Affaire Dieudonné : Manuel Valls sera-t-il le premier ministre de l'Intérieur à interdire un artiste ?
François-Laurent Balssa
(Extrait d'Eléments n° 149)
En
annonçant par communiqué vouloir étudier « de manière approfondie
toutes les voies juridiques permettant d'interdire des réunions
publiques qui n'appartiennent plus à la dimension créative », Manuel
Valls, ministre de l'Intérieur, sacre du même coup Dieudonné M'Bala
M'Bala comme le plus grand artiste d'avant-garde français vivant.
Portrait d'un artiste qui renoue avec le geste inaugural du premier
modernisme en se servant de la boite à outil de l'art contemporain : le
happening, la performance, le scandale. Face aux menaces d'interdiction,
nous publions en intégralité cet article paru dans le numéro 149 de la
revue Éléments, auquel on n'enlève naturellement pas un mot, car nous n'oublions pas que seul Ubu peut renverser Tartuffe…
« Les
deux situations, aussi critiques et insolubles l’une que l’autre :
celle de la nullité de l’art contemporain, celle de l’impuissance
politique face à Le Pen ». Ainsi commençait le dernier papier de
Baudrillard à Libération, qui provoqua un beau tollé et valut à
son auteur de quitter le quotidien. Nous étions en 1997. Rien n’a
changé depuis, sinon que Dieudonné s’est invité dans la danse. L’art
contemporain est plus nul que jamais et rien ne semble en mesure
d’arrêter Dieudo, qui fait un diable aussi beau que Le Pen. C’est le
virus Ébola de l’humour : il s’insinue partout en dépit du cordon
sanitaire dressé autour de lui. On « résissssste » tant qu’on peut,
comme dans la chanson de France Gall, mais seulement dans les salles de
rédaction. Partout ailleurs, la « dieudonnisation » des esprits est en
marche, un phénomène aussi contagieux que la lepénisation. La mise en
quarantaine médiatique ne change rien à l’affaire, elle produit même des
effets contraires à ceux recherchés selon la logique des modèles
d’identification négative. Puisque c’est interdit, c’est désirable,
comme au bon vieux temps du samizdat. Depuis Mes excuses
(2004), les spectacles de Dieudo sont devenus des mots de passe, des
codes de reconnaissance que l’on échange dans la semi-clandestinité. Ecce Dieudo, aussi fort que Cartouche, Mandrin et Fantômas.
La quenelle, du body art
Entrer
dans la culture populaire, l’art contemporain en rêve depuis cinquante
ans (l’art pour tous). En vain. Dieudo l’a fait avec sa désormais
fameuse quenelle – du body art passé dans le domaine public. On
ne compte plus les quenelliers qui postent leurs œuvres sur le Net et
les réseaux sociaux, de la petite quenelle de 14 cm à la quenelle géante
de 175. Quenelliser, c’est tout un art. Le bras gauche tendu vers le
bas et le bras droit qui remonte, la main à plat, jusqu’à hauteur de
l’épaule (là, on parle de quenelle épaulée). Un geste qui n’est pas sans
danger. Deux militaires en ont récemment fait les frais pour avoir mimé
en godillots-treillis une quenelle martiale devant la synagogue Beth
David à Paris. Quoi ! Comment ? Une nouvelle affaire Carpentras ! Tout
l’appareil d’État mobilisé : le ministre de la Défense, Jean-Yves Le
Drian, l’état-major au complet, la patrie en danger, Hitler aux portes
de Paris. Mais la quenelle, c’est comme l’hydre de Lerne, vous lui
coupez la tête, cent queues repoussent (ou l’inverse). Et que dire des
si rafraîchissants Tony Parker et Boris Diaw (deux magnifiques
quenelliers au passage) levant le doigt vers le ciel sur le perron de
l’Élysée avec l’équipe de France championne d’Europe de basket.
« Au-dessus, c’est l’soleil » (le soleil, ici, s’appelle Jordan, comme
l’a rappelé Dieudo). Branle-bas de combat. Les éditorialistes qui nous
rejouent la grande peur des bien-pensants, du nom de l’hommage de
Bernanos à Drumont.
