Par Modeste Schwartz.
Roumanie – C’est
le 9 juillet 2018 que s’est joué, au parlement roumain, le dénouement
d’un drame énergétique resté longtemps relativement discret, pour
finalement éclater au grand jour au cours des dernières semaines – et
qui surdéterminait probablement depuis des mois la politique extérieure
(et, dans certains cas, intérieure) des Etats de la région.
Réuni en session extraordinaire,
le parlement roumain a en effet enfin adopté cette fameuse « loi
off-shore » (destinée à créer l’encadrement réglementaire des activités
extractives maritimes dans les eaux territoriales roumaines –
encadrement qui leur manquait jusqu’à présent) que le ministre hongrois
des affaires étrangères, Péter Szijjártó, en visite, dix jours plus tôt,
à Washington, reprochait justement à la Roumanie de ne pas faire
avancer assez vite.
Ces déclarations
du chef de la diplomatie hongroise avaient déclenché une véritable
crise de rage de l’ensemble de la presse « euro-atlantique » roumaine –
voix de l’Etat profond aussi connu sous le nom de « Binôme » – laquelle,
après des décennies de silence complice sur le pillage des ressources
naturelles roumaines par les multinationales occidentales, se découvrait
soudain une fibre patriotique pour accuser la Hongrie d’impérialisme
économique et d’ingérence, et Dragnea d’être sur le point de céder l’or
de la Mer noire aux hongrois pour un plat de lentilles. Ces réactions
enflammées, venant de journalistes en cheville avec des familiers de
l’ambassade US à Bucarest, manquaient certes un peu de crédibilité, dans
la mesure où la seule ingérence que Szijjártó se rendait effectivement
suspect de vouloir intensifier ou orienter était justement… l’ingérence
américaine, quotidienne depuis des décennies, et à laquelle lesdits
journalistes ne trouvent généralement rien à redire. Le ton de magyarophobie crasse
qu’on y discernait aidait en outre à en identifier la source réelle,
l’entretien de tels ressentiments ethniques étant devenu une véritable
marque de fabrique des propagandistes professionnels du Service Roumain
d’Information (pour ne citer que le plus gros bloc émergé de la
nébuleuse des « services » roumains).
Cette
campagne de presse entretenait, en outre, un certain flou sur les
raisons exactes de cette grande colère patriotique : outre la question –
en effet vitale – du niveau des redevances dues à l’Etat (généralement
minime dans ce pays du tiers-monde qu’est devenue la Roumanie après
1990), certaines tribunes reprochaient aussi ouvertement à Dragnea
d’avoir donné son aval à la variante révisée (BRU) du projet BRUA ;
la disparition du « A » (pour « Autriche ») présent dans le sigle
d’origine manifeste l’exclusion de l’Autriche, c’est-à-dire le fait que
le terminus de la conduite doit désormais officiellement se trouver sur
le territoire hongrois – modification imposée par la Hongrie dans un
souci évident de ne pas laisser sortir de son territoire le centre de
gravité de cette nouvelle géographie sud-est européenne du gaz. Or, à
tarif égal, la Roumanie ne pourrait, en principe que se réjouir de voir
l’énergie de son sol alimenter des industries toujours plus proches de
ses frontières, plutôt que de renforcer la domination économique d’un
monde germanique qui ne lui octroie que les plus ingrats de ses
sweat-shops délocalisables. De leur côté, les Etats-Unis ne peuvent, de
même, que se réjouir de voir non seulement le V4 (membre de l’OTAN)
accéder à la proverbiale « indépendance énergétique » (en clair : ne
plus dépendre du gaz russe), mais de voir en outre son concurrent
industriel allemand privé de cette manne ; après tout, si l’industrie du
V4 (et de la Roumanie – cf. infra) parvient à éponger ladite manne
énergétique, l’Europe occidentale pourrait bien en être réduite, si elle
persiste à vouloir traiter la Russie en ennemi, à accepter l’offre
américaine de terminaux pour gaz liquéfié issu du fracking
nord-américain.
