Rédigé par Philippe Maxence
Cinquante ans après la parution de l’encyclique Humanæ vitæ, le philosophe Thibaud Collin se penche à nouveau sur la crise du mariage. Son dernier livre, Le mariage chrétien a-t-il encore un avenir ?,
semble poser dans son titre une question quasi désespérée. C’est
pourquoi, il ne faut pas manquer d’y associer le sous-titre retenu : Pour en finir avec les malentendus,
qui ouvre des perspectives, non seulement plus optimistes, mais surtout
plus actives. On prendra ainsi mieux en considération le propos et le
but de l’auteur.
Et si nous évoquons pour notre part le repère historique que constitue Humanæ vitæ,
il ne s’agit pas non plus d’un hasard. Certes, l’analyse de Thibaud
Collin ainsi que sa réflexion ne portent pas essentiellement sur cette
encyclique publiée en 1968 par le pape Paul VI. Mais celle-ci avait
marqué un coup d’arrêt dans les hésitations du magistère concernant le
recours à la contraception artificielle, période qui a ébranlé en
profondeur chez les fidèles la perception de ce qu’est le mariage
chrétien. Après la parution de l’encyclique, la contestation ne s’est
pas tue ; la pratique d’une grande partie des couples catholiques ne
s’est pas forcément conformée à l’enseignement du magistère, mais la
parole était claire, les repères présents et une pastorale cohérente
possible.
Le contexte historico-magistériel
Humanæ vitæ rappelait dans une
époque en crise l’enseignement de l’Église catholique. À sa manière et
pour son temps, Paul VI s’inscrivait dans les pas de l’un de ses
prédécesseurs. Le 31 décembre 1930, le pape Pie XI avait en effet publié
une encyclique intitulée Casti connubii dans laquelle il
rappelait le sens authentique du mariage chrétien. Le contexte
historique n’était déjà plus favorable à ce dernier. Le droit nouveau,
né de la Révolution, enraciné dans les Lumières, favorisait le divorce.
Comme l’a bien montré Xavier Martin, les Lumières rompaient aussi
radicalement avec la conception chrétienne de la femme et ravalaient
celle-ci au rang de mineure, déséquilibrant le couple chrétien et
accumulant à long terme les ingrédients nécessaires à la révolution
féministe. L’égoïsme des classes bourgeoises se manifestait également
dans sa volonté de réduire le nombre d’enfants, volonté élevée au rang
de théorie puis de politique par le malthusianisme.
Léon XIII avait déjà rappelé la sainteté du mariage dans l’encyclique Arcanum divinæ sapientiæ.
Pour sa part, Pie XI répondait en quelque sorte à la décision de la
Communion anglicane qui, lors de la Conférence de Lambeth de 1930, avait
ouvert la voie au recours à la contraception artificielle, ouvrant
ainsi dans les milieux chrétiens une longue et inachevée période
de doutes.
Pendant le long pontificat de Jean-Paul II, lequel avait joué un rôle important dans la réflexion qui devait donner naissance à Humanæ vitæ,
le magistère avait en quelque sorte tenu bon dans sa défense du mariage
chrétien et de ce qu’il impliquait tant du point de vue des couples et
des familles catholiques que de la pastorale du mariage et de la
famille. Après le concile Vatican II, la position sur le mariage et la
famille constituait d’une certaine manière le dernier bastion
radicalement anti-moderne que soutenait l’Église après avoir cherché à
baptiser en quelque sorte la modernité, en refermant le cycle ouvert par
la Révolution française, l’encyclique Quanta cura et le Syllabus ainsi que la crise moderniste.
Le mariage au risque de la modernité
C’est dans ce contexte général, rapidement
évoqué ici, qu’il faut replacer la parution en 2016 de l’exhortation
apostolique du pape François, Amoris laetitia. Beaucoup d’encre
a coulé concernant ce texte et son interprétation, singulièrement en ce
qui concerne son chapitre VIII. À raison, Thibaud Collin commence son
livre en s’attardant sur la situation du mariage dans le monde
contemporain ou, plus exactement, dans la situation de modernité tardive
dans laquelle nous sommes. Ce faisant, il entre, selon sa vocation et
dans le cadre de son livre, dans la perspective dont on crédite le pape
François. À savoir d’être capable de prendre en considération la réalité
telle qu’elle se présente à nous et non de rêver à une situation idéale
ou idyllique.
Pour l’auteur, si le mot même de
« mariage » demeure bien aujourd’hui (et connaît même une inflation de
son usage), sa nature a profondément évolué, comme le souligne par
exemple de son côté la sociologue Irène Théry. La transformation de ce
qu’est le mariage s’est en quelque sorte accélérée en raison de
l’extension continue de la logique des droits des individus, et de cet
individualisme d’un genre particulier qu’est le « communautarisme ».
