.

.

mardi 31 juillet 2018

Ah ! avec ces lunettes, je vois bien mieux, forcément !

Sur l’écran de télévision, face à une journaliste pomponnée, un beau jeune homme tiré à quatre épingles et s’exprimant bien :

« Ah ! Comme ces nouvelles lunettes me changent la vue, donc la vie…


– Oh, quelle belle formule !
– Forcément, je peux maintenant bien lire ce que me donne à dire l’équipe de communication !
– Mais dites-nous, en exclusivité pour la chaîne, en quoi votre vie a changé, expliquez-nous vite, nos téléspectateurs et moi-même sommes impatients de le savoir !
– Eh bien, auparavant, je portais des lunettes très très noires qui ne me faisaient rien distinguer !
– Ah bon ?
– Mais oui, chère Madame, des détails tout simples de la vie courante : se raser… difficile pour ne pas dire impossible ; donc, du coup, je me laissais pousser la barbe de crainte de me couper !
– Oui, c’est embêtant !
– Maintenant, je suis rasé de très près grâce à ces nouvelles lunettes de la marque « Intello » et, à mon mariage, je suis sûr que personne ne m’aurait reconnu, mais mon mariage reporté à cause de toutes ces confusions…
– Vous êtes très beau ! Une tête de savant sur un corps de Monsieur Univers !
– Grand merci ; mais vous êtes aussi très jolie !
– Hi, hi, hi ! Mais revenons à ces épreuves tragiques que vous avez endurées ; décrivez-nous tout, si cela n’est pas trop douloureux pour vous…
– Et comment, chère madame ! Prenons un des faits pathétiques : ces notes de service, illisibles ou difficilement déchiffrables : ainsi, quand il m’était mentionné que je devais être uniquement à cet endroit-là, dans cette fonction-là, auprès de cette personne-là, je l’ignorais !
– Oh là là oui, quel lourd handicap !
– D’autant plus invalidant , chère madame, qu’il est des cas où ces consignes m’étaient données pour telle date !
– Oui, et alors ? »
– Eh bien, par exemple, avec les lunettes noires plus la visière du casque, lors de la manifestation du 1er mai, je ne distinguais jamais les gens, ce qu’ils faisaient, qui était qui, où étaient les policiers et gendarmes… et moi-même faisais les gestes en aveugle, protégeant maladroitement un jeune homme ou une jeune fille menacés entre mes larges épaules et un mur… Vous imaginez la difficulté…
– Oh oui, c’est vrai, vous avez une morphologie impressionnante !
– Oui, on me surnomme Rambo !
– Eh ben …
– Mais ces confusions furent multiples : s’emparer d’un simple insigne, badge ou galon, monter dans un bus partant de Roissy via les Champs et ne s’arrêtant qu’au terminus (d’ailleurs, il fallait voir tout ce monde qui voulait monter dans ce bus, agitant les bras, hélant le conducteur en vain ; pour ne plus avoir ce problème de transport, ma voiture est désormais équipée d’un gyrophare pour mieux la repérer) ; c’était des drames permanents : ne plus trouver mon logement, mes fiches de paye, mes attributions, rôles, missions ! C’était horrible !
– Oh oui, ça doit être atroce, pour un jeune homme si bien élevé !
– Oui, ce port de lunettes noires a été une énorme bêtise ! D’ailleurs, mon opticien Manu me l’a confirmé, c’est une grosse faute !
– Je comprends…
– Oui, ça a créé un affreux flou, au point que des gens malveillants rejetaient la responsabilité sur cet opticien qui n’y est absolument pour rien ! Au contraire, il a une excellente vision des choses, avec double foyer, ce qui lui permet tout en même temps !


 Loïc Mansard

Source