Seul Ubu peut renverser Tartuffe
Dieudo
revient de loin. C’était le Noir rêvé, militant des droits de l’homme,
universaliste, antifasciste, fruit de la bienheureuse « diversité ». La
gauche adore. Elle voit les Noirs comme si elle les avait affranchis au
dernier congrès du PS. Idéalement, ils devraient tous ressembler à
Harlem Désir. Dieudo a choisi de ressembler à Jean-Marie Le Pen
(« Jean-Ma », pour les intimes). L’imprévu dans l’histoire, comme disait
Dominique Venner, l’accident industriel, une sorte de Seveso pour
l’antiracisme : la rencontre d’un griot africain et du dernier menhir
d’Occident, borgne de surcroît. À partir de cette date, Dieudo entrait
dans la cour des grands, désertée depuis la mort de Céline (le premier
nom venu à la bouche des spectateurs de Mes excuses, le plus
beau bras d’honneur – ancêtre de la quenelle – au système). Dix ans
après, Dieudo est devenu champion du monde des happenings
politico-loufoques. Quel artiste contemporain peut aligner un pareil
palmarès ? Le prix de l’infréquentabilité à Robert Faurisson. Le voyage
en Orient façon circuit touristique du Hezbollah : étape au Sud-Liban,
pèlerinage à Téhéran, conférences de presse à Damas et Alger. L’amitié
avec Soral (la soralisation, elle aussi, est en marche – voir Le Monde
diplomatique d’octobre). Une fille, Plume, portée sur les fonts
baptismaux par « Jean-Ma ». La participation, à titre de témoin, avec
Ilich Ramírez Sánchez, dit Carlos, à la prison de Poissy au mariage gay
de deux codétenus qui revendiquent la paternité de la fille de Rachida
Dati : Alfredo Stranieri, surnommé « le tueur aux petites annonces », et
Germain Gaiffe, condamné à trente ans de prison pour avoir assassiné et
démembré un homme. Hénaurme.
Que
pèsent les provocations Dada et les enfantillages surréalistes à côté
de la chanson « Shoananas » (sur l’air de « Chaud Cacao » d’Annie Cordy)
? C’est la technique du ready-made – l’audace en plus –
appliquée à l’« industrie de l’Holocauste », pour reprendre l’expression
de Norman Finkelstein. Moralité : seul Ubu peut renverser Tartuffe. Au
regard des interdits contemporains, il n’y a pas de transgression plus
forte. Dieudo délivre l’art contemporain du mal, il le renvoie à son
impuissance vertueuse. À tout prendre, c’est le seul artiste
d’avant-garde. La raison à cela ? Il renoue avec le geste inaugural du
premier modernisme en se servant de la boîte à outils de l’art
contemporain : l’intervention dans le champ public, le happening,
la performance, le scandale – tout ce que le slavisant Gérard Conio a
appelé la « théologie de la provocation ». On peut trouver à redire sur
cette théologie. Il n’en demeure pas moins qu’elle a été pratiquée avec
éclat par quelques grands noms, le premier et plus grand d’entre eux,
Rimbaud, qui en a touché rapidement les limites. Une fois Rimbaud mort,
tous les Duchamp du monde se sont mis à danser sur son cadavre immense.
La théologie est devenue farce et la provocation mondaine. En
labellisant ses urinoirs et en ajoutant des moustaches à La Joconde,
Duchamp inventait la provocation anodine, qui ne demandait qu’à passer à
l’état de procédé publicitaire. Ce qui ne manqua pas d’arriver. Depuis
lors, le mode d’intervention préféré des « artisses » (Louis-Ferdinand
Céline), c’est le simulacre de la provocation. Cela donne de légers
émois sexuels à toutes les Marie-Chantal de l’art contemporain. Des
provocations éventées et convenues qui fonctionnent comme des coups
marketing à la manière des publicités Benetton. Zéro risque, la
signature du niveau zéro de l’art. Des petits pets dans l’eau, des
éviscérations en 3D, des automutilations pour rire, des installations
ineptes situées quelque part entre le stade banal et le stade anal. Le
charlatanisme, mais sans l’humour. La provocation, mais sans la prison.
Le mal, mais sans la damnation éternelle. Le saut dans le vide, mais du
haut d’un tabouret.
Dieudo, enfant de Loki, le dieu fripon
Tout
le contraire de Dieudo, lui l’enfant de Loki, le dieu fripon de la
mythologie nordique, ce « mal né contestataire » auquel Dumézil a
consacré un ouvrage. On a l’impression que c’est une rémanence du
carnavalesque médiéval. Il conjugue deux formes de transgression :
celle, politisée, de l’art moderne et celle, gullivérienne, ogresque et
histrionique, du Moyen Âge, quand le bouffon était élu pape à Mardi gras
et que la messe était dite par un âne, une mitre pontificale plantée
sur les oreilles. À lui seul, c’est le refoulé du monde contemporain qui
surgit d’abord sous un mode parodique. Shakespeare nous a embrouillé
l’esprit avec ses fous dansants et ses plaisantins virevoltants. Le vrai
bouffon vaut mieux que cela, lui qui payait au prix fort sa liberté de
parole. Car on ne dit pas impunément au roi qu’il est nu, comme dans le
conte d’Andersen – non pas seulement nu, mais aussi nul. Cette
impertinence a un prix : le roi vous coupait la langue. Les démocraties
n’agissent pas différemment : elles débranchent le micro.
