Matzneff
Le vœu de Gabriel Matzneff pour 2014 ? Comprendre enfin pourquoi la France sert les intérêts américains en tournant le dos à la Russie.
♦ J’aimerais beaucoup qu’en 2014 on m’explique les raisons de l’inféodation de la politique étrangère française – droite et gauche confondues – à celle des États-Unis ; qu’on me déroule les arcanes de l’opiniâtre hostilité que les autorités françaises, les médias français – gauche et droite confondues – témoignent à la Russie. En Irak, en Serbie, en Afghanistan, en Libye, en Syrie, et, de manière moins sanglante mais semblablement servile, en Géorgie et en Ukraine, l’Élysée et le Quai d’Orsay, le petit doigt sur la couture du pantalon, sont, depuis de nombreuses années, aux ordres des Américains, adoptent sans barguigner leur exécrable politique étrangère. Parfois même s’y montrent – en Libye et en Syrie par exemple – des serviteurs encore plus zélés que leurs maîtres.
La première fois que j’ai voté pour élire le président de la
République, figurait parmi les candidats celui du parti américain. Il
s’appelait Jean Lecanuet et se prenait pour la réincarnation de John
Kennedy, assassiné deux ans plus tôt. Il n’était pas antipathique, mais
sa ferveur pro yankee prêtait à sourire et, à droite, les gens sérieux
se rassemblaient derrière le général de Gaulle qui, lui, prônait une
politique étrangère peu soucieuse des intérêts des États-Unis ; une
politique qui, au Proche-Orient, en Europe orientale, au Canada, en
Amérique du Sud, en Asie, était uniquement attachée aux intérêts de la
France.
« Nous sommes en guerre contre l’Amérique »
A ces élections de 1965, la gauche portait les couleurs d’un seul
candidat, François Mitterrand. Je me battais pour lui dans les colonnes
de Combat, un journal de jeunes insolents mousquetaires dont le
capitaine de Tréville se nommait Philippe Tesson ; et aussi dans un
hebdomadaire de droite, La Nation française de Pierre Boutang, où mon meilleur argument était : François Mitterrand, lui aussi, saura dire non aux Américains.
Le général De Gaulle, défenseur d’une Europe de l’Atlantique à
l’Oural, était attentif à développer cette amitié franco-russe qui,
depuis le mariage de la princesse Anne de Russie avec le roi Henri de
France jusqu’aux champs de bataille des deux guerres mondiales, est la
colonne d’or de l’équilibre européen ; il s’inscrivait dans cette
féconde tradition de l’alliance franco-russe célébrée par le duc de
Saint-Simon, Chateaubriand et tant d’autres esprits lucides.
Mitterrand, lui aussi, était un slavophile qui n’imaginait pas un
instant que l’Europe pût n’être qu’une Europe catholique et protestante ;
qui savait que la Russie et les autres pays orthodoxes de l’Europe
orientale constituaient un élément essentiel de notre vieux continent.
Fidèle à l’amitié qui unit la Serbie et la France, il a souffert de la
guerre de l’Otan contre le peuple serbe. Dans un beau livre paru chez
Plon, Le dernier Mitterrand, Georges-Marc Benamou cite ce propos que le président malade lui tint en 1994 :
« La France ne le sait pas, mais nous sommes en guerre avec
l’Amérique… Oui, une guerre permanente, une guerre vitale… Leur
propagande, les manipulations, leurs mensonges… Les Américains voulaient
envoyer les Turcs bombarder les Serbes, j’ai fait ce qu’il fallait pour
éviter cette folie. »
L’intelligentsia française témoigne une sourcilleuse exigence démocratique à l’endroit de Poutine
Personne ne fait aux Américains le reproche d’avoir une politique favorable à l’Amérique. Comme le dit Pierre Fresnay dans L’assassin habite au 21,
« c’est bien normal ». En revanche, nous pouvons légitimement regretter
que les successeurs du général De Gaulle et de François Mitterrand,
hier Nicolas Sarkozy, aujourd’hui François Hollande, se soumettent si
platement aux mots d’ordre de Washington, se croient obligés – lors de
crises telles que, hier, celle de la Géorgie, aujourd’hui celle de
l’Ukraine, – de prendre le parti des marionnettes pro-américaines, de
manifester leur hostilité à la Russie et aux amis de la Russie.
Les Russes ont toujours été animés de cette « passion extrême de
s’unir avec la France » que Saint-Simon se réjouit d’observer chez
Pierre le Grand, et cette passion fut longtemps réciproque, mais, pour
des raisons que j’aimerais qu’en 2014 on m’explique, elle ne l’est plus.
En 1988, lorsque Gorbatchev décida de mettre fin au régime dictatorial
qui depuis soixante-dix ans oppressait le peuple russe, cela aurait dû
être en France, et en particulier chez les intellectuels, les artistes,
une explosion de joie. Qu’après des décennies de décervelage d’État, les
Russes pussent enfin redécouvrir leurs racines culturelles,
spirituelles, prier librement, s’exprimer librement, voyager librement,
que dans les vitrines des librairies ressuscitent les livres interdits –
des Démons de Dostoïevski au Requiem d’Akhmatova, des
œuvres de Berdiaeff à celles de Florensky -, aurait dû réjouir tous les
Français attachés à la liberté d’expression, et en premier lieu ceux qui
se réclament de la gauche.
Bizarrement, il n’en fut rien et, en 2013, il n’en est toujours rien.
L’intelligentsia française, qui durant soixante-dix ans a témoigné une
incroyable indulgence aux tortionnaires Lénine, Staline, Brejnev, qui,
au pire des persécutions, a continué de lécher le cul du pouvoir
soviétique et de bouffer ses petits fours à l’ambassade de la rue de
Grenelle, témoigne soudain une sourcilleuse exigence démocratique à
l’endroit de Poutine. Oui, c’est en vérité curieux, car, à comparaison
des trois sanglants zozos que je viens de nommer, Poutine est un
parangon de démocratie.
Si des professionnels de la politique européenne pouvaient en 2014 me
dévoiler les raisons de ce deux poids deux mesures, de cet
assujettissement aux États-Unis, de cet incroyable et absurde désamour
de la Russie chez nos gouvernants, nos journalistes et nos intellos bon
chic bon genre, j’en serais ravi. Sur ce, Joyeux Noël, Bonne Année et,
comme disent nos amis corses, Pace e Salute !
Gabriel Matzneff