Heidegger/RS
Robert STEUCKERS:
petit itinéraire très très pédagogique
Expédier
Heidegger en trois pages pour expliquer qu’il est un tenant de la
tradition, ou d’une tradition, tient de la gageure. Je vais néanmoins
m’y atteler, pour faire plaisir à Eugène Krampon et parce que,
finalement, c’est une nécessité pédagogique dans un combat métapolitique
comme le nôtre.
Tout
néophyte qui a abordé Heidegger sait qu’il parle de “Dasein”, terme
allemand signifiant la vie ou l’existence mais que les philosophes
exégètes de son oeuvre préfèrent traduire par “être-là”. Les exercices
de haute voltige philosophique n’ont pas manqué pour cerner avec toute
l’acuité voulue ce concept d’“être-là”. Ce “là”, pour Heidegger, tout au
début de ses réflexions, c’est son enracinement dans le pays souabe,
dans la petite ville de Messkirch où il a vu le jour. Au-delà de cet
enracinement personnel, tout homme, pour être un homme complet et
authentique, pour ne pas être une sorte de fétu de paille emporté par
les vents des modes, doit avoir un ancrage solide, de préférence rural
ou semi-rural, à coup sûr familial, dans une patrie, une “Heimat”, bien
circonscrite.
Plus
tard, Heidegger, élargira son enracinement souabe à toute la région, du
Lac de Constance à la Forêt Noire, aux sources du fleuve central de
notre Europe, le Danube. En effet, c’est dans cette région-là, très
précisément, que sont nés les grands penseurs et poètes allemands, dont
Hölderlin et Hegel. C’est dans leur patrie charnelle baignée par le
Danube naissant que le retour subreptice et encore voilé à l’essence
grecque de l’Europe s’est ré-effectué, à partir du 18ème siècle. La
germanité pour Heidegger, c’est donc cet espace de forêts et de collines
douces, parfois plus échancrées au fur et à mesure que l’on s’approche
de la frontière suisse, mais c’est aussi le lieu de l’émergence d’une
langue philosophique inégalée depuis la Grèce antique, plongeant dans un
humus tellurique particulier et dans une langue dialectale/vernaculaire
très profonde: cette Souabe devrait donc être la source d’inspiration
de tous les philosophes, tout comme une certaine Provence —ce qu’il
admettra bien volontiers quand il ira y rendre visite au poète René
Char.
La
tradition pour Heidegger n’est donc pas une sorte de panacée, ou
d’empyrée, qui se trouverait, pour l’homme, hors du lieu qui l’a vu
naître ni hors du temps qui l’a obligé à se mobiliser pour agir dans et
sur le monde. Heidegger n’est pas le chantre d’une tradition figée,
inamovible, extraite du flux temporel. L’homme est toujours “là” (ou
“ici”) et “maintenant”, face à des forces pernicieuses qui
l’assoupissent, lui font oublier le “là” qui l’a vu naître et les
impératifs de l’heure, comme c’est le cas de nos contemporains, victimes
de propagandes dissolvantes via les techniques médiatiques,
fabricatrices d’opinions sans fondements. Par voie de conséquence, la
“proximité” (“Nähe”) est une vertu, une force positive qu’il s’agit de
conserver contre les envahissements venus de partout et de nulle part,
du “lointain” (“Ferne”) qui troublent et désaxent l’équilibre qui m’est
nécessaire pour faire face aux aléas du monde. Le meilleur exemple pour
montrer ce que Heidegger entend par “Nähe” et par “Ferne”, nous le
trouvons dans son discours de 1961, prononcé en dialecte souabe à
l’intention de ses concitoyens de Messkirch, de ses amis d’enfance avec
qui il jouait une sorte de formidable “guerre des boutons”, où il était
le chef d’un clan de gamins armés d’épées de bois. Ces braves citoyens
de Messkirch lui avaient demandé ce qu’il pensait du nouveau “machin”
qui envahissait les foyers, surtout dans les villes, en plein “miracle
économique” allemand: ils voulaient qu’il leur parle de la télévision.
Heidegger y était hostile et a prouvé dans un langage simple que la
télévision allait apporter continuellement des sollicitations mentales
venues du “lointain”, des sollicitations hétéroclites et exotiques, qui
empêcheraient dorénavant l’homme de se resourcer en permanence dans son
“là” originel et aux gens de Messkirch de ressentir les fabuleuses
forces cachées de leur propre pays souabe.
