LE MONDE Par Nathalie Guibert
Les diagnostics les plus divers convergent pour montrer que les Français doutent de l'avenir. Leurs soldats n'échappent pas à cette morosité. « Tous mes subordonnés me signalent une baisse sensible du moral », écrit le général Bertrand Ract-Madoux, chef d'état-major de l'armée de terre, dans une lettre adressée au ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, le 20 janvier, un courrier à diffusion restreinte dont Le Monde a pris connaissance.
Les fuites de ce genre ne sont jamais désintéressées – la
période est aux arbitrages sur la répartition des baisses d'effectifs
prévues dans la défense. Reste que le sujet est une préoccupation
majeure dans l'institution depuis des mois. A l'été 2012, le chef
d'état-major des armées lui-même avait assuré que la situation était « au seuil d'alerte ».
Les traditionnels « rapports sur le moral » sont rédigés en ce début d'année. « Les travaux de dépouillement de nombreuses unités laissent présager que la synthèse que je vous
adresserai dans quelques semaines traduira une dégradation des
conditions de vie et de travail de nos soldats au cours de l'année 2013,
ainsi qu'une forte inquiétude pour l'avenir », écrit le chef de l'armée de terre.
UNE « PAUPÉRISATION », SELON LES OFFICIERS
En opérations extérieures, et durant les périodes de préparation, le moral demeure « élevé »,
convient le général Ract-Madoux. C'est une constante : les moyens vont
prioritairement aux forces déployées. De fait, les jeunes soldats
semblent moins perméables au pessimisme ambiant que les plus anciens.
Mais dans les régiments, on rumine en raison du « manque de moyens persistant » qui pèse sur le quotidien, alors que les réformes des dernières années étaient censées l'améliorer.
Ainsi, la dégradation des infrastructures (logements, lieux de vie et de travail) est un « motif d'insatisfaction majeur ». Des officiers évoquent une véritable « paupérisation ».
Les restrictions sur les budgets de fonctionnement pèsent aussi, note
le chef d'état-major, avec la suppression des moyens de transport à
disposition des régiments.
Enfin et surtout, le logiciel
défectueux de gestion de la paie, Louvois, mis en place en 2011, a
profondément entamé la confiance des soldats envers les chefs et
l'institution. « Les dysfonctionnements que l'armée de terre endure depuis plus de deux ans maintenant sont de plus en plus mal vécus », rappelle le général.
Un plan d'urgence ministériel a été mis en place et le logiciel doit être
remplacé, mais pas avant deux ans. « Trous » dans la fiche de paie ou
trop-perçus concernent toujours la moitié des 190 000 soldats de l'armée
de terre. Depuis décembre 2012, le ministère a traité 77 000 cas de
manque à gagner (68 millions d'euros) et 88 000 dossiers de trop-perçus (184 millions).
« Par effet de domino, les impôts et les prestations sociales du foyer » sont à présent touchés, souligne le général. De plus, en 2013, le ministère s'est lancé dans le recouvrement des trop-perçus. Or, « certaines sommes sont reprises alors que l'institution est encore débitrice ».
DES RÉFORMES TOUS AZIMUTS
Les armées se trouvent fragilisées par l'accumulation de
réformes tous azimuts lancées depuis 2008 au nom d'une meilleure
performance – RGPP, lois de programmation budgétaire, création des bases
de défense, réorganisation de toutes les chaînes de décision. Les
militaires jugent aujourd'hui leurs effets peu lisibles, voire
contre-productifs.
Entre 2009 et 2019, la mission de défense de l'Etat sera
passée de 315 000 à 236 000 personnes. Les nouvelles suppressions
d'emplois civils et militaires (24 000 d'ici à 2019, s'ajoutant aux
54 000 déjà décidées), sont jugées comme « un défi colossal » par la haute hiérarchie militaire. Pour une institution qui doit continuer de recruter 18 000 jeunes chaque année pour se renouveler, le défi de l'attractivité se pose en de nouveaux termes.
L'armée de terre, riche en hommes mais jugée plus pauvre en technologie que la marine et l'armée de l'air, a le sentiment d'être sacrifiée dans les arbitrages, alors qu'elle assume le cœur des opérations extérieures, en Centrafrique ou au Mali. En mai 2013, le général Ract-Madoux avait déjà dénoncé le risque d'un « écart flagrant
(…) entre des conditions de vie et d'entraînement dégradées au-delà du
raisonnable et un discours global déconnecté des réalités quotidiennes ».
Le ministre, qui a effectué trente visites dans les unités depuis le mois de septembre, dit ne pas constater d'effondrement du moral, mais sait qu'il doit faire œuvre de pédagogie sur le nouveau projet porté par le Livre blanc de la défense de 2013. Il vient d'entamer une série de tables rondes avec les personnels : après Paris le 29 janvier, il sera à Toulon, Metz puis Bordeaux d'ici au 13 février pour vendre « La défense ensemble 2020 ». Autrement dit par un haut gradé : « Il faut que les gens voient une lueur au bout du tunnel. »
Les préoccupations qui s'expriment dans ces réunions ont trait aux carrières, au quotidien et à l'avenir, confirme-t-on dans l'entourage du ministre. « Il
y a un besoin considérable d'explication sur les questions de
ressources humaines, mais cela ne relève pas d'une angoisse générale », assure cependant un conseiller. Une boîte ouverte sur l'intranet du ministère a déjà récolté 5 000 questions anonymes en deux semaines.