Pendant
que ces Messieurs de l’art contemporain finissent accrochés aux murs
des Guggenheim du monde entier, à Beaubourg, dans les fonds pensionnés
des FRAC, célébrés par les médias, adulés par les galeristes,
plébiscités par les maisons de vente, Dieudo se voit interdit de
spectacle, convoqué devant la 17e chambre correctionnelle,
boycotté par les journalistes. Cherchez l’erreur. La « tradition du
nouveau » décrite par Harold Rosenberg apparaît désormais pour ce
qu’elle est : un conformisme de l’anticonformisme – l’académisme de
l’anti-académisme, une sorte d’institutionnalisation à l’envers. La
vérité, c’est que les provocations de l’art contemporain ne provoquent
plus rien. Coitus artisticus interruptus.
« La
barbarie plutôt que l’ennui ! », disait Théophile Gautier. Maintenant,
on a la barbarie et l’ennui. Il n’y a guère plus que la SPA et l’Église
catholique pour élever, de loin en loin, une protestation. Il y a
quelques mois, un amoureux de la gente féline a giflé Jan Fabre quand le
plasticien belge a organisé son lancer de chats dans l’Hôtel de ville
d’Anvers (il n’y a que dans l’art contemporain que l’on trouve des
initiatives aussi tartes, aussi communément indigentes, puériles et
frelatées. De quasi-équivalent en nullité, on ne voit guère que les
cadavres si peu exquis des surréalistes et les programmes de MTV à
l’époque de Jackass, le crapoteux en plus, la prétention en moins. Au
moins les animateurs de Jackass ne demandaient pas au bourgmestre
d’Hollywood sa bénédiction et son argent). Tout aussi insignifiant : le
« Piss Christ » d’Andres Serrano – une photo d’un crucifix immergé dans
la Sainte Urine de l’Artiste – a été « vandalisé » par un catholique qui
a pris au pied de la lettre les recommandations de Duchamp. On ne
saurait trop l’en féliciter.
Talmudisme et scolastique
On
peut s’indigner des prix atteints par l’art contemporain, trouver
indécente la spéculation sur les tableaux, être choqué par la
prodigalité des collectionneurs milliardaires, certes, mais tout cela
n’est ni plus ni moins obscène que la valeur marchande des footballeurs,
les salaires des journalistes de Canal+, la rapacité des fonds
d’investissement ou la connerie de Cécile Duflot. Le mystère de l’art
contemporain est ailleurs. Il tient à son insignifiance. Tout ça pour ça
! Avec en option la prétention discourante, les explications de texte
sentencieuses, la phraséologie emphatique de Bernard-Henri Lévy et les
ratiocinations grammatologiques de Derrida. Talmudisme et scolastique,
barbouillage et verbiage. Le verbalisme est la maladie infantile de
l’art contemporain. L’œuvre est dévorée à l’avance par son commentaire.
Un désert de signification et une inflation d’interprétations. La
théorie a pris le pas sur la praxis. Un formalisme informe, à la façon
des amibes, s’est diffusé partout. Baudelaire disait du peintre qu’il a
tué la peinture. L’artiste contemporain a fait mieux : il a tué l’art.
Le refus de la représentation devait bien aboutir un jour ou l’autre à
ce que l’art ne représente plus rien. Nous y voilà. L’art n’a plus rien à
cacher et plus rien à montrer. La part maudite s’est dégradée en part
ludique. Qui voudrait être le contemporain de ce contemporain-là ?