Heidegger,
malgré son plaidoyer permanent —par le biais d’une langue philosophique
très complexe— pour cet enracinement dans le “là” originel de tout
homme, n’est pas pour autant un philosophe de la banalité quotidienne,
ne plaide pas pour une “installation” tranquille dans un quotidien sans
relief. Tout homme authentique sort précisément de la banalité pour
“ex-sister”, pour sortir (aller “ex”) de tout statisme incapacitant
(aller “ex”, soit “hors”, du “stare”, verbe latin désignant la position
immobile). Mais cette authencité de l’audacieux qui sort des lourdes
banalités dans lesquelles se complaisent ses contemporains n’est
“authentique” que s’il se souvient toujours et partout de son “là”
originel. L’homme authentique qui sort hardiment hors des figements d’un
“végétatisme” n’est pas un nomade mental, il garde quelque part au fond
de lui-même un “centre”, une “centralité” localisable; il n’est donc
pas davantage un vagabond sans racines, sans mémoire. Il peut voyager,
revenir ou ne pas revenir, mais il gardera toujours en lui le souvenir
de son “là” originel.
L’homme
de Heidegger n’est pas un “sujet”, un “moi” isolé, sans liens avec les
autres (de sa communauté proche). L’homme est “là”, avec
d’autres, qui sont également “là”, qui font partie intégrante de son
“là” comme lui du leur. Les philosophes pointus parlent avec Heidegger
de “Mit-da-sein”. L’homme est inextricablement avec
autrui. Même si Heidegger a finalement peu pensé le politique en des
termes conventionnels ou directement instrumentalisables, sa
philosophie, et son explication du “Mit-da-sein”, impliquent de définir
l’homme comme un “zoon politikon”, un “animal politique” qui sort des
enlisements de la banalité pour affronter ceux qui veulent faire de la
Cité (grecque ou allemande) une “machine qui se contente de fonctionner”
où les hommes-rouages —réduits à la fonction médiocre de n’être plus
que des “répéteurs” de gestes et de slogans— vivraient à l’intérieur
d’une gigantesque “clôture”, sous le signe d’une “technique” qui
instaure la pure “faisabilité” (“Machenschaft”) de toutes choses et, par
voie de conséquence, impose leur “dévitalisation”. Contre les forces
d’enlisement, contre les stratagèmes mis en oeuvre par les maniaques de
la clôture, l’homme a le droit (vital) de résister. Il a aussi le droit
de dissoudre, mentalement d’abord, les certitudes de ceux qui entendent
généraliser la banalité et condamner les hommes à l’inauthenticité
permanente. C’est là un principe quasi dadaïste d’anarchie, de refus des
hiérarchies mises en place par les “clôturants”, c’est un refus des
institutions installées par les fauteurs d’inauthenticité généralisée.
Heidegger n’est donc pas un philosophe placide à l’instar des braves
gens de Messkirch: il ne les méprise cependant pas, il connaît leurs
vertus vitales mais il les sait menacés par des forces qui risquent de
les dépasser. Il faut certes être placide comme ceux de Messkirch,
vaquer à des tâches nobles et nécessaires, au rythme des champs et du
bétail, mais, derrière cette placidité revendiquée comme modèle, il faut
être éveillé, lucide, avoir le regard qui traque pour repérer le
travail insidieux d’objectivisation des hommes et des Cités, auquel
travaillent les forces “clôturantes”. Cet éveil et cette lucidité
constituent un acte de résistance, une position an-archique (qui ne
reconnaît aucun “pouvoir” parmi tous les pouvoirs
“objectivants/clôturants” qu’on nous impose), position que l’on
comparera très volontiers à celle de l’anarque d’Ernst Jünger ou de
l’“homme différencié” de Julius Evola (dadaïste en sa jeunesse!).
L’homme
a le droit aussi de “penser la révolution”. Heidegger est, de fait, un
philosophe révolutionnaire, non seulement dans le contexte agité de la
République de Weimar et du national-socialisme en phase d’ascension mais
de manière plus générale, plus pérenne, contre n’importe quelle
stratégie de “clôturement” puisque toute stratégie de ce type vise à
barrer la route à l’homme qui, à partir de son “là” originel, tente de
sortir, avec les “autruis” qui lui sont voisins, avec ses proches, des
“statismes” emprisonnants qu’une certaine “métaphysique occidentale” a
générés au cours de l’histoire réelle et cruelle des peuples européens.
