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jeudi 30 janvier 2014

Probabilité et mode de gestion d’une prochaine crise financière


Une prochaine crise financière peut connaitre son épicentre en dehors de la zone euro, mais sa force dévastatrice aura pour théâtre principal la zone euro. La raison en est qu’il s’agit de la zone la plus fragile du globe. Ses conséquences seront évidemment planétaires.

 

Face à la crise potentielle, des outils insuffisants ou improbables.

Les instruments mis en place pour protéger la zone euro aggravent la situation (politiques budgétaires)[1], ou ne permettent pas le réaménagement institutionnel, par ailleurs souhaité (MES, LTRO, OMT, Union bancaire, etc..).
Les transformations imaginées sont elles-mêmes irréalistes (émission de titres publics à l’échelle de la zone) ou fondées sur des hypothèses insuffisamment robustes.
Parmi ces dernières, on pourra citer celle imaginée par des proches des milieux bancaires[2] lesquels proposent des transferts vers le sud par des fonds d’épargne souscrits par des investisseurs du nord, essentiellement allemands, avec garantie du gouvernement allemand. Il s’agit d’un moyen d’échapper à des transferts directement publics et donc inacceptables du point de vue allemand[3].
Ce schéma est peu convaincant. Il suppose qu’effectivement les dettes soient converties en capital productif permettant l’alignement progressif de la productivité du sud sur celle du nord (privatisations dans de meilleures conditions que celles prévues par les structures de cantonnement).

Toutefois, cette hypothèse correspond aussi à une satellisation économique du sud (sous-traitance). Il est par ailleurs erroné d’imaginer que du point de vue du contribuable allemand, l’exportation de capital qui s’en suivrait réduirait les risques sur les positions Target 2. Il parait en effet évident que les positions créditrices Target 2 seraient entièrement remboursées par la BCE – voire la banque centrale allemande – en cas d’explosion de la zone[4].
Aussi difficilement robuste est la position adoptée par les experts de l’Institut Veblen[5]. Ces derniers proposent que la BCE émette des obligations pour le compte de la dette de chaque Etat à concurrence de 60% des PIB correspondants. Simultanément la même BCE émettrait des obligations aux fins de collaborer avec la BEI dans le financement d’un gigantesque programme d’investissements en termes d’infrastructures européennes.
A priori l’idée est intéressante et devrait permette des taux très faibles sur les dettes comprises dans la limite des 60% puisque les porteurs de titres BCE, bénéficieraient de la garantie de non- défaut que l’on reconnait à toute banque centrale. De quoi se rapprocher du mode ancien de financement direct des Trésors par l’institut d’émission. Pour autant, il n’est pas sûr que l’on ne retombe pas dans l’interdit juridique du financement direct des Etats. Par ailleurs, il est clair que les dettes se situant au-delà des 60% seraient beaucoup plus visibles sur les marchés….et visiblement beaucoup exposées au risque de défaut avec la prime de taux correspondante.
Inutile d’insister également sur les 4 grands principes définis par le groupe de Glienicke[6], lesquels aboutissent à la négociation d’un futur traité…. consommateur de temps alors même que la crise ne fait que s’approfondir.

Gravité et origine de l’éruption de dettes

Car le vrai problème est celui de l’aggravation continue de la dette qui va encore s’accroitre, après 400 milliards d’euros supplémentaires en 2013, et de – selon les différentes prévisions – 50 à 250 milliards d’euros en 2014.
C’est dire qu’en 2014, il faudra encore « rouler » la dette sur des montants toujours croissants si l’on prend la précaution de retrancher les recettes exceptionnelles de privatisation. Ainsi la seule Italie doit continuer à rouler une dette qui a encore pris 6% de PIB supplémentaire sur la seule année 2013….[7]
Et ce vrai problème n’est que le reflet d’un autre : la crise générale de surproduction inhérente au choix d’une mondialisation mal édifiée. Alors que, dans un contexte d’Etat-Nation, il existe une régulation potentielle permettant d’équilibrer offre globale et demande globale (ce que certains ont pu appeler la régulation fordiste[8]), dans une mondialisation non concertée, l’offre nationale peut partiellement se passer d’une demande nationale, laquelle devient mondiale. En conséquence, les salaires versés n’ayant plus vocation impérative à alimenter la demande nationale, se doivent de baisser aux fins de permettre aux entreprises de rester bien placées dans la course à la compétitivité internationale. Offre mondiale croissante d’une part et demandes nationales comprimées d’autre part, développent une surproduction à l’échelle de la planète. Il en résulte qu’il existe un écart, que l’on peut artificiellement combler avec une dette croissante. On peut ainsi observer qu’historiquement il faut une croissance de la dette de plus en plus forte pour obtenir une croissance économique de plus en plus modeste. Ainsi pour ne prendre que le cas britannique dont on se targue d’une sortie de crise, il faut noter qu’en 2013, 35 milliards d’euros de PIB supplémentaire ont été obtenus avec un déficit de 130 milliards d’euros.

