Le relatif succès d'Alain Soral sur l'Internet est l'un
des symptômes d'une crise des idéologies contemporaines, laquelle se
traduit par des alliances et des contre-alliances objectives et/ou
subjectives intattendues.
Elles se nouent entre différentes factions idéologiques, que
tout a priori sépare. Il règne un tel confusionnisme moral et
intellectuel, sur fond d'une mondialisation qui suscite un doute
protéiforme, que les thèses les moins rationnelles trouvent preneurs.
C'est précisément Alain Soral, lui-même passé de l'extrême-gauche à
l'extrême-droite, qui constitue le pôle fixateur de ces thèses, de même
que de cet amalgame improbable.
La presse s'épanche beaucoup ces derniers temps sur le geste dit de "la quenelle"
et ses significations subversives, tantôt antisémites tantôt
trivialement vulgaires, popularisées par Dieudonné, Alain Soral et leurs
acolytes. Mais bien peu de cas est fait des transactions collusives
entre la galaxie Soral et certains membres de mouvements catholiques
néo-traditionnalistes ou intégristes et des membres de l'Union des
Organisations Islamiques de France (UOIF), à l'instar de Camel Bechikh,
président de l'association Fils de France, Albert Ali ou l'imam recteur
de Bordeaux, Tareq Oubrou, qui est leur mentor théologique.
Le dispositif d'Alain Soral est élaboré en matière de
communication publique. Il s'inscrit dans ce qu'il est convenu d'appeler
en sociologie le média-activisme. Il s'efforce habilement d'associer
les contraires, de capitaliser sur les récriminations des uns et des
autres, en lénifiant pour ce faire les antagonismes réels, aux fins
d'apparaître, en dernier lieu, comme le "Réconciliateur" des Français de
toutes origines : ethniques, religieuses et sociales. Il sait ainsi
user des fragilités identitaires d'une partie de ses concitoyens,
notamment musulmans, et de la force de conviction de ses amis de
confession musulmane (C. Bechikh et Albert Ali) pour créer de l'adhesion
autour d'un discours à la fois inclusiviste et exclusiviste. Comment
procède-t-il ? Il use précisément de registres discursifs composites qui
intrègrent des éléments de langage profane et scientifique, ainsi
qu'une dimension eschatologique et sotériologique opportunément
oecuménique, où domine une vision déterministe et manichéenne de
l'Histoire, avec, d'un côté, les gentils, et, de l'autre, les méchants.
Par ailleurs, il y ajoute de façon systématique une touche antisémite.
Pour ravir la clientèle traditionnelle (habituellement âgée entre 18 et
35 ans) du prédicateur suisse Tariq Ramadan, le président d'Égalité et
Réconciliation rappelle à dessein les liens idéologiques et structurels
objectifs de ce dernier avec la monarchie autoritaire du Qatar, qu'il
interprète cependant à sa façon, en le présentant à cet égard comme "un agent de l'Empire"
(sic), faisant "partie du système de domination" (sic), un "membre de
l'oligarchie mondialiste", "le musulman au service de l'hyperclasse
nomade", etc. Cependant, sur le plan sociétal et de la dénonciation du
sionisme, les deux se rejoignent largement, ce qui explique que les
publics peuvent être à maints égards interchangeables. Les références
doctrinales de C. Bechikh et d'A. Ali sont les mêmes que celles du
prédicateur suisse : Hassan al-Banna, Yûsuf al-Qaradhâwî, etc.
Alain Soral, Camel Bechikh et Albert Ali (disciples pourtant
initialement formés par la littérature de T. Ramadan qu'ils ne
remettent toutefois jamais en cause) manifestent volontiers leur
proximité et sympathie réciproques qui relèvent de la communauté
élective et affinitaire. Le premier relaye d'ailleurs fréquemment les
interventions des seconds, qu'il loue pour leur "patriotisme" (sic).
Qu'est-ce qui peut donc bien lier des individus aux parcours et aux
ancrages idéologiques différents, alors même qu'Alain Soral revendique
les racines chrétiennes de la France, fait la promotion d'un
nationalisme ethniciste, estimant par ailleurs que seul le Front
national se distinguerait des partis traditionnels dans son rapport
spécifique à l'identité française ?