Cette passe d’armes a donc été
l’occasion, non seulement de vérifier que le Binôme – en dépit du
discours chauvin qu’il encourage à l’interne – n’a cure des intérêts
nationaux roumains, mais aussi d’identifier ses donneurs d’ordres
externes actuels, qu’on aura de toute évidence plus de chance de
débusquer à Berlin et Bruxelles qu’à Washington.
Et voici que Dragnea, apparemment
pris entre le marteau du V4 et l’enclume du Binôme, « met tout le monde
d’accord » au moyen d’une solution qui semblait encore improbable
quelques jours plus tôt, et le propulse pour ainsi dire au rang de héros national,
tout en satisfaisant une bonne partie des demandes hongroises.
Quadrature du cercle ? Pas tout à fait : les dindons de la farce sont
les multinationales pétrolières (à capitaux américains, européens,
hongrois… mais aussi russes !), qui, aux termes des amendements qu’il a
lui-même introduits dans cette loi, vont devoir payer des redevances
décentes (et d’un niveau, qui plus est, révisable en cas de retour à la
cherté sur le marché des énergies), et destiner obligatoirement 50% du gaz extrait au marché interne roumain. La Roumanie se dote ainsi potentiellement – pour zéro leu et zéro ban
– de ce qui pourrait devenir le levier de sa réindustrialisation, en
compensant le renchérissement récent de sa main d’œuvre (lui-même
créateur d’activité économique secondaire) par une abondance d’énergie
bon marché, produite à quelques encâblures du port de Constanța
(que seule la magie de Schengen et l’acharnement des hollandais empêche
pour l’instant d’accomplir sa vocation de premier port européen). Pour y
parvenir, il ne lui reste plus qu’à secouer le joug des sangsues E.on
Rurhgas et Elf Aquitaine, bénéficiaire actuels d’une répartition
néocoloniale du territoire pour la traite éhontée du consommateur
roumain captif.
Ce faisant, Dragnea a donné aux
partis de l’opposition une magnifique occasion de démasquer leur
véritable nature d’officines coloniales, et ces derniers ne l’ont pas
ratée : après avoir (en même temps que le PSD) voté pour la « loi
off-shore » au Sénat (dans une première variante où les redevances
restaient ridicules), le PNL de Klaus Johannis et cet « En Marche »
roumain qu’est l’USR se sont abstenus lors du vote de la nouvelle
mouture (qui prévoit des redevances bien plus élevées) au parlement,
sous prétexte d’un « manque de transparence » (qu’ils ne semblent pas
avoir remarqué dans la première version, approuvée au Sénat avec leur
plein aval) – certains allant même jusqu’à reprocher à Dragnea… qu’elle
devrait prévoir des redevances encore plus élevées ! On peut se demander
quelle proportion de leur électorat actuel (d’ores et déjà minoritaire)
sera disposée à prêter foi à cette surenchère tardive – et, par
conséquent, si lesdits partis ne viennent pas de gâcher leurs toutes
dernières (maigres) chances de revenir au pouvoir à l’occasion des
présidentielles de 2019. Dans certaines réactions de cercles proches de Bruxelles, le deuil du PNL semble être déjà acquis.
Quant aux multinationales extractives concernées par cette loi, elles ont, bien entendu, aussitôt fait part
aux autorités de leurs angoisses bien intentionnées, craignant que
cette loi « ne décourage l’investissement » – et, comme le ridicule ne
tue pas, on verra a priori ces mêmes multinationales nier leurs dires
par leurs actes en se ruant sur les gisements de la Mer noire au cours
des prochains mois. A l’heure actuelle, techniquement, leur dernier
recours serait un blocage de la promulgation de ladite « loi
off-shore », qui dépend en partie des prérogatives du président
Johannis, allié notoire (pour ne pas dire plus) du Binôme.