Pendant des décennies, la surproduction chinoise est absorbée par la gigantesque dette américaine, laquelle permet aussi de financer un déficit public américain nourrissant une offre domestique elle-même excédentaire par rapport aux revenus distribués. Au total, la dette planétaire publique et privée doit s’accroitre au rythme de l’écart grandissant entre offre planétaire et demande planétaire. Ce qui fait qu’aujourd’hui, la Chine est entrée dans le club des nations endettées (58% de son PIB pour la seule dette publique)[9].

Ainsi, mondialement, la croissance de la dette – publique et privée – est la condition nécessaire de la croissance économique. Mais la croissance de la première peut aussi être très supérieure à celle de la seconde car la dette est aussi engendrée à des fins spéculatives, s’il existe un dispositif juridique l’y autorisant.
Dans ce dernier cas, le développement de l’économie réelle est régulé par son coût d’opportunité : Les gains extraits de la spéculation sont-ils supérieurs ou inférieurs à ceux permis par les activités économiques réelles ? Voilà une question qui n’est jamais posée dans ces termes par les régulateurs des marchés financiers.[10]
En ce début d’année 2014 la zone-euro vit dans un contexte étrange.

Calme apparent et craquements potentiels

Vue de loin, la zone apparait solide avec un excédent commercial conséquent d’environ 250 milliards d’euros. La dette des pays du nord, importante et liquide en fait une matière première recherchée par les épargnants, en particulier japonais et chinois. Deux faits qui font, potentiellement, de l’euro une monnaie de réserve.

Vue de près, les choses sont fort différentes. La zone est fragmentée avec des taux d’intérêt – au bénéfice de l’économie – très variable : les emprunts à 10 ans se négociant à 9,5% en Grèce, à 4% en Espagne, mais à 0,6% en Allemagne[11]. La fragmentation se lit aussi dans les écarts d’inflation -2,9% en Grèce, 0,1% au Portugal, 0,3% en Irlande et en Espagne, 0,7% en Italie, mais 1,2% en Allemagne et aux Pays- Bas. C’est dire qu’il est faux de considérer que les spreads sur la dette publique se rapprochent et que, globalement, ces derniers diminuent dans le sud. Compte tenu des risques de déflation, les écarts se maintiennent. Notons aussi que l’emprunt irlandais du 15 décembre dernier, que l’on dit fort réussi, disposait d’épais boucliers pour affronter le marché : émission syndiquée, garantie de la très protectrice BCE, et bon rendement dans un espace planétaire qui s’en trouve de plus en plus dépourvu.[12] Au-delà, les dettes publiques se nationalisent : des banques domestiques couvrent les émissions domestiques de titres publics, ce qui maintient évidemment des différences de taux.

Cette fragmentation au désavantage du sud continue à détruire le tissu industriel de la région[13] avec un recul des activités correspondantes de 30% pour l’Espagne et la Grèce[14].
C’est dans ce contexte général que des cygnes noirs[15] peuvent se manifester tout au long de l’année. Ils sont nombreux, et constituent une piste de réflexion du G21
Deux d’entre-eux ont déjà été examinés : le « cas Peugeot » le 14 novembre 2013 et le cas « sortie de l’Italie de la zone euro » le 11 décembre 2013. D’autres cas peuvent être cités :

- Les « tests de résistance » des banques que la BCE va organiser tout au long du printemps 2014 confirment et mettent en lumière les analyses de KPMG selon lesquelles les créances douteuses sous le tapis des banques se montent à 1500 milliards d’euros dont 600 pour l’Espagne, l’Italie et le Portugal. Il s’agit d’un premier catalyseur potentiel déclenchant une panique et l’effondrement du château de cartes.
On comprend mieux aujourd’hui la prudence de la BCE qui ne souhaite pas que soient évoqués dans les tests de résistance l’hypothèse d’un défaut sur les dettes publiques qui inondent les bilans des banques européennes. On comprend aussi mieux les récents assouplissements obtenus dans le comité de Bâle[16]
- Le passage obtenu à Bruxelles d’une stratégie de « Bail-out » (on fait payer les contribuables) à une stratégie de « Bail-in » partiel (les actionnaires et créanciers supportent partiellement les faillites bancaires) n’est pas accepté par les marchés qui prennent peur et entrainent un effondrement. Il s’agit d’un second catalyseur potentiel possible[17].