Comme l’écrit Thibaud Collin : « Le mariage tel que les Temps
modernes l’ont compris et déterminé est inintelligible si l’on ne voit
qu’il naît “tout contre” l’Église – il en dépend car il repose sur le
consentement des époux mais il s’en émancipe car il en refuse la
dimension sacramentelle. Il s’agit pour nous de saisir en quoi la
logique du consentement a fini par être perçue comme incompatible avec
celle de l’indissolubilité. »
La réponse à ce constat se trouve du côté
de la conception de la liberté comme autodétermination et, plus
largement, dans une approche entièrement contractualiste. L’auteur écrit
d’ailleurs : « Les révolutionnaires reprennent la riche tradition
consensualiste (selon laquelle le mariage est fondé sur le consentement
des époux) mais qu’ils réinterprètent à partir des principes politiques
contractualistes et ainsi se séparent du mariage tel que l’Église le
définit. »
L’apport de Jean-Paul II
Ce premier chapitre, qui souligne les
fondements de la réalité actuelle, nous semble le plus important du
livre alors que l’auteur estimera certainement de son côté que son
deuxième chapitre (« Le mariage personnaliste, mais quel
personnalisme ! ») constitue la clef de voûte de son propos. Dans ce
chapitre, il s’attache à rappeler l’enrichissement apporté par le
magistère post-conciliaire jusqu’au pape François à la théologie
catholique du mariage, lequel serait mieux saisi désormais dans sa
profondeur en raison du personnalisme du pape polonais.
Conscient du terrain miné sur lequel il
s’avance, Thibaud Collin tente de montrer l’enracinement thomiste de ce
personnalisme, sa particularité ainsi que sa richesse doctrinale.
Évoquant l’enseignement de Jean-Paul II, il écrit par exemple : « Les
catéchèses sur le corps donnent un fondement à Humanæ vitæ car elles
mettent en pleine lumière la racine des exigences de la personne envers
son corps sexué et celui de son conjoint. La contraception est une
manière de ne pas se respecter soi-même, de ne pas se recevoir comme un
don, de ne pas lire le corps sexué comme un corps de don. » À vrai
dire, il semble, à suivre l’auteur, que Jean-Paul II ait tenté de sauver
à la fois l’objectivation de l’approche traditionnelle du mariage et la
subjectivité issue de la modernité, dans une espèce de voie médiane,
rendant « possible la formation d’une subjectivité chrétienne ».
Son long pontificat, suivi de celui de
Benoît XVI, a peut-être laissé croire qu’il avait réussi. Les débats nés
de la tenue de deux synodes des évêques sur la famille puis la
publication de l’exhortation Amoris laetitia repose néanmoins
clairement la question. Car c’est la subjectivité qui est aussi au cœur
de la démarche du pape François dans sa volonté d’« accompagner, discerner, intégrer » telle que Thibaud Collin s’attache à l’explorer dans le chapitre suivant.
Primauté de la conscience ou primauté du bien commun
Présentant l’approche du pape François,
ainsi que celle de son entourage ecclésiale – la filiation
Martini-Kasper, notamment –, l’auteur rappelle également les débats et
les discussions qui ont secoué l’Église ces dernières années et les
nombreuses tentatives d’interprétations qui ont été faites, allant de la
volonté de saisir la continuité avant tout à l’exaltation de la rupture
entre l’enseignement du Pape actuel et celui de ses prédécesseurs. Il
met surtout bien en évidence le fait que le pape François a repris une
« distinction traditionnelle entre l’objectivité morale d’un acte et son imputabilité »,
c’est-à-dire le fait que la personne puisse être rendue ou non,
totalement ou partiellement, responsable de son acte. Comme il l’écrit
dans sa conclusion : « Le problème est que cette distinction a été
reprise et comprise dans un climat tel que l’approche selon
l’imputabilité est utilisée, de fait, par certains théologiens ou
pasteurs pour altérer l’objectivité morale de l’acte. »
Dans les derniers chapitres de son
ouvrage, Thibaud Collin explore les conditions qui ont rendu possible un
tel climat et leurs conséquences sur l’évolution de la pastorale du
mariage. Il écrit notamment : « Le fait de déplacer le critère du
for externe au for interne donne de fait à la conscience de l’individu
une primauté sur le bien commun de l’Église qui rappelons-le n’est pas
un bien abstrait et séparé mais le bien commun aux membres du Corps du
Christ pour l’édification du plus grand nombre et le témoignage de la
foi et de l’Amour de Dieu. »
Résister au monde libéral
Plus largement encore, il note bien qu’il
s’agit d’un combat contre l’individualisme libéral. Il s’agit là d’un
défi radical pour l’Église et la façon dont elle y répondra – dont elle y
répond déjà – est déterminante, non seulement pour la vie ici-bas, mais
pour la vraie vie, dans l’Au-delà. Thibaud Collin, fort d’une foi
enracinée, postule que la grâce est à même de soutenir les efforts des
chrétiens engagés dans ce monde et dans cette lutte. « La grâce
divine, écrit-il ainsi, soutient le cercle vertueux dans laquelle la
personne est engagée et par lequel elle se bonifie. Le temps permet
cette profonde coopération entre grâce et liberté par laquelle elle
devient naturellement meilleure en posant des actes correspondant à ces
aspirations vraiment humaines. » Beaucoup attendent de leurs
pasteurs qu’ils les aident dans ce chemin de perfection et non qu’ils
déploient tout un arsenal niant à terme leur responsabilité et donc leur
liberté.
On s’aperçoit ici combien la position de
Thibaud Collin est profondément humaine et, osons le mot, optimiste
vis-à-vis de la possibilité de l’homme de grandir en sainteté. Mais, à
juste titre, son discours est aussi un discours de combat. Contre les
pasteurs de l’Église ? Non, mais contre le monde libéral : « Le défi
pastoral que le monde libéral pose à l’Église ne pourra être
adéquatement relevé que si les chrétiens produisent une critique
radicale de ses présupposés moraux et anthropologiques, belle occasion
d’une appropriation renouvelée de la vérité révélée. »
Le mariage chrétien a-t-il encore un avenir ? Pour en finir avec les malentendus, Thibaud Collin
Artège, 280 p., 17,90 €