Cependant, au cours de cette
journée du 9 juillet appelée à rester dans les mémoires, ce dernier,
quelques heures avant le vote de la loi off-shore, avait annoncé avoir
ratifié (au bout d’un mois « de lecture » de la décision judiciaire
afférente !) le décret de révocation de Laura Codruța Kövesi, la très controversée
chef du parquet anti-corruption, couverte de décorations européennes et
scandinaves, mais détestée par de larges pans de l’opinion publique
roumaine. Après un mois de temporisation anticonstitutionnelle, cette
ratification a tout d’un aveu de faiblesse, car elle semble être la
conséquence directe de l’imminence du lancement, par la majorité
parlementaire PSD-ALDE, d’une procédure de destitution à son encontre en
cas de non-ratification. En bloquant ou retardant à présent la
ratification de la loi off-shore, Johannis, ajoutant une provocation à
un aveu de faiblesse, s’engagerait probablement sur le chemin de la
destitution (chose qu’il semble préférer éviter).
Mieux encore : en l’absence de
tout autre cadre législatif, la non-promulgation de cette loi
paralyserait plus avant les travaux de sondage et d’extraction, objets
de ces investissements qu’elle aurait, paraît-il, l’inconvénient de
« décourager ». Gageons que l’alourdissement de la facture de redevance
ne fera passer à personne le goût du lucre, et que la ruée vers l’or
pontique – d’une frénésie déjà amplement illustrée par les impatiences
de Péter Szijjártó – ne va pas s’interrompre pour si peu. Ainsi, à
supposer qu’il veuille encore faire des siennes et dilapider le peu de
popularité qui lui reste, Klaus Johannis pourrait bien finir par
s’entendre expliquer – par certains des plus riches de ses propres amis
étrangers – que : après l’heure, c’est plus l’heure.
Or le plus beau paradoxe de
l’histoire, c’est qu’en termes d’image, ce durcissement du ton des
autorités publiques roumaines vis-à-vis des pouvoirs économiques de
tutelle a été rendu possible (voire nécessaire) justement du fait de
la campagne de presse pseudo-patriotique lancée par le Binôme, en
réalité contre la Hongrie et en faveur des intérêts germaniques – mais
en s’appuyant principalement sur l’argument massue du niveau des
redevances (partant sans doute du principe que Dragnea n’aurait jamais
le courage d’y toucher). Le Binôme a donc perdu à son propre poker
menteur, et se retrouve aujourd’hui dans la situation ingrate d’avoir à
critiquer « au nom de l’intérêt national » une loi universellement
applaudie, et de devoir s’opposer à « l’indépendance énergétique
européenne » dans des organes de presse généralement occupés à
entretenir la hantise de la « menace russe ». En effet – que Liviu
Dragnea ait prémédité ce piège, ou juste tiré le meilleur parti du
défaut de la cuirasse ennemie dès qu’il l’a aperçu –, sa prise de judo
fait écho à celle de Szijjártó lui-même, qui a réussi à « vendre »
suivant un argumentaire apparemment hautement conforme au discours
officiel de l’OTAN un projet qui pénalise l’Europe occidentale bien plus
que la Russie (laquelle est, par les capitaux de ses géants gaziers, aussi présente sur le gisement).
Ce dénouement, et les
clarifications qu’il rend possible concernant l’imbroglio des gaz de la
Mer noire, aide aussi à comprendre l’acharnement récemment manifesté par
l’Etat profond roumain dans ses efforts visant à séparer
diplomatiquement Bucarest de Budapest – effort dont le dernier épisode
en date fut l’incarcération – largement abusive – de deux militants
séparatistes sicules (cf. mon article
de la semaine dernière à ce propos), « coupables » d’avoir, il y a des
années de cela, projeté une tentative de pseudo-attentat aux pétards
( !) contre la célébration au Pays Sicule d’une fête nationale roumaine.
Compte tenu de la révocation de L. C. Kövesi, et de cette habile
pirouette par laquelle L. Dragnea vient de trancher le nœud gazier
pontique, il n’est pas interdit de penser que MM. Beke et Szőcs,
théoriquement derrière les barreaux pour encore quatre ans, ont
désormais de bonnes chances de profiter du soleil avant la fin de l’été
2018, et seront très certainement en liberté en 2019 pour fêter la
défaite annoncée de Klaus Johannis aux élections présidentielles
roumaines.