- La Grèce et/ ou le Portugal, incapables de faire face à l’accroissement de leur dette publique, bloquent les négociations du printemps prochain avec la « Troïka » et quittent la zone Euro. Il s’agit d’un troisième catalyseur potentiel possible.

- Le référendum prévu au titre de l’indépendance de la Catalogne ( 9 novembre 2014) se déroule malgré la grande bataille juridique qui s’est mise en place sous la houlette du premier ministre espagnol et donne un oui à l’indépendance. Ni Bruxelles, ni Madrid ne reconnaissent l’indépendance. Que faire de la dette publique espagnole ? Faut-il la partager ?[18] Il s’agit d’un quatrième catalyseur potentiel possible[19].

- Les élections européennes de juin 2014 font apparaitre une montée des populismes venant bloquer les négociations concernant des contrats de redressements des pays du sud voulus par l’Allemagne, et contrats déjà repoussés en Décembre 2013 sous la houlette de nombreux pays. Les capitaux quittent le sud pour rejoindre le nord et entraînent une fragmentation financière extrême. La reprise est définitivement bloquée dans le Sud. Voilà un cinquième catalyseur potentiel possible.

- Les marchés prennent conscience que l’union bancaire décidée le 18 décembre dernier n’est qu’un leurre : l’Allemagne empêche la mutualisation des risques, la caisse de mutualisation ne sera opérationnelle qu’en 2026, cette dernière est beaucoup trop réduite face au risque potentiel ( 56 milliards alors que le coût du sauvetage 2008 des banques s’est monté à 1611,9 milliards, que les risques aujourd’hui sur les seuls produits dérivés à l’échelle mondiale s’évaluent selon Alpha Value à 693000 milliards de dollars, que la dite caisse de mutualisation ne pourra pas emprunter, etc.). Là encore un nouveau catalyseur est possible : le sixième.

- Devant le premier succès du « Tapering » (réduction de 10 milliards de création monétaire mensuel par la FED) de Monsieur Bernanke, son successeur à la direction de la FED, Janet Yellen, constatant la forte reprise de l’économie américaine (4,1% au dernier trimestre 2013) décide de mettre fin au « Quantitative Easing » et à ses effets pervers sur l’inflation des actifs[20]. Il en résulte un dégonflement de tous les actifs bancaires et une possible panique financière….qui ici toucherait en priorité les pays émergents connaissant des déséquilibres extérieurs. Là encore, un nouveau catalyseur potentiel : le septième.

Il serait bien sûr possible de multiplier les situations concrètes à l’origine du déclenchement d’une nouvelle panique financière.
Dans ce contexte deux aspects doivent être mis en avant :
Tout d’abord l’existence d’un milieu très propice à la contagion : perte générale des légitimités politiques[21], recul général de la raison au profit des émotions, montée de l’individualisme radical et des effets de foule, eux-mêmes facilités – nouvelles technologies obligent – par les interconnexions à la vitesse de la lumière.
Ensuite les probabilités d’occurrence des évènements déclencheurs signalés ne sont probablement pas indépendantes, l’une pouvant agir sur l’autre, et plusieurs pouvant « rôder » et faciliter le déclenchement d’une autre ou de plusieurs autres.
Conclusion

Sachant qu’une nouvelle crise financière non contrôlée aboutirait au délitement complet du tissu social (la monnaie est aussi ce qui « tient » les rapports sociaux et ce qui préserve de la violence immédiate), d’une part, et que d’autre part, les Etats n’ont plus les moyens, ni la crédibilité pour reprendre « en grand » la procédure du « bail-out » de 2008, ni celle d’un « bail-in » – insupportable pour les créanciers et déposants – il parait évident que les monnaies seront renationalisées. D’où la fin de l’indépendance des banques centrales.
C’est ce à quoi mène le raisonnement. Le vrai problème étant maintenant d’imaginer l’arrangement institutionnel nouveau qui devrait émerger, notamment en Europe.
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Notes :

[1] La moins-value sur recettes fiscales fut pour la France de 14,3 milliards d’euros en 2013, et le déficit public de 74,9 milliards, soit 2,7 de plus que prévu.

