glorifie les attentats commis en son nom.
Jihad local ET jihad global
L’Etat islamique a choisi de gouverner et de combattre. Il a poussé la logique de ses prédécesseurs à ses limites, et la proclamation du califat peut être considérée comme un acte aussi symboliquement fort que l’ont été les attentats du 11 septembre 2001 pour Al Qaïda. Il y a là une étape primordiale, presque fondatrice, qui fait que plus rien ne sera plus jamais comme avant.
Alors qu’AQ avait gagné les cœurs et les esprits de la mouvance islamiste radicale en défiant les Etats-Unis, au Moyen-Orient, en Afrique puis sur leur territoire, l’EI a choisi de se placer en successeur plus ambitieux, poursuivant la lutte sans s’interdire de créer un Etat. La comparaison mériterait sans doute d’être affinée, mais l’EI évoque une fusion entre les Taliban, régime politico-religieux radical local, et AQ, groupe politico-religieux local au combat mondial.
L’EI semble donc être, non pas une rupture avec l’héritage d’AQ mais bien plutôt une évolution spectaculaire, reprenant à son compte des pratiques anciennes, utilisant au mieux Internet pour diffuser en quasi direct sa violence. La maîtrise dont le groupe fait preuve en matière de communication est, là aussi, sans équivalent et constitue un des défis les plus importants que doivent relever ses adversaires.
A ce titre, la diffusion régulière de vidéos d’assassinats d’otages participe d’une démarche très rationnelle visant à défier ses adversaires, à impressionner les opinions publiques et à contraindre les puissances, moyen orientales ou occidentales, à déclencher des opérations militaires. Limitées, pour des raisons politiques intérieures, à des campagnes aériennes, ces offensives, malgré les pertes qu’elles infligent, ne sont pas en mesure de détruire l’EI. Celui-ci, en se livrant à une surenchère dans la violence auxquelles ses ennemis ne sont pas capables d’apporter des réponses, estime révéler leur faiblesse et, partant, incarner la revanche à laquelle aspirent les jihadistes contre ceux censés les opprimer.
La confrontation demeure une des nécessités du jihadisme, idéologie sans grand raffinement n’existant que par opposition à d’autres, ne vivant que pour le combat, dont il tire gloire et légitimité. Cette nécessité, vitale, implique le recours au terrorisme pour punir et provoquer, et l’utilisation intensive d’une propagande maîtrisée pour démultiplier les effets de cette méthode. L’EI, à cet égard, ne fait que reprendre, à une échelle inédite, les méthodes initiée par AQ, dont les assassinats d’otages, déjà vus au Pakistan, au Yémen ou en Arabie saoudite.
Une revue comme Dabiq doit, de même, beaucoup à Inspire, l’organe d’AQPA dans lequel l’organisation yéménite diffuse ses menaces, analyse ses actions passées, donne des conseils et montre en exemple des figures tutélaires de la mouvance. Le recours à des terroristes isolés – qui relève plus de la menace que de la réalité – n’est pas non plus à innovation de l’EI, qui ne fait que reprendre les préconisations de certains des idéologues jihadistes orthodoxes les plus respectés.
L’incorporation à l’EI de combats menés loin de son cœur historique constitue une autre preuve de la continuité de ses méthodes. Le groupe ne déroge ainsi pas à la fameuse articulation entre jihads locaux et jihad global, les premiers nourrissant le second. Les combats en Libye ou dans le Sinaï participent ainsi, aux yeux des opinions occidentales, premières visées, à l’élaboration d’une menace globale qui détermine la politique des Etats, les mobilise et pèse sur la conduite de leurs affaires.
On peut gloser à loisir sur les échecs de l’EI à transformer un mouvement de guérilla en un Etat répondant aux critères bien connus, mais on ne peut nier que le groupe ne peut plus être réduit à ce qu’il était il y a un an. Sa pratique de la violence, apparemment sans limite, l’impact que son idéologie a dans les débats publics, la rapidité de son expansion – grâce aux mêmes ressorts dont a bénéficié AQ il y a 15 ans, et sa technicité en font non pas une rupture mais une évolution spectaculaire, qu’il ne faut ni surestimer ni sous-estimer. Le mouvement, pour l’heure, bénéficie de ce qui a toujours manqué à ceux qui affrontent le jihadisme : une cohérence et une coordination dépassant l’invocation ou la coopération sécuritaire tactique.
Une indéniable sidération a même saisi certains observateurs devant la puissance, réelle ou supposée, du groupe syro-irakien, ses finances, ses moyens, ses effectifs et son audience bien au-delà du théâtre moyen-oriental. Ces craintes ne sont, évidemment, pas infondées, et l’EI présente, à plusieurs égards, un caractère inédit. Il serait cependant hâtif de l’opposer en tous points à Al Qaïda (AQ).
