Les moutons enragés
En
commission, les sénateurs ont encore durci la proposition de loi sur la
vente de livres à distance, en proposant non seulement que les sites
internet affichent un prix de base plus élevé qu’en magasin, mais aussi
qu’ils aient l’obligation de faire payer des frais de port, même
« symboliques ».
En juin 2013, l’UMP avait déposé une proposition de loi visant à interdire la gratuité des frais de port des livres achetés sur Internet, pour faire obstacle à la jurisprudence de la cour de cassation, qui avait autorisé la gratuité de la livraison
en 2008, jugeant que ça n’était pas une pratique de concurrence
déloyale à l’encontre des marchands traditionnels, ni un contournement
illicite de la loi Lang qui impose de vendre les livres au prix voulu
par l’éditeur.
La proposition nous paraissait déjà absurde, puisqu’elle partait du
principe que la gratuité des frais de port est une réduction de prix
déguisée, alors qu’il ne s’agit que de frais de fonctionnement comme
peuvent l’être les loyers, le chauffage ou les salaires des vendeurs
dans les librairies traditionnelles. Pourquoi exiger de reporter
certains frais sur le consommateur, et pas d’autres ?
Mais depuis, loin de prendre conscience d’une telle absurdité, c’est à
qui fera pire dans la surenchère chez les parlementaires et le
Gouvernement.
En Commission des affaires culturelles de l’Assemblée Nationale, il avait ainsi été voté que les frais de port seront payants, sauf si les consommateurs se font livrer à deux pas de chez eux,
et non pas chez eux. Lors de la discussion du texte en séance plénière,
les députés avaient supprimé cette disposition grotesque, mais ils
avaient adopté une modification substantielle du texte, apportée par le
Gouvernement.
Suivant la proposition faite par la ministre de la culture Aurélie Filipppetti, les députés ont modifié le texte pour obliger à vendre plus cher les livres sur Internet
que dans les librairies physiques. Alors que ces dernières peuvent
appliquer un rabais de 5 %, le texte prévoyait que les vendeurs en ligne
doivent afficher les livres au prix fort, et qu’ils ne puissent
retrancher les 5 % qu’aux seuls frais de port éventuellement imposés.
Ainsi, un livre acheté sur Internet coûterait au minimum 100 % du prix
imposé par l’éditeur, alors que le même livre acheté dans une boutique
physique coûterait 95 % du prix. Mais il restait possible d’appliquer
des frais de port gratuits.
La double peine
Or voilà que la commission de la culture du Sénat fait pire encore. Voici désormais ce que dit le texte qui sera examiné en plénière par les sénateurs le 8 janvier prochain :
Lorsque le livre est expédié à l’acheteur et n’est pas retiré dans un commerce de vente au détail de livres, le prix de vente est celui fixé par l’éditeur ou l’importateur. Le détaillant peut pratiquer une décote à hauteur de 5 % de ce prix sur le tarif du service de livraison qu’il établit, sans pouvoir offrir ce service à titre gratuit.
Double peine. Non seulement les boutiques en ligne ne pourront pas
appliquer la réduction de 5 % sur le prix facial des livres, mais en
plus ils seront dans l’obligation de faire payer des frais de port – ils
pourront néanmoins toujours déduire 5 % du prix du livre de ces frais
de port, ce qui dans les faits devrait autoriser la gratuité.
« Afin de compléter, pour en améliorer l’efficacité, le
dispositif issu du vote de l’Assemblée nationale, votre rapporteure
propose de réguler, parallèlement à l’interdiction du rabais de 5 %
lorsqu’une commande passée en ligne est livrée à domicile, les
conditions de facturation du service de livraison« , explique la sénatrice Bazira Khiari dans son rapport
déposé mercredi dernier. Après après écarté la fixation du prix de
livraison par l’administration, ou l’obligation de faire payer le coût
exact de livraison, l’élue explique qu’il reste « a minima
l’interdiction d’offrir ce service à titre gratuit, même si, à
l’évidence, les prix pratiqués par Amazon, en raison des conditions
tarifaires obtenues auprès des logisticiens comme de sa capacité à
rentabiliser son activité sur d’autres secteurs que celui du livre,
resteront inférieurs à ceux que pourront pratiquer la majorité de ses
concurrents« .
« Même symbolique, la facturation de la livraison aura un effet psychologique sur le consommateur, en faisant disparaître un argument commercial majeur de la société américaine« , écrit-elle.
Obliger le lecteur à payer plus cher les livres qu’il commande sur
Internet, pour sanctionner le succès d’une entreprise étrangère. C’est
certainement là un exemple de politique intelligente et clairvoyante.