A cette question plusieurs éléments de réponse qui sont
autant d'hypothèses explicatives. Il faut bien comprendre que chacun des
groupes d'acteurs poursuit des fins et des moyens qui peuvent
quelquefois diverger. Elles convergent néanmoins sur l'essentiel. Pour
Alain Soral, revendiquer les racines chrétiennes de notre pays, insister
sur l'identité et la souveraineté de la France, dénoncer
"l'immigrationisme" (sic) et "le droit-de-l'hommisme" (sic), c'est, de
façon stratégique, faire pièce à ce qu'il appelle "le mondialisme", qui
aurait intérêt à supprimer les frontières des nations et à faire le jeu
du "gouvernement mondial" qui cultiverait le dessein inavoué d'installer
sa capitale à Jérusalem (sic). Derrière "mondialisme" et "gouvernement
mondial" se cacherait, tel un grand marionnetiste, "une communauté
organisée", c'est-à-dire juive et sioniste cosmopolite qui soumettrait
les États-nations européens, en particulier la France, de race blanche
et de tradition catholique pluriséculaire.
La révolution française de 1789 serait l'œuvre d'une
franc-maçonnerie vouant une haine viscérale à l'encontre de la fille
aînée de l'Église. Les références d'Alain Soral au prédicateur musulman
d'origine indienne, Imran Hosein (1942), auteur de Jérusalem dans le Coran,
qui allie eschatologie et histoire, remplit une double fonction : d'une
part, elle permet d'attirer à soi un lectorat musulman ou récemment
réislamisé, qui devient alors une clientèle potentielle des réseaux
d'Égalité et Réconciliation, et, d'autre part, elle légitime et
potentalise théologiquement et politiquement un anti-judaïsme et un
anti-sionisme radical. Dans l'ensemble de ce dispositif, le juif fait
effectivement souvent office de figure repoussoir et de "causalité
diabolique".
Pour Albert Ali et Camel Bechikh, qui voient en quelque
sorte A. Soral, auquel ils empruntent la sémantique, tel un éclaireur
des masses et un défenseur sincère des valeurs traditionnelles de la
vieille France contre la dépravation des gouvernants, le rapprochement avec les milieux catholiques traditionnalistes
(Égalité et Réconciliation est souvent la courroie de transmission) et
d'extrême-droite française (dont le Front national ou ses bassins de sympathisants)
est le prolongement naturalisé de leur attachement au socle de valeurs
normatives du monothéisme en général et de l'islam hyper-conservateur.
Tôt socialisés au contact de l'Union des Organisations Islamiques de
France (UOIF) dont ils sont à notre connaissance toujours membres,
laquelle est elle-même porteuse de l'idéologie des Frères musulmans à
vocation beaucoup plus internationaliste, Albert Ali et Camel Bechikh
nourrissent, sans peur de la contradiction, deux convictions
complémentaires, loin d'être pourtant exhaustives quant à leurs
représentations sociales globales : les "élites mondialisées",
"l'oligarchie" (sic), au service de "l'Empire" (sic), ont tourné le dos à
la France traditionnelle, à son catholicisme intégraliste, via
"l'immigration incontrôlée" (sic), l'Europe (la mise en place de l'euro,
par exemple) et le mariage pour tous.
Aussi, le salut de notre pays passerait, de leur point de vue, par "une désionisation de la France"
(sic), une alliance des conservatismes religieux, en particulier du
christianisme catholique néo-traditionnaliste et un islam normatif, dans
une communion pacifiée avec la France de Jeanne-d'Arc ; l'objectif
étant de mutualiser les efforts en vue de rendre à ce pays la
reliogiosité privée et publique d'antan, et, du côté "des musulmans
patriotes", être acceptés par la majorité non-musulmane. Rien d'étonnant
par conséquent, qu'Albert Ali n'hésite pas à appeler ses
coreligionnaires à voter pour le Front national.
À ce propos, après s'être particulièrement mobilisé au sein
de la Manif pour Tous sous les ordres de Frigide Barjot, le militant
anti-mariage gay Camel Bechikh, porte-parole de la Manif Pour Tous, a désormais rejoint Ludivine de la Rochère, présidente, elle, du même collectif.