Mouvement jordanien fondé en Afghanistan par Abou Moussab Al Zarkawi à l’ombre de l’organisation jihadiste, le groupe qui va évoluer jusqu’à devenir le cauchemar politique et sécuritaire actuel ne saurait être réduit au seul théâtre irakien.
Le changement dans la continuité
L’EI a changé la face du jihad en proclamant le califat, le 29 juin 2014. Cette décision, abondamment commentée depuis, a parfaitement symbolisé les ambitions du mouvement et confirmé la profondeur historique du ressentiment à la base de l’idéologie jihadiste. Sévèrement critiquée par nombre de responsables religieux musulmans, cette restauration a comme frappé de stupeur les jihadistes orthodoxes rassemblés sous la bannière d’Al Qaïda mais en a séduit d’autres, moins sourcilleux et plus nombreux.
La rupture entre l’organisation historique et l’Etat islamique, actée le 2 février 2014 par un communiqué sans appel signé d’Ayman Al Zawahiry, le successeur d’Oussama Ben Laden à la tête d’AQ, reposait sur des divergences ponctuelles (schématiquement, la question du contrôle du Jabhat Al Nusra en Syrie) et des désaccords doctrinaux anciens, à commencer par la lutte acharnée de l’EI envers la communauté chiite. Ce dernier point, fondamental, avait d’ailleurs provoqué des tensions d’un intensité inédite entre AQ et ce qui était alors la plus turbulente de ses filiales. Quelques mois après le début de l’insurrection contre les troupes anglo-américaines en Irak, il était en effet apparu assez nettement que le groupe d’Abou Moussab Al Zarkawi, par sa capacité à agglomérer en son sein des combattants motivés aussi bien par le nationalisme que par un projet religieux, ne serait pas comparable aux autres alliés ou affidés d’Al Qaïda. Peut-être dès ce moment la rupture était-elle écrite.
Les ambitions politiques affichées par ce qui finira par devenir l’EI ne doivent cependant pas être considérées comme de spectaculaires nouveautés. Le mouvement n’est ainsi pas le premier de la mouvance à avoir souhaité prendre le pouvoir, et il serait très réducteur de ne voir dans les modes d’action jihadistes que la simple expression d’un nihilisme sans merci. En Algérie, en 1994, le Groupe islamique armé (GIA) a ainsi bien failli abattre le régime pour y installer son propre système politique, et plusieurs organisations, comme la Jemaah Islamiyah (JI) indonésienne, ont affiché des ambitions de gouvernance, locales ou régionales.
Le caractère inédit de l’EI ne provient donc pas de sa volonté de gérer des territoires conquis, ce qu’Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) confiera à ses alliés locaux au Mali entre 2009 et 2012, mais de sa spectaculaire réussite. L’EI est en effet la première organisation jihadiste à avoir accompli son projet et à avoir dépassé la posture, finalement très confortable, de l’opposition systématique aux Etats constitués par la pratique intensive du terrorisme et la guérilla. Le mouvement gère désormais de vastes territoires peuplés et économiquement viables et s’est, de façon de très cohérente, proclamé Etat.
Les références politiques, historiques et religieuses, des dirigeants de l’EI ne pouvaient, même s’il est aisé de prévoir le passé, que les conduire à dépasser le stade d’un émirat pour affirmer, après avoir bien failli faire tomber Bagdad, ville symbole à plus d’un titre, un califat, stade suprême d’un régime islamique. En Afghanistan, les Taliban, pourtant dirigés par un responsable politico-relgieux considéré comme un guide, le mollah Omar, s’étaient bien gardés de franchir ce pas en 1996. Au Yémen, au temps de sa splendeur, Al Qaïda dans la Péninsule arabique (AQPA), gérait des gouvernorats arrachés au régime sous le nom d’Ansar Al Sharia en les qualifiant d’émirats.
Dans un fameux communiqué commun diffusée au mois de juillet 2014, AQPA et AQMI adoptèrent d’ailleurs une position mêlant stricte allégeance à Al Qaïda et reconnaissance des mérites et succès de l’Etat islamique. Les deux organisations appelèrent alors à la solidarité de tous au profit de l’EI contre ceux qui l’attaquaient et reprochèrent principalement au mouvement syro-irakien d’être allé vite en besogne en proclamant le califat sans réunir les principaux responsables de la mouvance, chefs de mouvements et idéologues. Le refus du califat n’est, évidemment pas tant un refus de principe – qui serait étonnant au vu des ambitions des uns et des autres – qu’une désapprobation de la méthode. La proclamation du califat, au-delà du choc politique et religieux, marque d’abord la fin d’une époque, celle de la domination, réelle ou symbolique, de la mouvance jihadiste par Al Qaïda, l’organisation à l’origine de la réelle internationalisation du phénomène.
