« Les croquants dont je suis ne savent rien ou presque rien au-delà de leurs aïeux immédiats, paternels ou maternels ; mais les uns comme les autres ignorent invinciblement leur parenté surnaturelle, et les gouttes d’un sang plus ou moins illustre dont se réclament les superbes ne constituent pour personne l’IDENTITÉ.
Vous pouvez savoir qui vous engendra, mais, sans une révélation divine, comment pourriez-vous savoir qui vous a conçu ? Vous croyez être né d’un acte, vous êtes né d’une pensée. Toute génération est surnaturelle. L’état civil dont vous êtes quelquefois si fier ne sait absolument rien de votre âme et son registre de néant ne peut mentionner que votre corps catalogué à l’avance pour le cimetière. S’il existe un arbre généalogique des âmes, les Anges seuls peuvent être admis à le contempler. Les autres arbres ainsi dénommés sont décevants et incertains. La généalogie des âmes ! Qui peut comprendre cela ?
Vous êtes le fils ou le petit-fils d’un grand homme. Si vous n’êtes pas précisément un avorton, on vous dira que vous avez hérité de son âme, comme si ce lieu commun avait un sens. Chacun de nous a une âme infiniment différente des autres âmes et dont la provenance est un mystère. Elle vient d’en haut ou d’en bas, de très loin ou de très près, mais elle va où elle doit aller, infailliblement. Il y a des êtres humains écrasés par leur âme qui paraît trop grande pour eux et il y en a une infinité qui ne la sentent même pas. Et cependant ils n’ont que cela, les uns et les autres, et il n’est pas possible d’y rien changer.
Ames de saints, âmes de poètes, âmes de barbares, âmes de pédants ou d’imbéciles, âmes de cent mille bourreaux pour une seule âme de martyr, âmes sombres ou lumineuses, d’où venez vous et quelle Volonté inscrutable vous a réparties ?
Je sais bien que je suis né à telle époque, en un lieu déterminé, et que j’ai un nom parmi les hommes. J’ai eu un père et une mère, j’ai eu des frères, des amis et des ennemis. Tout cela est indubitable, mais j’ignore le nom de mon âme, j’ignore d’où elle est venue et, par conséquent, je ne sais absolument pas qui je suis. Quand elle quittera mon corps, celui-ci tombera en poussière et les chères créatures qui me survivront en pleurant, héritières de mon ignorance, ne pourront me désigner dans leurs prières que par le nom d’emprunt qui servit à me séparer un peu des autres mortels. »
Méditations d’un solitaire, Léon Bloy, 1916/2010. (La Part Commune).