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mardi 14 avril 2015

Spengler, Lasch, Bourget : culture et décadence



Spengler, Lasch, Bourget : culture et décadence
Avant de se demander trivialement qu’est-ce qu’une culture ou société décadente il faudrait peut-être réfléchir – et notre époque nous y oblige – à la possibilité même d’une telle interrogation. En effet, peut-on encore, sans provoquer l’incompréhension générale, associer culture et décadence ? Notre culture n’aurait-elle tout simplement pas anémié les préjugés intellectuels ou les outils conceptuels requis pour détecter un éventuel état de décadence ? Nous ne prétendons pas répondre sérieusement à ces questions dans ce court article mais simplement jeter, ci et là, quelques pistes de réflexion dont l’articulation devrait permettre d’esquisser les présupposés théoriques d’une rhétorique de la décadence.

Nous avons déjà vu (1) qu’un des traits de la médiocrité s’exprime dans une rupture du sens historique parfaitement illustrée par l’homme-masse et Festivus festivus. Un rapport à l’histoire décadent n’est pas autre chose qu’une culture de l’oubli, du pur présent. D’aucuns s’enivrent de ce présent jusqu’à la pâmoison, d’autres lui font révérence et le presse jusqu’à en extraire le jus aigre du progrès perpétuel. Il s’agit d’un progrès amnésique ayant pour seul critérium une propension à dynamiter les cadres institutionnels, à émanciper, à promouvoir le relativisme culturel. Différent à la fois de l’idéalisme politique des Lumières et des doctrines du salut par l’histoire (matérialisme historique et idéalisme absolu) dont pourtant il procède, l’idée actuelle de progrès tend à l’inauguration d’un état au sein duquel la notion même de décadence perd son sens, à savoir un état de déconstruction maximale et d’identité commune minimale. Notre vision du progrès (celle, du moins, des « élites » en place) repose sur une architecture conceptuelle peu propice à développer une sensibilité conservatrice ou réactionnaire et donc une lecture de notre civilisation en terme de déchéance.

La décadence suppose toujours la trace d’une chute (le péché originel, l‘hybris, ou le mythe de l’âge d’or), une dégénérescence (Chez Morel par exemple, qui définit la dégénérescence comme une déviation du « type primitif » lui-même produit de la création divine et « créé pour atteindre le but assigné par la sagesse éternelle ». Il y a dégénérescence « si les conditions qui assurent la durée et le progrès de l’espèce humaine, ne sont pas plus puissante encore que celles qui concourent à la détruire et à la faire dégénérer », autrement dit lorsque nous constatons une « déviation maladive d’un type primitif ».) ou un déclin (voir Oswald Spengler). L’idée de décadence se réalise pleinement lorsque le temps des horloges ne conserve plus mais dégrade et qu’une harmonie ou un ordre naturel se défait. A l’inverse, il devient impossible d’asseoir une critique basée sur une rhétorique de la décadence à l’heure où l’exaltation chimérique d’un progrès sans fin et d’une culture déconnectée de la nature alimentent les esprits. N’importe quelle matrice culturelle offre la possibilité de penser les changements en terme de progression ou de régression, de mieux ou de moins (l’imagination humaine est sans limite pour inventer des étalons de mesure autorisant de tels jugements), mais il n’est peut-être pas vrai que toutes les cultures ou civilisations (sous-entendu les individus allant dans le sens de cette culture et non pas, bien sûr, les figures de la réaction) puissent penser la décadence, c’est-à-dire appréhender la déliquescence dans son aspect le plus absolu, le plus fondamental, à l’échelle, précisément, d’une civilisation.

Culture de l’oubli où gît pourtant encore la certitude d’un progrès ; où l’histoire ressemble à une fonction exponentielle traduisant l’ascension infinie dans laquelle l’homme du présent entretient l’illusion d’un devoir de prolongement. Quoi prolonger exactement ? Ce qui a le goût et l’odeur du présent. Or, la possibilité d’une décadence est toujours ouverte lorsque nous entretenons une vue cyclique ou providentielle de l’histoire. Par exemple, « La conception biblique de l’histoire avait, nous dit Christopher Lasch, après tout, plus de points communs (…) avec la conception classique, telle qu’elle fut reformulée au cours de la Renaissance, qu’avec la louange moderne du progrès. Ce qu’elles partageait était une conscience du « sort des sociétés menacées » – une intelligence du fait que la qualité contingente, provisoire et finie des choses temporelles trouve sa démonstration la plus vivace non seulement dans la mort des individus, mais dans la grandeur et la décadence des nations ». L’histoire chrétienne, sous sa forme providentielle, demeure impénétrable et se rapproche sans doute davantage de la conception cyclique de l’antiquité ou de la fortune machiavélienne que de la conception linéaire ou rectiligne que nous connaissons. L’espérance chrétienne évolue très loin d’une interprétation progressiste de l’histoire ; son essence ne réside « ni dans le paradis sur terre de la fin de l’histoire, ni dans la christianisation de la société et les perfectionnements moraux qu’elle impliquerait », mais « dans « la conviction que la vie est une affaire délicate », « que rien n’y est jamais tenu pour acquis, que rien de temporel n’est capable de porter le fardeau de la foi humaine »» (Richard Niebuhr cité par Christopher Lasch).