L’émergence de l’Etat islamique doit ainsi plus être vue comme un brutal passage de témoin entre deux acteurs d’une même menace que comme un changement complet. La rupture provient sans doute plus de sa puissance que de la proclamation d’un califat que la mouvance jihadiste appelle de ses vœux et inscrit dans ses programmes depuis des décennies.
Gouverner ou combattre, gouverner et combattre
Il n’est sans doute pas inutile de rappeler qu’Al Qaïda se voulait, dans ses premières années, une base, un point d’appui idéologique, financier et logistique dont l’ambition était d’accompagner et de guider les mouvements déjà engagés dans le jihad ou de créer des vocations par l’exemple. Cette volonté d’entraîner et d’initier fut théorisée par Ayman Al Zawahiry – fidèle en cela à sa formation de Frère musulman – sous l’expression d’avant-garde de la conquête.
Illustrant à la perfection les réflexions de Carlos Marighella, Al Qaïda décida de faire la propagande de son combat par ses actions. Comme toujours, le cycle, pour la première fois à l’échelle mondiale, d’action/répression fut profitable aux terroristes, qui profitèrent des conséquences de la puissance de la mobilisation lancée contre eux. Adossée aux Taliban, Al Qaïda luttait contre les Etats-Unis et leurs alliés afin de les contraindre à se retirer du Moyen-Orient, ce qui devait entraîner, à terme, la chute des régimes militaires et des monarchies du Golfe. Jamais dans les ambitions d’AQ ne figura la gestion de territoires, et en Afghanistan même l’organisation fut loin d’avoir le contrôle de l’ensemble des camps d’entraînement finalement détruits en 2001.
Le groupe, en revanche, tissa des alliances avec des mouvements locaux, engagés dans des luttes politiques, sociales, irrédentistes, ou sut générer des vocations. Al Qaïda, qui reçut même quelques allégeances (AQPA 1ère et 2e générations, AQMI), ne se mêla ainsi jamais de gouvernance. Selon sa doctrine, le moment de la gestion d’un Etat viendrait en son temps – et il n’est pas interdit de penser que personne n’était vraiment pressé d’atteindre ce stade.
Plus puissante des franchises d’AQ, l’Etat islamique, qui fut même, un temps, Al Qaïda en Irak (entre 2004 et 2006) n’a, en revanche, jamais caché ses ambitions politiques locales, et c’est en raison de cette posture et de ses excès que les tensions sont apparues avec AQ. On aurait tort, cependant, d’opposer les deux organisations sur l’essentiel.
Pour l’Etat islamique comme pour Al Qaïda, en effet, le jihad global reste au cœur de leur vision du monde, de leurs alliés comme de leurs ennemis. L’EI n’est pas seulement un groupe sectaire sunnite irakien mais bien une authentique organisation internationale dont les ambitions dépassent, et de loin, la défense d’une communauté contre une autre. La restauration du califat dit tout, d’ailleurs, de cette volonté de gouverner bien au-delà des frontières irakiennes et de rassembler les « vrais croyants », défenseurs d’une oumma ni plus ni moins fantasmée en 2014 qu’elle l’était par Oussama Ben Laden dans les années ’90.
Au début de la guerre civile algérienne, le GIA avait recréé les wilayas (provinces) de la guerre d’indépendance, à des fins purement opérationnelles. L’EI a, lui aussi, dessiné des wilayas, mais dans le but de gouverner et d’administrer. Le chercheur Romain Caillet en a dénombré 26, réparties dans neuf pays (Irak et Syrie, bien sûr, mais aussi en Afghanistan, au Pakistan, en Arabie saoudite, au Yémen, en Algérie, en Egypte en Libye).
Les plus importantes diffusent d’ailleurs régulièrement des rapports d’activité.
La présence de ces wilayas dans près d’une dizaine de pays contredit la thèse des motivations seulement locales de l’EI. Le mouvement séduit parce que son dynamisme incarne la nouvelle génération du jihad. Celle-ci ne rejette pas l’héritage d’Al Qaïda mais a choisi de faire les choses plus rapidement. Quand il fallait des mois, voire des années, de discussions entre un candidat à l’allégeance et AQ avant son intégration formelle, l’EI accepte toutes les (bonnes) volontés, tous les ralliements, parfois par un seul communiqué de son chef. Le groupe, ainsi, se comporte plus comme une puissance politique séculaire que comme un mouvement religieux, et les points de doctrine sont manifestement de moins de poids que l’obtention de nouveaux territoires et de nouvelles ressources.
