Par Nicolas Lebourg
Historien spécialiste des extrêmes droites
LE PLUS. "La France raciste est de retour". C'est en ces termes que le journaliste Harry Roselmack a dénoncé, lundi 4 novembre, un climat nauséabond dans la société française, dans une tribune publiée dans "Le Monde". Racisme, antisémitisme, islamophobie, que recouvrent vraiment ces termes ? Éclairage de Nicolas Lebourg, historien spécialiste des extrêmes droites.
Des inscriptions racistes ont été taguées sur les murs d'une mosquée de Saint-Étienne, le 8 février 2010 (P. FAYOLLE/SIPA).
Sans doute ne les aurez-vous pas toutes croisées, mais, depuis quelques temps, les tribunes se multiplient dans la presse française quant aux questions du racisme, de l’islamophobie, de l’antisémitisme. Les textes critiquent l’usage des mots, pointent la réalité ou non des phénomènes.
Cependant, nombre de ces textes fonctionnent en effets de miroir
idéologique. Ce qui est affirmé sur ces questions tend quelquefois à se
limiter à une énonciation justificatrice des positionnements politiques
du signataire.
D'où viennent ces mots ?
Puisque nous sommes au pays de Descartes, il n’est pourtant pas
déraisonnable de souhaiter que les débats se fassent avec des bases
empiriques claires, des mots dont nous sachions d’où ils viennent et où
ils nous mènent. Que recouvrent ces termes ? Voyons le lexique, afin de
le mettre au clair.
- Antisémitisme :
Ce mot a émergé en Allemagne avec la publication de "La Victoire du judaïsme sur le germanisme", publié à Berlin en 1879 par Wilhelm Marr (année où il fonde la Ligue antisémite).
La pensée s’inspire des découvertes sur la parenté des langues
indo-européennes qui ont donné naissance au mythe de la race aryenne :
ici, ce sont les langues du Moyen-Orient qui sont regroupées en un
ensemble sémitique dont est dérivé le terme "sémite" pour dégager et
ensuite fustiger une "race juive".
L’intention de Marr était d’offrir un nouveau cadre au signe
antijuif, voulant le sortir du contexte religieux, de l’antijudaïsme
(péjoration religieuse), pour en faire un élément objectif,
scientifique, reposant sur des données historiques.
Néanmoins, des allers-retours demeurent structurellement entre les
deux notions puisque le IIIe Reich comme le régime de Vichy firent
reposer la définition juridique de l’espèce biologique juive sur des
critères de démonstration d’appartenance des ascendants au culte
israélite. Dans l’Italie fasciste, l’antisémitisme se refusa à prendre
les formes matérialistes du discours nazi, et il mit en avant une "race
de l’Esprit".
- Islamophobie :
Ce mot est quant à lui l’objet de toutes les controverses. Alors même
que semble se dissiper partiellement dans les tribunes susdites sa
légende noire, qui voulait qu’il eût été inventé par le régime iranien
pour empêcher la critique de l’islamisme, beaucoup continuent à lui
prêter cette fonction. Démonétiser un mot par son origine ou ses emplois
est rapidement une absurdité. Qu’on en juge avec les autres termes des
péjorations altérophobes.
- Nationalisme :
Le terme fut forgé par l'abbé contre-révolutionnaire et théoricien du
complot maçonnique Augustin Barruel (1741-1820), qui reprochait à la
Révolution d’avoir détruit les anciennes provinces et brisé l'amitié
universelle.
- Racisme :
Le mot français "racisme" s’inspire de l’allemand völkisch (partisan
de l’idéologie "sang et sol"). "Racisme" s'est imposé dans le
vocabulaire des sociétés occidentales dans l’entre-deux-guerres, puis a
connu une fortune mondiale. Si le mot est de fraîche date (son entrée
dans le Larousse date de 1932), la réalité empirique qu'il recouvre est
bien évidemment antérieure.
La pensée raciste, une réaction à des problèmes politiques
Le premier marqueur historique est la limpieza de sangre ibérique.
Généralisée à partir de 1492, elle trouve ses fondements à Tolède en
1449. Il s'agit de traquer l'impureté ethno-confessionnelle dans
l'Espagne post-médiévale en dévoilant les parts d'ascendance juive que
peut comporter un chrétien.
La confession, les mœurs, la culture de l'individu ne sauraient plus
suffire à définir son appartenance au monde chrétien : il lui faut lui
appartenir biologiquement par une ascendance pure de judaïsme.
Comme l’ont souligné plusieurs historiens, il s'agit là d'un usage
ethno-culturel d'une règle de droit germanique connu dans l'Occident
médiéval, y compris en France, qu'Isidore de Séville résumait au VIIe
siècle par la formule : "L’enfant qui naît prend toujours le statut le
plus bas".
L'une des autres matrices essentielles de la pensée politique raciste
s'est constituée en pure réaction à des problèmes politiques au sein du
royaume de France au début du XVIIIe : l'opposition faite entre "les
deux races" qui eussent constitué la France selon les écrits d’Henri de Boulainvilliers (1658-1722).