Similairement, la théorie d’Oswald Spengler, annonçant le déclin inévitable de l’Occident, se raccroche à une détermination cyclique d’un sens de l’histoire qu’il estime être en mesure de saisir. Selon lui, le déclin de la culture occidentale s’amorce dans les civilisations qui elles-mêmes représentent le dernier souffle d’une culture, « son achèvement et sa fin » ou encore « un pas de géant vers l’anorganique ». « Un siècle d’activité extensive pure, excluant la haute production artistique et métaphysique – disons franchement une époque irreligieuse, ce qui traduit tout à fait le concept de ville mondiale – est une époque de décadence ». Cette anthropologie pessimiste du déclin indexée sur un mouvement historique erratique se retrouve dans l‘Homme et la technique. Pour Spengler l’homme se distingue de l’animal par sa supériorité technique qui lui confère une force de domination inédite. Technique de forme « générique », c’est-à-dire « invariable » et « impersonnelle » – « la caractéristique exclusive de la technique humaine (…) est qu’elle est indépendante de la vie de l’espèce humaine » – au contraire, bien entendu, des animaux pour qui la « cogitation » se veut « strictement tributaire du « ici et maintenant » immédiat, et ne tenant compte ni du passé ni de l’avenir, elle ne connaît pas non plus l’expérience ou l’angoisse ». Ainsi, « l’homme est devenu créateur de sa tactique vitale (…) et la forme intime de sa créativité est appelée culture ». L’histoire de la technique n’est rien d’autre que l’histoire de la culture et de la civilisation, c’est-à-dire l’histoire d’une activité créatrice décorrélée de la « tactique de la vie ». Considérant la nature « comme du matériau et des moyens à son service », l’homme prométhéen s’éloigne toujours plus de celle-ci en y substituant, de son emprunte drue, l’artifice (l’art au sens de technique) afin de se « construire sois-même un monde, être soi-même Dieu (…) » : « c’est bien cela le rêve du chercheur Faustien ». Cette prétention génère un déphasage tragique entre l’homme et la nature puisque, en dernière analyse, « l’homme ne cesse pas d’en dépendre (…) elle continue à l’englober elle-même, lui comme tout le reste, en dépit de tout ce qu’il peut faire ». « Toute haute culture est une tragédie ». La notion de chute est ici toujours présente ainsi que l’idée d’une nature humaine désorganisée par la technique.

Dans une même perspective, mais sous un mode d’avantage psychologique qu’historique, Paul Bourget dépeint la décadence des âmes au prisme d’une riche étude littéraire ( de Baudelaire à Tourgueniev en passant par Flaubet, Taine, Stendhal et bien d’autres) dans son Essais de psychologie contemporaine. En étudiant Baudelaire il relève d’emblée le climat suffocant d’une civilisation emportant un « désaccord entre l’homme et le milieu ». A ceux qui ont cru que l’assombrissement de la littérature à cette époque n’était qu’un simple passage, « Baudelaire n’y voyait-il pas plus juste, souligne Bourget, en regardant une certaine sorte de mélancolie comme l’inévitable produit d’un désaccord entre nos besoins de civilisés et la réalité des causes extérieure ? La preuve en est que, d’un bout à l’autre de l’Europe, la société contemporaine présente les mêmes symptômes, nuancés suivant les races, de cette mélancolie et de ce désaccord. Une nausée universelle devant les insuffisances de ce monde soulève le cœur des Slaves, des Germains et des Latins. Elle se manifeste chez les premiers par le nihilisme, chez les seconds par le pessimisme, chez nous-mêmes par de solitaires et bizarres névroses ». Ensuite l’auteur précise le sens du terme décadence dans un long commentaire : « par le mot décadence, on désigne volontiers l’état d’une société qui produit un trop petit nombre d’individus propres aux travaux de la vie commune. Une société doit être assimilé à un organisme (…) l’individu est la cellule sociale. Pour que l’organisme total fonctionne avec énergie, il est nécessaire que les organismes moindres fonctionnent avec énergie, mais avec une énergie subordonnée, et, pour que ces organisme moindres fonctionnent eux même avec énergie, il est nécessaire que leurs cellules composantes fonctionnent avec énergie, mais avec une énergie subordonnée.» En effet, « si l’énergie des cellules devient indépendante, les organismes qui composent l’organisme total cessent pareillement de subordonner leur énergie à l’énergie totale, et l’anarchie qui s’établit constitue la décadence de l’ensemble ». Encore une fois, on retrouve dans les analyses de Paul Bourget une remise en cause d’un progrès perpétuel (« ceux qui croient au progrès n’ont pas voulu apercevoir cette terrible rançon de notre sécurité mieux assise et de notre éducation plus complète ») et une croyance en un ordre social immanent qu’il faut préserver et non pas engendrer.

