Anthony La Rocca
« Cette fidélité à soi-même qui est tout de même l’essentiel » C. Péguy
L’homme des paradoxes apparents, des oxymores de la pensée. C’est peut-être une première manière d’appréhender Péguy, ce patriote internationaliste, ce chrétien anticlérical, cet anarchiste craignant le désordre comme engendrant « la servitude » (1). Il a notamment clamé : « La République, notre Royaume de France ». Il est un libre-penseur : son chemin est chaotique mais son être ne se renie jamais, ne cesse de s’approfondir, de se polir toujours d’avantage. Dans Notre jeunesse, il écrit : « On peut publier mes œuvres complètes, il n’y a pas un mot que j’y changerais. » Fort polyvalent en matière littéraire, cet artiste, philosophe et théologien est tant un poète pieux qu’un polémiste redouté.
Cependant, au-delà de sa « cathédrale » de pensée, Péguy est, comme le décrit J. Julliard, « un véritable professeur de vie. » Son parcours lui-même, d’Orléans à Paris, de Paris à Chartres, et jusqu’au champs de bataille, où il fut tué debout allant « à l’ennemi », doit être étudié pour ne pas passer à côté de sa discipline intellectuelle inébranlable et de sa figure martiale. « La petite vie », la vie privée, pour Péguy, ne doit jamais être effacée derrière la vocation publique (2) : ils doivent être insécables. C’est ainsi qu’il faut interpréter la « petite vie » de Jeanne d’Arc qu’il rédige à plusieurs reprises.
Enfance et engagement
« Tout est joué avant que nous ayons douze ans » C. Péguy, L’Argent
Il sied bien de débuter par le commencement. Le petit Péguy vit son enfance dans un cadre féminin – son père menuisier ayant été emporté par la maladie après la guerre franco-prussienne – qui l’a initié aux rudiments du catholicisme. D’ascendance modeste, il observe sa mère rempailler des chaises, l’aide dans sa tâche, développe un goût pour le travail soigné, fait maison. Il dit y avoir touché l’Ancienne France.
Le cours de sa vie change grâce à un professeur bienveillant ( T. Naudy) qui lui a offert le privilège coûteux des grandes études en 1885, de la culture classique, à l’image d’un petit Proudhon admis au collège royal de Besançon en 1809. L’élitisme bourgeois était, encore à l’ère de la Troisième République naissante, tempéré par des professeurs soucieux d’accorder des bourses aux prodiges de la nouvelle génération. Péguy octroiera à son enseignant une reconnaissance éternelle. Il nuancera ainsi la sociologie déterministe, lui qui a vécu personnellement une réussite paradoxale.
« Hussards noirs » et prêtres l’instruisent conjointement. Péguy est guidé par le désir d’apprendre. S’il peut désormais nommer ce qu’il ne pouvait pas en son enfance, son obsession est de lui rester fidèle, de se souvenir. Il retiendra éternellement les deux métaphysiques qui l’ont forgé, celle de l’Église et celle de l’École.
Témoin de l’antisémitisme grimpant à l’occasion de l’affaire Dreyfus, le parti du capitaine forgera son premier engagement, le pilier, celui de la Vérité et de la Justice. Pour lui, une seule injustice bouleverse l’harmonie du tout, tel un ouvrage souffrant d’une tare. Il était en outre un vibrant admirateur de Jean Jaurès. Le socialisme apparaît au repêché, qui du haut de ses quinze ans se proclamait « absolument révolutionnaire », comme la clé des problèmes sociaux de son temps (3).
Il aimait converser, Péguy, au sein de sa chambre de normalien, qu’il baptise « Thurne Utopia ». Crépitaient alors en ce lieu les aspirations antibourgeoises et anticapitalistes d’une certaine jeunesse française. Péguy, issu de la tradition Fouriériste française, était alors convaincu qu’il fallait libérer l’homme de tous les jougs, qu’ils soient économiques, sociaux ou moraux.