On
est désarmé face à autant de vacuité. Que dire ? Comment appréhender le
néant ? C’est si arrière-gardiste, si pompeux, si pompier. C’est le
triomphe du kitch et du latex, du mauvais goût siliconé et des dorures
sur béton, de Lady Gaga et des gender studies, de la musique techno et
des mangas psychédéliques, de la Gay Pride et du CAC 40, des OGM et de
la pornographie. L’art, c’est désormais tout ce qui n’en est pas. Un
ensemble de dispositifs, de « concepts », de postures, d’impostures, de
subventions, de discours auto-légitimants. Après la banalité du mal, la
banalité de l’art. Ni beau, ni laid. Rien, nothing, nada. Le vide à
l’état chimiquement pur, un trou noir sur fond noir. « Le rien est
parfait puisqu’il n’a rien à perdre et ne dérange personne », selon les
mots mêmes de Warhol, la vacuité en personne.
À
quoi bon l’art contemporain, a-t-on envie de leur dire ? Alphonse
Allais n’a-t-il pas tout dit avec sa série de toiles monochromes. Mon
préféré : le bleu sur fond bleu baptisé : Stupeur de jeunes recrues apercevant pour la première fois ton azur, ô Méditerranée !
(à faire bleuir les monochromes de Klein). Alphonse enfonce Kasimir. Ce
qui ne retire rien au génie de Malevitch, mais rendons grâce aux
bolcheviks de lui avoir imposé le retour à la figuration. En sont sortis
ses moujiks iconiques et christiques qui évoquent la célèbre nuit
d’Arzamas où Tolstoï dit avoir éprouvé une terreur « rouge, blanche,
carrée ».
Nul n’a mieux décrit ces gens-là qu’Aragon en ces vers :
Ils écrivent un braille à l’aveugle inconnu
Ils parlent un langage étrange et convenu
Où trois ou quatre mots font le bruit de la mer […]
Mais le mot-clef le mot qui les laisse béants
Pareil au coquillage où ronfle l’océan […]
Le mot géant qui les culbute c’est néant […]
Quel drame de titans miment-ils ces pygmées
On dirait à les voir et leurs verres fumés
Qu’ils attendent toujours une éclipse totale.
Sortez vos carnets de chèques !
Des
pygmées, des nains, des grossistes de l’insignifiance. Jugez-en et
sortez vos carnets de chèques (« Quand j’entends le mot culture, je sors
mon carnet de chèques », Jean-Luc Godard). Les bandes rayées de 8,7 cm
de Buren. Les feuilles de métal rouillé de Richard Serra. Les balafres
sur peinture laquée de Lucio Fontana. Le crâne serti de diamants de
Damien Hirst, vendu 100 millions de dollars (une « réflexion sur la
vanité de la vie » – mais pas de l’artiste). Les pochoirs de Banksy
qu’on arrache des murs de Londres pour les vendre à prix d’or. Les
collages aurignaciens de Jean-Michel Basquiat qui font exploser les
enchères. Le noir zébré de Soulages, l’artiste français vivant le plus
cher, qui, non content d’avoir endeuillé Conques, va avoir son musée en
tôle fuligineuse à Rodez. Et le château de Versailles ? De Jean-Jacques
Aillagon à Catherine Pégard, du « homard géant » botoxé de Jeff Koons –
alias « Mickey l’ange » – aux motifs criards et phosphorescents de
Takashi Murakami, le Monsieur Louis Vuitton de l’art contemporain. Et
maintenant Giuseppe Penone et ses arbres desséchés et minéralisés, aussi
liposucés que la Cicciolina (ex-épouse de Jeff Koons), qui évoquent des
termitières vitrifiées et des cendriers anorexiques sur pied tubé en
imitation bois. L’Arte Povera ? Art de la misère, misère de
l’art, comme eût pu dire Marx, l’accumulation primitive du capital en
sus. On en vient presque à regretter que Dame Pégard, ordonnatrice du
domaine de Versailles, ait dû déprogrammer, sous la pression du public
(ô censure!), l’immense lustre en tampons hygiéniques, « œuvre » de la
plasticienne portugaise Joana Vasconcelos (si le ridicule pouvait tuer,
l’art contemporain serait mort-né). Aillagon a montré la voie à suivre,
mais du moins faisait-il, lui, fructifier les placements de son ancien
patron, ami et mandant François Pinault, grand collectionneur de
jeff-kooneries. C’est l’avantage avec le marché de l’art, pas de délit
d’initiés ici, pas d’appel d’offres. Les copains d’abord.