Autre variation sous la plume de Désiré Nisard puisée dans son Études de mœurs et de critique sur les poètes latins de la décadence. Nisard fustige sous le nom de littérature décadente deux traits principaux : l’engouement pervers de la description ainsi qu’une érudition déplacée. Deux symboles d’un manque d’imagination sur le plan artistique. Cependant, il n’y pas de littérature décadente sans une décadence générale des mœurs. Alors que la description homérique se fixe sur l’humanité dans ce qu’elle possède de générique – la description brosse alors un monde commun, un homme commun, une spiritualité commune sous une multitudes de visages -, à l’inverse, la littérature décadente (notamment celle de Lucain) s’appesantit sur l’homme du divers : on passe d’une description de l’humanité à celle de l’individu. L’érudition irrigue la description et lui donne une coloration passéiste : il s’agit d’un « besoin de chercher dans les souvenirs du passé des détails que l’inspiration ne fournit pas » et non de cette érudition critique, parfaitement louable, qui consiste à amasser des faits sur une époque pour ensuite les comparer et les juger. Une fois de plus l’auteur mélange les deux fondamentaux inhérents aux discours de la décadence : la déchéance d’un passé en décomposition exprimée dans un ordre moral dévoyé. Ceux qu’il nomme « les versificateurs érudits » se rattachent à une littérature de seconde classe, une littérature dans laquelle s’épuise la grandeur des époques primitives. Alors que l’érudition de type décadente se perd dans les détails et dans la répétition d’un passé ou d’une nature révolue (on pourrait ici relever l’analogie avec le décadentisme ; notamment chez Huysmans pour qui le goût de l’érudition confine à l’exaltation de l’artifice, à l’art pour l’art – c’est-à-dire précisément ce que Nisard reproche aux versificateurs érudits – : « à coup sûr, on peut le dire : l’homme a fait dans son genre, aussi bien que le Dieu auquel il croit » nous dit des Esseintes) en s’attachant de trop près aux beautés purement descriptives (contingentes, relatives, casuels), les chef-d’œuvres primitifs (La Bible, les épopées d’Homère et de Dante, etc…) cultivent les beautés d’un ordre moral (soit des vérités éternelles valables pour toutes les époques et toutes les nations, soit ces vérités nécessaires qui fleurissent aux époques de grandeurs mais demeurent liées à une certaine culture). Chez les versificateurs érudits nous avons une simple « sensation de curiosité passagère qui résulte d’une heureuse combinaison de mots, d’une chute, d’une pointe » ; la littérature de l’âge d’or s’applique, quant à elle, à « conserver dans les formes pures et sacrées la somme des vérités pratiques nécessaires à la conservation et à l’amélioration de l’homme, dans quelque temps qu’il vive, et malgré toute ces variétés de mœurs, de société, de coutume, qui modifient son état, mais ne changent pas sa nature ».

La décadence n’a plus de sens pour une époque qui a fait table rase du passé, qui ne se situe plus vraiment par rapport au passé, et qui n’a plus une haute estime de sa propre culture : nous nous réjouissons de cet « horizon toujours ouvert à toutes les possibilité ». Ortega Y Gasset estime que dans une telle configuration, quand bien même il y aurait une décadence objectivement perceptible de notre culture, il n’est pas raisonnable de prononcer la déchéance d’une époque sentant bien que « sa vie est plus intense que toutes les vies antérieures » ; et « une vie qui ne préfère à elle-même (et peu importe les raisons) aucune autre vie d’autrefois ou de quelque temps que ce soit, et qui, par cela même, se préfère à toute autre » ne peut décemment éprouver sa propre décadence. Le paradoxe réside en ceci que ce « désir de vivre » n’est plus lié à un sentiment de grandeur, d’appartenance à une culture supérieure – toujours accompagné d’une inquiétude quant à une éventuelle chute -, mais au monde de l’enfance. La cécité nous préserverait de l’expérience intime, profonde et douloureuse d’un monde qui s’écroule. Combien de temps encore ? Les écrits dénonçant un déclin rampant de notre civilisation se multiplient (Renaud Camus, Alain Finkielkraut, Bernard Lugan, Dominique Venner par exemple) et pourraient bien traduire un désir de vivre moins intense.
 
Notes

(1) http://philitt.fr/2013/11/30/de-lhomme-masse-a-festivus-festivus-deux-visages-de-la-mediocrite/  

Source

Philitt.fr