Durant longtemps, les
chercheurs spécialistes de la Seconde Guerre mondiale considéraient le
régime fasciste comme un totalitarisme inabouti, du fait des résistances
de la population italienne et du catholicisme. Ainsi, Hannah Arendt
soutenait dans Les Origines du totalitarisme qu’il n’existait que
deux vrais totalitarismes : celui de l’URSS stalinienne et celui de
l’Allemagne national-socialiste. Cela a permis la réécriture
après-guerre d’un fascisme modéré, qui envoyait ses opposants en
relégation dans les îles. Cette banalisation du fascisme, voire parfois
sa réhabilitation, fit qu’on s’intéressa peu à ses pratiques
totalitaires. Cette violence moindre désintéressa les universitaires qui
en minimisèrent l’antisémitisme, tel Léon Poliakov. Pourtant, le terme
« totalitarisme » est italien et aurait été forgé en 1923 pour définir
le parti fasciste. Initialement utilisé par les antifascistes pour
disqualifier le PNF, le terme fut retourné dès 1925 par les fascistes
pour se définir. Benito Mussolini en fit un terme positif, pour définir
la société qu’il appelait de ses vœux.
S’il fut moins criminel (le
tribunal spécial pour la défense de l’État ne prononça que 42 peines
capitales entre 1926 et 1943, sans compter les exécutions sauvages) que
les deux autres régimes totalitaires (le nombre de mort est très
inférieur à la répression nazie ou soviétique), le livre de Marie-Anne
Matard-Bonucci, Totalitarisme fasciste (Paris, CNRS Éditions,
2018) rétablit les faits : non seulement l’ouvrage montre en quoi
l’Italie fasciste est un système totalitaire, mais il montre aussi que
la violence, à l’instar de l’URSS et de l’Allemagne national-socialiste,
est au cœur du l’idéologie du régime. Les différences résident
principalement dans l’aspect terroriste, dans le sens d’usage de la
terreur, poussé à son paroxysme dans les deux premiers, et dans la
volonté génocidaire, inexistante dans le fascisme. Cependant, la
violence est quotidienne, à la fois dans l’imaginaire (il faut créer un
peuple guerrier) et dans la pratique, en étant valorisée. L’auteur voit
les origines de cette violence totalitaire dans la volonté fasciste de
créer un empire colonial. Selon elle, le tournant est à chercher dans la
colonisation de l’Éthiopie. En effet, c’est à partir de ce moment que
les fascistes réfléchissent à une politique raciale qui se concrétisera
en 1938 avec les lois raciales antisémites.
Pour asseoir sa
démonstration, l’auteur associe un plan thématique à une réflexion
historiographique qui revient sur les avancées de la recherche
historique. L’ouvrage est composé de 12 chapitres, plus une
introduction, une bibliographie et un index. Ceux-ci sont répartis en
trois grandes parties : « La culture de la violence » (chapitres 1-3) ;
« Culture et société au pas romain » (chapitres 4-7) ; et enfin
« Racisme et antisémitisme » (chapitres 8-12).
Dans la première, l’auteur
s’intéresse aux différentes formes de violence, en particulier aux
violences coloniales et aux violences durant la Seconde Guerre mondiale.
Dans la deuxième, elle montre comment le régime a voulu façonner la
population italienne, en voulant modifier les règles grammaticale des
formules de politesse et en contrôlant l’humour (un grand classique
d’ailleurs des régimes totalitaires, le rire étant subversif). Dans la
dernière, Marie-Anne Matard-Bonucci s’intéresse aux questions sensibles
du racisme et de l’antisémitisme. Ces derniers chapitres sont très
intéressants car ils montrent comment le fascisme, idéologie peu marquée
par l’antisémitisme -761 Juifs italiens étaient membres du PNF avant
1923 et près de 10 000 avant la promulgation des lois raciales, sans
parler de Margherita Sarfatti, maîtresse juive de Benito Mussolini- a
développé une politique raciale, indépendamment du rapprochement avec
l’Allemagne nazie, influencée par les spéculations raciales et
antisémites de Julius Evola. Ce dernier n’était pas un fasciste, mais un
compagnon de route de celui-ci, ayant surtout des liens avec les
théoriciens de la Révolution conservatrice allemande et avec la SS.
Marie-Anne Matard-Bonucci
nous offre une excellente synthèse historiographique de la problématique
du totalitarisme à l’italienne, qui se lit aisément. Un gros bémol
néanmoins, lié à l’éditeur : il est pénible de jongler avec des notes
qui se trouvent en fin d’ouvrage. Il serait plus judicieux de les mettre
en bas de page.
Marie-Anne Matard-Bonucci, Totalitarisme fasciste, Paris, CNRS Éditions, 2018.