L’Etat islamique n’est peut-être pas un Etat à nos yeux, mais il se voit comme tel et agit ainsi, cherchant des alliances, prenant le contrôle de territoires pour frapper ses ennemis, gérant son budget et défiant le monde. Il reste aussi, profondément, une organisation terroriste par la façon dont il pratique la violence à des fins de pression politique et dont il glorifie les attentats commis en son nom.
Jihad local ET jihad global
L’Etat islamique a choisi de gouverner et de combattre. Il a poussé la logique de ses prédécesseurs à ses limites, et la proclamation du califat peut être considérée comme un acte aussi symboliquement fort que l’ont été les attentats du 11 septembre 2001 pour Al Qaïda. Il y a là une étape primordiale, presque fondatrice, qui fait que plus rien ne sera plus jamais comme avant.
Alors qu’AQ avait gagné les cœurs et les esprits de la mouvance islamiste radicale en défiant les Etats-Unis, au Moyen-Orient, en Afrique puis sur leur territoire, l’EI a choisi de se placer en successeur plus ambitieux, poursuivant la lutte sans s’interdire de créer un Etat. La comparaison mériterait sans doute d’être affinée, mais l’EI évoque une fusion entre les Taliban, régime politico-religieux radical local, et AQ, groupe politico-religieux local au combat mondial.
L’EI semble donc être, non pas une rupture avec l’héritage d’AQ mais bien plutôt une évolution spectaculaire, reprenant à son compte des pratiques anciennes, utilisant au mieux Internet pour diffuser en quasi direct sa violence. La maîtrise dont le groupe fait preuve en matière de communication est, là aussi, sans équivalent et constitue un des défis les plus importants que doivent relever ses adversaires.
A ce titre, la diffusion régulière de vidéos d’assassinats d’otages participe d’une démarche très rationnelle visant à défier ses adversaires, à impressionner les opinions publiques et à contraindre les puissances, moyen orientales ou occidentales, à déclencher des opérations militaires. Limitées, pour des raisons politiques intérieures, à des campagnes aériennes, ces offensives, malgré les pertes qu’elles infligent, ne sont pas en mesure de détruire l’EI. Celui-ci, en se livrant à une surenchère dans la violence auxquelles ses ennemis ne sont pas capables d’apporter des réponses, estime révéler leur faiblesse et, partant, incarner la revanche à laquelle aspirent les jihadistes contre ceux censés les opprimer.
La confrontation demeure une des nécessités du jihadisme, idéologie sans grand raffinement n’existant que par opposition à d’autres, ne vivant que pour le combat, dont il tire gloire et légitimité. Cette nécessité, vitale, implique le recours au terrorisme pour punir et provoquer, et l’utilisation intensive d’une propagande maîtrisée pour démultiplier les effets de cette méthode. L’EI, à cet égard, ne fait que reprendre, à une échelle inédite, les méthodes initiée par AQ, dont les assassinats d’otages, déjà vus au Pakistan, au Yémen ou en Arabie saoudite.
Une revue comme Dabiq doit, de même, beaucoup à Inspire, l’organe d’AQPA dans lequel l’organisation yéménite diffuse ses menaces, analyse ses actions passées, donne des conseils et montre en exemple des figures tutélaires de la mouvance. Le recours à des terroristes isolés – qui relève plus de la menace que de la réalité – n’est pas non plus à innovation de l’EI, qui ne fait que reprendre les préconisations de certains des idéologues jihadistes orthodoxes les plus respectés.
L’incorporation à l’EI de combats menés loin de son cœur historique constitue une autre preuve de la continuité de ses méthodes. Le groupe ne déroge ainsi pas à la fameuse articulation entre jihads locaux et jihad global, les premiers nourrissant le second. Les combats en Libye ou dans le Sinaï participent ainsi, aux yeux des opinions occidentales, premières visées, à l’élaboration d’une menace globale qui détermine la politique des Etats, les mobilise et pèse sur la conduite de leurs affaires.
On peut gloser à loisir sur les échecs de l’EI à transformer un mouvement de guérilla en un Etat répondant aux critères bien connus, mais on ne peut nier que le groupe ne peut plus être réduit à ce qu’il était il y a un an. Sa pratique de la violence, apparemment sans limite, l’impact que son idéologie a dans les débats publics, la rapidité de son expansion – grâce aux mêmes ressorts dont a bénéficié AQ il y a 15 ans, et sa technicité en font non pas une rupture mais une évolution spectaculaire, qu’il ne faut ni surestimer ni sous-estimer. Le mouvement, pour l’heure, bénéficie de ce qui a toujours manqué à ceux qui affrontent le jihadisme : une cohérence et une coordination dépassant l’invocation ou la coopération sécuritaire tactique.
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