[2] Olivier Garnier, Daniel Gros et Thomas Mayer lesquels se sont exprimés dans Les Echos su 8 janvier : « Il faut convertir les dettes de la zone euro en capital ».

[3] Cette inacceptabilité s’est renforcée récemment avec les débats sur la pauvreté des allemands. Cf. notamment : http://www.lejdd.fr/Chroniques/Axel-de-Tarle/Les-Allemands-les-plus-pauvres-d-Europe-601864.

[4] Cf les conclusions du présent papier.

[5] James K.Galbraith, Stuart Holland et Yanis Varoufakis qui viennent de publier un petit ouvrage : « Modeste proposition pour résoudre la crise de la zone euro », Les Petits Matins, 2014.

[6] Groupe de 11 allemands impliqués dans la réflexion économique politique et sociale . Les 4 principes sont celui de la préférence pour le « bail in », la solidarité au travers notamment d’une assurance chômage européenne, l’extension de la démocratie, et le renforcement de la mise à disposition de biens communs.

[7] Les dernières informations d’Eurostats concernant une diminution de la dette (22 janvier 2014) pour certains pays ne doivent pas tromper : elles correspondent à des achats de dettes autorisées par des baisses de taux, une diminution de la trésorerie des Trésors correspondants et à des recettes exceptionnelles. Au-delà les charges de dette en fonction des capacités contributives augmentent partout.

[8] Point de vue de ce que l’on appelle encore l’école -très française- de la Régulation.

[9] 215% en ajoutant la dette privée, dette dont Jean Luc Gréau aime toujours à rappeler l’importance pour la bonne compréhension de la crise. Cf. http://forumdemocratique.fr/2014/01/17/pays-bas-nouveau-domino-europeen-par-jean-luc-greau/.

[10] On sait que tous ont la main qui tremble lorsqu’il s’agit de limiter les activités spéculatives. On sait que dans leur univers micro-économique, la peur de réguler provient de l’idée selon laquelle il existe un risque de diminution de la liquidité aux conséquences néfastes sur l’économie réelle. Cf. par exemple les récents débats bruxellois concernant la révision de la Directive sur les Instruments Financiers (Mifid)

[11]Chiffres pour fin 2013, fournis par XERFY.

[12] 3,75 milliards d’euros ont ainsi été levés sur 10 ans au taux de 3,543%.

[13] Cf Charles Gave dans son article du 13 janvier 2014 : http://institutdeslibertes.org/le-chemin-de-croix-europeen-deuxieme-station/

[14]S’agissant de la France, Altares et Alpha Value (21 janvier 2014) confirment le recul continu de l’investissement des PME: 14,4% de l’Ebitda et 1% du CA en 2008 et seulement 10,9% de l’Ebitda et 0,77% du CA en 2014. L’INSEE confirme lui que l’investissement global s’est replié de 1,8% en 2013 après 1,9% en 2012.

[15] Au sens de Nassim Nicholas Taleb.

[16]Notamment celui concernant les ratios d’effet de levier et de liquidité, voire les calculs de pondération des actifs.

[17] La politique du bail-in a été validée à Bruxelles le 11 décembre 2013 et prévoit qu’actionnaires et détenteurs de dettes devront participer à hauteur de 8% du coût du naufrage. Son application retardée au 1/1 2016 ne fait pas de ce changement une bombe potentielle pour 2014.

[18] On notera que le premier ministre Britannique, aux prises avec un problème semblable (mais beaucoup moins grave) avec l’Ecosse, prend les devants et veut rassurer les marchés en proclamant que la dette totale restera sous le contrôle de Londres. En clair, il est moins couteux de payer pour l’Ecosse, que de voir les taux flamber.
[19]Signalons un excellent dossier de la Revue « Politique étrangère (IFRI, Hiver 2013-2014, Vol 78) intitulé : « Les Etats d’Europe peuvent-ils éclater ? ». Les auteurs insistent sur la double vulnérabilité du contrat social « sociétés civiles et Etats » et « populations et UE ».

[20] Les effets d’une fin du « Tapering » sont en théorie très nombreux : la modification du rapport offre/demande de titres entraine une réallocation du portefeuille des agents, avec aussi vente d’actifs étrangers, baisse du taux de change chez les émergents et diminution de leur base monétaire. Processus qui a beaucoup marqué l’été 2013.

[21] Jacques Sapir évoque l’idée de « guerre civile froide ». Cf. http://forumdemocratique.fr/2014/01/17/la-guerre-civile-froide-par-jacques-sapir/
LA CRISE des années 2010