Péguy, un socialiste singulier
Cependant, Péguy divorce rapidement avec Jaurès sur des points essentiels. Il faut accuser parallèlement les errements progressifs du Jauressisme et la maturation politique de Péguy. À l’uniformisation forcenée des courants socialistes, au monolithisme, ce dernier oppose la nécessaire pluralité des opinions à la vitalité du mouvement. Il porte en horreur l’idée d’un « art socialiste », semblant relever du « jésuitisme », vante un « art libre » (4), émanant des individualités. Mais encore, non sans lien avec ce qui précède, alors que Jaurès, hégélien et évolutionniste, avance que l’Homme marche vers la perfection, Péguy vitupère contre l’absurde « fatalité bienveillante », conduisant à l’attentisme (5) et à la déconsidération pour les dommages du progrès. Il suit par conviction celui qui sera son maître : Henri Bergson.
Sa critique virulente suite à l’affaire des fiches, et sa verve contre les ennemis de la nation termine la rupture. L’antimilitarisme de Hervé, publiant Leur Patrie avec le soutien de Jaurès, lui est en effet inconcevable. La République étant l’amour de la patrie, la guerre défensive est une nécessité : il élabore Notre Patrie. Péguy y écrit : « Rien n’est plus meurtrier comme la faiblesse et la lâcheté ». Il est un socialiste refusant le dogme (6), attaché charnellement à la spiritualité et à la mystique (7).
À l’évidence Péguy n’est pas Jaurès. Le pragmatisme politique n’est pas de son personnage, lui qui mène une « petite vie » de vertu privée.
Il prend son contre-pied par le projet même des Cahiers de la quinzaine – dont l’ouvrage étudié est le sixième de la quatorzième série – exaltant le dialogue entre libres consciences. Cahiers de la quinzaine qu’un second Charles, général de son état, posera à son chevet.
L’homme des paradoxes apparents, des oxymores de la pensée. C’est peut-être une première manière d’appréhender Péguy, ce patriote internationaliste, ce chrétien anticlérical, cet anarchiste craignant le désordre comme engendrant « la servitude » (1). Il a notamment clamé : « La République, notre Royaume de France ». Il est un libre-penseur : son chemin est chaotique mais son être ne se renie jamais, ne cesse de s’approfondir, de se polir toujours d’avantage. Dans Notre jeunesse, il écrit : « On peut publier mes œuvres complètes, il n’y a pas un mot que j’y changerais. » Fort polyvalent en matière littéraire, cet artiste, philosophe et théologien est tant un poète pieux qu’un polémiste redouté.
Cependant, au-delà de sa « cathédrale » de pensée, Péguy est, comme le décrit J. Julliard, « un véritable professeur de vie. » Son parcours lui-même, d’Orléans à Paris, de Paris à Chartres, et jusqu’au champs de bataille, où il fut tué debout allant « à l’ennemi », doit être étudié pour ne pas passer à côté de sa discipline intellectuelle inébranlable et de sa figure martiale. « La petite vie », la vie privée, pour Péguy, ne doit jamais être effacée derrière la vocation publique (2) : ils doivent être insécables. C’est ainsi qu’il faut interpréter la « petite vie » de Jeanne d’Arc qu’il rédige à plusieurs reprises.
Enfance et engagement
« Tout est joué avant que nous ayons douze ans » C. Péguy, L’Argent
Il sied bien de débuter par le commencement. Le petit Péguy vit son enfance dans un cadre féminin – son père menuisier ayant été emporté par la maladie après la guerre franco-prussienne – qui l’a initié aux rudiments du catholicisme. D’ascendance modeste, il observe sa mère rempailler des chaises, l’aide dans sa tâche, développe un goût pour le travail soigné, fait maison. Il dit y avoir touché l’Ancienne France.
Le cours de sa vie change grâce à un professeur bienveillant ( T. Naudy) qui lui a offert le privilège coûteux des grandes études en 1885, de la culture classique, à l’image d’un petit Proudhon admis au collège royal de Besançon en 1809. L’élitisme bourgeois était, encore à l’ère de la Troisième République naissante, tempéré par des professeurs soucieux d’accorder des bourses aux prodiges de la nouvelle génération. Péguy octroiera à son enseignant une reconnaissance éternelle. Il nuancera ainsi la sociologie déterministe, lui qui a vécu personnellement une réussite paradoxale.
