Crise ukrainienne : entretien avec Xavier Moreau
KIEV (NOVOpress) – Éditorialiste du site d’analyses de géopolitique www.realpolitik.tv,
russophone, Saint-Cyrien et officier parachutiste, titulaire d’un DEA
de relations internationales à Paris IV Sorbonne, Xavier Moreau vit et
travaille à Moscou. A ce titre, il bénéficie d’un accès à des
informations directes en provenance d’Ukraine, non déformées par le
prisme des médias occidentaux. Il a bien voulu répondre aux questions de
Novopress sur la crise que traverse l’Ukraine depuis de nombreuses
semaines.
Quelles sont les origines de la crise que traverse aujourd’hui l’Ukraine ?
Les origines sont diverses. Du point de vue de l’Histoire européenne,
le contrôle de l’Ukraine est un enjeu stratégique pour la Russie, la
Pologne et l’Allemagne. Il est devenu, par la suite, un enjeu pour les
États-Unis, dont l’idéologie géopolitique affirme la nécessité de
contrôler la plaine ukrainienne, afin d’empêcher la puissance
eurasiatique russe d’être européenne. A l’heure où les Américains se
retirent d’Europe, chasser les Russes d’Ukraine éviterait une remise en
cause trop rapide de l’hégémonie atlantiste. Ces différentes forces
s’appuient sur les différentes composantes de l’Ukraine moderne, issues
de la deuxième guerre mondiale.
Les diplomaties américaine et allemande sont passées maîtresses dans l’art d’utiliser ces groupuscules (…)
La non-signature de l’accord de coopération, qui n’apportait absolument rien à l’Ukraine, n’est bien sûr qu’un prétexte.
Ces manifestations d’une opposition pro-européenne sont-elles à classer
dans la série des révolutions de couleur qui ont secoué l’Europe
centrale et orientale depuis le début des années 2000 ?
Elles se rapprochent davantage des crises yougoslave ou syrienne. Les
révolutions colorées sont arrivées à l’issu d’un processus électoral
litigieux et avaient donc une légitimité, sans doute contestable, mais
réelle. Dans le cas de l’Ukraine, il s’agit de déstabiliser un pouvoir
légitime et démocratiquement élu aux moyens de bandes armées
extrémistes. En Bosnie, au Kosovo et en Syrie, elles étaient composées
d’islamistes, en Croatie et en Ukraine de fascistes. Les diplomaties
américaine et allemande sont passées maîtresses dans l’art d’utiliser
ces groupuscules, qui étaient d’ailleurs déjà présents en 2004 à Kiev.
C’est à ce moment que nous avons commencé à parler de l’alliance
orange/brune.
Quelles sont les forces en présence ?
Du côté du gouvernement légal et légitime, on trouve le Parti des
Régions, qui s’appuie sur l’Ukraine de l’Est, fortement industrialisée
et russophone, ainsi que sur la Crimée, qui est en fait une terre russe,
donnée en cadeau à la République Socialiste Soviétique d’Ukraine en
1954 par Nikita Khrouchtchev. Le Parti des Régions est actuellement
tiraillé entre les personnages qui composent son élite, et dont les
intérêts divergent. C’est ce qui explique le marasme politique actuel.
Du côté de l’opposition, nous trouvons le parti UDAR de Vitali
Klitschko qui est une construction germano-américaine. Vitali Klitschko
semble plein de bonne volonté, mais s’est révélé être un parfait
imbécile. Son absence totale de sens politique lui fait exécuter sans
nuance les consignes du département d’État américain. Il portera une grave responsabilité si le pays bascule dans la guerre civile.
Nous trouvons également Arseni Iatseniouk, qui appartient à l’équipe de
Yulia Timoshenko. Il est de ce fait bien moins légitime que Vitali
Klitschko, dont l’honnêteté ne peut être remise en cause. Il est
important de souligner, qu’aucun de ces deux membres de l’opposition ne
sont véritablement reconnus par les manifestants. Vitali Klitschko s’est
d’ailleurs adressé aux extrémistes ukrainiens dans sa langue natale qui
est le russe. Vous pouvez imaginer leur réaction…
Le troisième mouvement d’opposition est le parti fasciste « Svoboda »,
ancien parti social-national d’Ukraine, qui affiche un rejet radical de
tout ce qui est russe ou russophone. Il est influent principalement dans
l’extrême ouest de l’Ukraine autour de la Galicie. Dans son giron,
s’affolent une galaxie de mouvements encore plus radicaux et sectaires,
difficilement contrôlables, mais qui bénéficient, malgré leur
antisémitisme affiché, du soutien des occidentaux (États-Unis, Union
Européenne, Allemagne, Pologne…). Sans eux, le mouvement d’Euromaïdan
aurait pris fin sans violence, dès le mois de décembre.