Peu
importe qu’ils soient millionnaires ou prolétaires, surcotés ou
déclassés, les artistes contemporains ne sont plus que des animateurs
culturels, GO du capitalisme avancé, qui gèrent avec d’autres (la
chanson pop, le foot business, les people) les temps
libres (morts ?) des sociétés post-historiques. Professionnellement
parlant, ce sont des agents d’ambiance. Ils chauffent la salle. Dieudo
l’électrifie. Naguère, on allait chez les marchands forains voir la
femme à barbe à titre de divertissement dominical. Aujourd’hui, on va
voir en famille des « installations » éphémères, même si elles sont
constamment renouvelées. Rien ne les distingue d’un show-room
d’Ikea, d’un vide-greniers ou d’un terminal d’aéroport. Elles font
partie du mobilier urbain. Il n’y a que les enfants qui s’y
reconnaissent. Ils retrouvent un mélange qui leur est familier, fait de
mikados géants, de vitrines de Noël, de gadgets numériques, de formes
synthétiques. Quelle différence entre un Miró et un barbouillage
d’enfant fixé sur un frigo ? Les aimants et dix millions d’euros. Rien
de plus. Tous enfants, tous artistes. Les « adultes accompagnants »,
comme on dit dans les classes maternelles, sont pris à l’avance d’une
lassitude monochrome. Déjà vu, déjà lu, déjà entendu. C’est tout le
problème de l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.
On
pourrait se croire chez les fous, on trône chez les escrocs. Il y a
toute la gamme, du virtuose au médiocre, suivi par l’armée habituelle
des imbéciles. Le virtuose, c’est Andy Warhol, le meilleur élève de
Duchamp – plus pâle que Woody Allen, plus affligé que Droopy, plus
dépressif que Houellebecq. C’est la tête de gondole de l’art
contemporain. Il sérigraphiait des billets de banque, sa fausse monnaie a
fait de lui un Crésus exténué. C’est le visage du turbo-capitalisme,
son plus parfait produit dérivé. Design, sérigraphiable à l’infini et
déductible des impôts. François Derivery a montré dans ses livres et ses
chroniques combien l’art contemporain est un avatar du néolibéralisme
(mais il n’est pas que cela). Sa fonction : légitimer l’univers de la
marchandise fétichisée en affectant de la dénoncer (et cela ne change
rien à la chose si, en France, on a choisi de fonctionnariser l’artiste.
Au final, on a deux formes d’institutionnalisation, par l’État ou par
le marché).
L’école du monstrueux ridicule
Une hypothèse ? Et si l’art contemporain n’était qu’une resucée outrée de la préciosité qui a sévi au XVIIe siècle, dont le grand Molière a recueilli la sottise dans Les femmes savantes, Les précieuses ridicules et L’école des femmes.
Il suffit de retourner le primat de l’élégance. Pour le reste, c’est la
même surenchère dans le vide et la même esthétique du faux, de
l’apprêté et du simulé. À ce compte-là, les acteurs de l’art
contemporain seraient les nouveaux Trissotin ; et les plasticiennes et
autres bas-bleus les nouvelles Bélise et Philaminte. Au XVIIe siècle,
on échangeait des madrigaux grandiloquents et des galanteries au
kilomètre, on se pâmait devant la carte de Tendre et les valets jouaient
aux petits marquis poudrés. Rien de nouveau sous le soleil. On n’a
aboli ni l’affectation ni le maniérisme, mais ils ne s’exercent plus
dans les mêmes registres. Le fond de la préciosité, c’était « le
retranchement de ces syllabes sales » (Molière). Celui de l’art
contemporain, c’est l’ajout de syllabes sales et équivoques. À plus de
trois siècles de distance, le sordide et le morbide donnent ainsi la
réplique au tendre et au doux. À la panoplie du raffinement, s’est
substituée celle du pourrissement ; à celle du rare, celle du banal.
Hier, une hystérisation du beau ; aujourd’hui, une hystérisation du
laid. Ce qui demeure, c’est l’expression perruquée, superlative et
hermétique du vide. « Quel diable de jargon entends-je ici ? »
(Gorgibus, le père, incarnation du bon sens dans Les précieuses
ridicules). Le précieux s’est fait monstrueux. C’est l’école du
monstrueux ridicule. Femmes savantes et hommes pédants. Christine Angot
est la nouvelle Mme de Scudéry et Virginie Despentes la nouvelle Mme de
Rambouillet. On ne couvre plus ce sein qu’on ne saurait voir, on vous le
jette à la figure en exhibant ses tampons hygiéniques usagés. Quant au
bourgeois gentilhomme, il n’aspire plus qu’à la bohème : il fait de
l’art contemporain sans le savoir. Indémodable Molière, plus neuf
aujourd’hui qu’hier et bien moins que demain, en butte aux
réincarnations successives de Tartuffe. Ni plus ni moins que Dieudo.