« Hussards noirs » et prêtres l’instruisent conjointement. Péguy est guidé par le désir d’apprendre. S’il peut désormais nommer ce qu’il ne pouvait pas en son enfance, son obsession est de lui rester fidèle, de se souvenir. Il retiendra éternellement les deux métaphysiques qui l’ont forgé, celle de l’Église et celle de l’École.
Témoin de l’antisémitisme grimpant à l’occasion de l’affaire Dreyfus, le parti du capitaine forgera son premier engagement, le pilier, celui de la Vérité et de la Justice. Pour lui, une seule injustice bouleverse l’harmonie du tout, tel un ouvrage souffrant d’une tare. Il était en outre un vibrant admirateur de Jean Jaurès. Le socialisme apparaît au repêché, qui du haut de ses quinze ans se proclamait « absolument révolutionnaire », comme la clé des problèmes sociaux de son temps (3).
Il aimait converser, Péguy, au sein de sa chambre de normalien, qu’il baptise « Thurne Utopia ». Crépitaient alors en ce lieu les aspirations antibourgeoises et anticapitalistes d’une certaine jeunesse française. Péguy, issu de la tradition Fouriériste française, était alors convaincu qu’il fallait libérer l’homme de tous les jougs, qu’ils soient économiques, sociaux ou moraux.
Péguy, un socialiste singulier
Cependant, Péguy divorce rapidement avec Jaurès sur des points essentiels. Il faut accuser parallèlement les errements progressifs du Jauressisme et la maturation politique de Péguy. À l’uniformisation forcenée des courants socialistes, au monolithisme, ce dernier oppose la nécessaire pluralité des opinions à la vitalité du mouvement. Il porte en horreur l’idée d’un « art socialiste », semblant relever du « jésuitisme », vante un « art libre » (4), émanant des individualités. Mais encore, non sans lien avec ce qui précède, alors que Jaurès, hégélien et évolutionniste, avance que l’Homme marche vers la perfection, Péguy vitupère contre l’absurde « fatalité bienveillante », conduisant à l’attentisme (5) et à la déconsidération pour les dommages du progrès. Il suit par conviction celui qui sera son maître : Henri Bergson.
Sa critique virulente suite à l’affaire des fiches, et sa verve contre les ennemis de la nation termine la rupture. L’antimilitarisme de Hervé, publiant Leur Patrie avec le soutien de Jaurès, lui est en effet inconcevable. La République étant l’amour de la patrie, la guerre défensive est une nécessité : il élabore Notre Patrie. Péguy y écrit : « Rien n’est plus meurtrier comme la faiblesse et la lâcheté ». Il est un socialiste refusant le dogme (6), attaché charnellement à la spiritualité et à la mystique (7).
À l’évidence Péguy n’est pas Jaurès. Le pragmatisme politique n’est pas de son personnage, lui qui mène une « petite vie » de vertu privée.
Il prend son contre-pied par le projet même des Cahiers de la quinzaine – dont l’ouvrage étudié est le sixième de la quatorzième série – exaltant le dialogue entre libres consciences. Cahiers de la quinzaine qu’un second Charles, général de son état, posera à son chevet.
Notes |
1 « L’ordre seul fait la liberté, le désordre fait la servitude ». Les Cahiers de la quinzaine, 5 novembre 1905 2 « Les vocations publiques ne sont jamais que des îlots, c’est le privé qui est la mer profonde. » Notre jeunesse (1910) 3 Sa « conversion » au socialisme est présenté comme « le plus grand événement de [sa] vie morale », lettre à Théo Woehrel, 7 Août 1895. 4 « La Révolution sociale nous donnera la libération de l’art. Elle nous donnera un art libre, mais non pas un art socialiste » Réponse brève à Jaurès (I, 544). 5 « Si rien ne fait de mal, nous n’avons plus qu’à ne rien faire, nous n’avons plus qu’à ne rien empêcher » Par ce demi-clair matin (II, 96-97). 6 « Je n’éprouve aucun besoin d’unifier le monde » Casse- Cou ! 1901. 7 « Notre dreyfusisme même et notre socialisme était profondément spiritualiste […] profondément mystique » Notre Jeunesse, 1910. |
Source: |
Le bréviaire des patriotes