Viktor Ianoukovytch a-t-il fait une erreur en proposant à l’opposition d’intégrer le gouvernement ukrainien ?
Il essaie de jouer au plus fin, et veut vraisemblablement mettre en
évidence l’inaptitude à gouverner de l’opposition et son incapacité à
sortir l’Ukraine de cette crise. La véritable question est de savoir
pourquoi Viktor Ianoukovytch laisse 2000 fascistes à Kiev – et quelques
centaines en région – déstabiliser gravement l’Ukraine, alors que la
légitimité et la légalité sont de son côté.
Je pense qu’il y a deux raisons principales. La première est liée au
caractère de Viktor Ianoukovytch, qui pour être franc, n’est pas
quelqu’un de très courageux. Le politologue russe, Gleb Pavlovski,
proche de Vladimir Poutine, avait d’ailleurs signalé la lâcheté du
Président ukrainien en 2004. Bien qu’assuré du soutien russe, il avait
préféré abandonné le pouvoir à Viktor Iouchtchenko, dont la victoire
n’était pas plus certaine que la sienne.
La deuxième raison n’est pas plus glorieuse. Viktor Ianoukovytch, aidé
de ses fils, aurait passé les trois premières années de son quinquennat à
rançonner les oligarques ukrainiens, y compris ceux qui l’ont aidé à
être élu. Il se serait ainsi mis à dos nombre d’entre eux. La fortune
colossale, ainsi accumulée par sa famille, pourrait être saisie dans le
cadre de sanctions américaines ou européennes.
Ce sont ces deux raisons qui expliquent le mieux, l’inaction du
Président ukrainien. Quelle que soit l’issue de cette crise, le Parti
des Régions doit changer de leader.
Quelle issue voyez-vous à la crise ukrainienne ?
C’est difficile à dire. L’enchainement des événements est
révolutionnaire dans le sens où des groupes peu nombreux mais hyper
violents affrontent un pouvoir faible. En revanche, tant que la police
ou l’armée n’ont pas été retournées, le pouvoir en place peut reprendre
la main en quelques jours face aux extrémistes de l’ouest. Cela ne se
fera pas sans violence, ni-même sans morts, mais n’importe quel État
d’Europe de l’Ouest n’aurait jamais permis l’envahissement de bâtiments
ministériels, quitte à tirer sur des manifestants armés.
Pourquoi la communauté européenne soutient-elle des manifestants pourtant ultra-violents ?
Tout d’abord, il faut rappeler qu’en matière de politique étrangère,
l’Union européenne est une chambre d’enregistrement des décisions prises
par Washington et Berlin. Ce soutien aux groupuscules fascistes et
antisémites n’est cependant pas étonnant. Le département d’État
américain sait parfaitement bien que les leviers sur lesquelles il
s’appuie habituellement (médias, partis libéraux ou sociaux-démocrates,
minorités sexuelles…) ne sont pas suffisamment contrôlés ou influents
pour faire basculer politiquement l’Ukraine. La solution est donc de
lancer une campagne de déstabilisation de type révolutionnaire, et cela
ne peut se faire qu’au moyen de l’un des quatre piliers traditionnels de
l’influence américaine (trotskisme, fascisme, islamisme ou crime
organisé). L’issue la plus favorable pour les révolutionnaires serait la
mise en place d’un « gouvernement fasciste de transition »,
sur le modèle de ce qui s’est fait en Croatie, où un gouvernement
social-démocrate a succédé à celui de Franco Tudjman et a fait rentrer
le pays dans l’UE et dans l’OTAN.
Dans
le pire des cas, même s’il échoue, le gouvernement américain aura
transformé l’Ukraine en champ de ruine, culpabilisant les Européens de
ne pouvoir régler un conflit en Europe sans l’OTAN. C’est peut-être là
que l’Allemagne et la Pologne hésiteront à suivre le jusqu’auboutisme
américain, d’autant plus que contrairement aux années 90, la Russie
soutiendra loyalement la partie russe et russophone. L’autre élément
pourrait jouer en faveur du pouvoir légal est la multiplication des
actes antisémites par les groupuscules fascistes. L’ambassade israélienne à Kiev a d’ailleurs lancé un appel au gouvernement ukrainien.
Xavier Moreau, merci.