Il est le chef de file intellectuel de l’opposition aristocratique à
l’absolutisme, se refusant à ce que le monarque et son administration
centralisent le pouvoir. Pour lui, c’est le droit de conquête des Francs
qui leur a donné des droits sur les terres gauloises. D’où il ressort
que les Francs auraient donné jour à la noblesse tandis que les
Gallo-romains vaincus formaient la paysannerie.
À l'origine du fameux "nos ancêtres les Gaulois"
Descendants de vaincus soumis au droit de conquête, les membres du
Tiers état ne sauraient être élevés aux privilèges de la noblesse
d’épée. Qui plus est, si les Francs eussent donné l’État noble, ils
fonctionnaient sur un modèle égalitaire guerrier où leur chef n’était
pas le lieutenant de Dieu mais un simple primus inter pares.
Cette vision raciale revient bien à affirmer une égalité au sein de
la noblesse légitimant un retour à une société de type féodale, tout en
refusant le processus d’anoblissement des bourgeois utilisé par la
monarchie et le principe même de l’absolutisme.
La postérité est immense, puisque cette histoire mythologique
s’impose jusqu’au XIXe et inspire le fameux "nos ancêtres les Gaulois"
des manuels d’histoire de la IIIe République, par le processus classique
de rétorsion de la péjoration, mais aussi Marx et Engels qui la
déracialisent pour aboutir à l’histoire comme lutte des classes.
La structure d'une histoire dont le moteur serait l'affrontement
entre deux races de qualité inégale n'allait cesser de se redéployer, en
particulier dans l'aryanisme.
Divers visages, divers usages
Le "racisme" a ainsi abouti à des conceptions "racialistes", c’est-à-dire affirmant l’existence d’une inégalité des races – traiter une ministre de la République de "guenon", est bien perpétuer cette conception.
"Racialisme" est un terme que l’on trouve d’abord en France dans les
publications du courant "socialiste européen" qui, dans les années 1960,
fait la jonction entre les groupuscules "nationalistes-européens" des années 1950 et la Nouvelle droite
des années 1970. Vingt plus tard, on retrouve le mot dans les sciences
sociales anglaises, puis il est importé en France par le politiste Pierre-André Taguieff.
On doit également à ce dernier la popularisation du concept de
"néo-racisme" pour qualifier les thèses de la Nouvelle droite détournant
le "droit à la différence" en phobie du métissage. Mais, à dire vrai,
ces thèses néodroitières trouvaient leurs origines dans la mouvance
nationaliste-européenne (en particulier auprès du racialiste et ex waffen SS René Binet) qui, déjà, usait de "néo-racisme" pour décrire leurs conceptions.
Autrement dit, si la question de l’origine et des usages d'un terme
avait valeur de censure de son usage, les sciences sociales ne devraient
pas seulement abandonner "islamophobie" mais devraient donc s'épurer
des mots "nationalisme", "antisémitisme", "racisme", "néo-racisme" et
"racialisme"...
En somme, le mot "islamophobie" n’est donc en rien un masque
démonologisant par essence la libre critique d’une religion. Il est
certes parfois utilisé pour une telle manipulation, mais, sincèrement,
on ne sache pas qu'il existe un terme politique qui ne soit pas soumis à
de tels déplacements...
La longue route de l’altérophobie
Massificateur et matérialiste, le racialisme était parfaitement
adapté à l'ère industrielle. Il fournit sa légitimité philosophique à
l'édification d'empires racistes qui constituaient le dépassement des
États-Nations.
La prise de conscience de l'extermination des juifs d'Europe et la
décolonisation l'ont délégitimé sans retour. La désindustrialisation a
permis la mise en place d'un discours de concurrence sociale d'autant
plus efficace que le phénomène économique s'inscrivait dans une
déconstruction globale des sociétés des démocraties de marché.
Le thème de la "préférence nationale" a
répondu à la désindustrialisation, la péjoration tous azimuts de
l’islam a fourni un cadre structurant pour interpréter la dislocation
culturelle.
Employé à bon escient, "islamophobie" est un terme qui recouvre une
péjoration qui, une nouvelle fois, joue sur les déplacements entre le
cultuel et le biologique. La récusation de l'usage du terme ne saurait
freiner les progressions de l'islam politique mais revient à nier
l'existence de cette nouvelle incrimination d'une "race de l'esprit", à
ne pas admettre la nouvelle mutation de "l'altérophobie".
Cette dernière recouvre les diverses notions ici présentées. Jouant depuis le XIXe sur
des permutations entre l’ethnique et le culturel, en particulier le
cultuel, elle est aujourd’hui très vive. Elle ne fonctionne pas
seulement sur la péjoration haineuse, mais sur une assignation à origine
identitaire permanente qui peut, bien des fois, se prétendre progressiste [1].
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[1] Je n’aurais fait ici que quelques
remarques sur ces questions. Le lecteur intéressé trouvera plus amples
informations dans l’ouvrage que nous publions en 2014 avec Stéphane
François : "Mutations et Diffusions de l’altérophobie, des hiérarchies
raciales aux concurrences identitaires", Presses Universitaires de
Perpignan.