Cette “métaphysique” a occulté l’Etre (lequel est de toutes les façons
insaisissable), dont on ne peut plus aisément reconnaître les
manifestations, si bien que l’homme risque d’y perdre son “essence”
(“Wesen”), soit, pourrait-on dire, de perdre sa capacité à ex-sister, à
sortir des banalités dans lesquelles on se complait et on se putréfie
quand on oublie l’Etre.
Deux
solutions s’offrent alors à l’homme authentique: 1) amorcer un “nouveau
commencement” (“neuer Anfang”) ou 2) accepter de faire pleinement
connaissance de l’étranger (der “Fremde”), de ce qui lui est
fondamentalement étranger, pour pouvoir mieux, en bout de course,
s’ouvrir à son propre (das “Eigene”), quand il sera aperçu que ce
fondamentalement étranger n’est pas assimilable à son propre. Dans le
premier cas, il faut rompre “révolutionnairement” avec le processus
métaphysique d’“enclôturement”, rejeter politiquement les régimes et les
idéologies qui sont les produits finis et applicables de cette
métaphysique de l’“enclôturement”. C’est ce que Heidegger a fait en
prononçant son fameux “discours de rectorat” qui scellait son engagement
national-socialiste en 1933-34. Le ré-alignement du nouveau régime sur
des institutions imitées du wilhelminisme d’avant 1914 ou sur certaines
normes de la République de Weimar, suite, notamment, à la “Nuit des
longs couteaux” de juin 1934, plonge Heidegger dans le scepticisme: le
régime semble n’être qu’un avatar supplémentaire de la “métaphysique
enclôturante”, qui abandonne son “révolutionnisme” permanent, qui
renonce à être l’agent moteur du “nouveau commencement”. C’est alors que
Heidegger amorce sa nouvelle réflexion: il ne faut pas proposer, clef
sur porte, un “nouveau commencement” car, ruse de l’histoire, celui-ci
retombera dans les travers de la “métaphysique enclôturante”, à la façon
d’une mauvaise habitude fatale, récurrente au cours de l’histoire
occidentale. Au contraire: il faut attendre, faire oeuvre de patience
(“Geduld”), car toute la trajectoire pluriséculaire de la métaphysique
oeuvrant de manière “enclôturante” ne serait qu’un très long détour pour
retrouver l’Etre, soit pour retrouver la possibilité d’être toujours
authentique, de ne plus avoir face à soi des forces génératrices de
barrières et de clôtures qui empêchent de retrouver le bon vieux soleil
des Grecs. L’homme doit pourtant suivre ce trajet décevant pour se
rendre compte que la trajectoire de la métaphysique “enclôturante” ne
mène qu’à l’impasse et que répéter les formules diverses (et politiques)
de cette métaphysique ne sert à rien. Ce sera alors le “tournant” (die
“Wende”) de l’histoire, où il faudra se décider (“entscheiden”) à opter
pour autre chose, pour un retour aux Grecs et à soi. Les éveillés
doivent donc guetter le surgissement des “points de retournement” (des
“Wendungspunkte”), où le pernicieux travail d’“enclôturement” patine,
bafouille, se démasque (dans la mesure où il dévoile sa nature mutilante
de l’hominité ontologique). C’est en de tels moments, souvent marqués
par la nécessité ou la détresse (“die Not”), que l’homme peut décider
(faire oeuvre d’“ex-sister”) et ainsi se sauver, échapper à tout
“enclôturement” fatal et définitif. Cette décision salvatrice (“die
Rettung”) est simultanément un retour vers l’intériorité de soi
(“Einkehr”). L’homme rejette alors les régimes qui l’emprisonnent, par
une décision audacieuse et, par là, existentielle, tout en retournant à
lui-même, au “là” qui le détermine de toutes les façons dès le départ,
mais qu’on a voulu lui faire oublier. Pour Heidegger, ce “là”, qu’il
appelle après 1945, l’“Okzident”, n’est pas l’Occident synonyme
d’américanosphère (qu’il rejette au même titre que le bolchevisme),
mais, finalement, sa Souabe matrice de poésie et de philosophie
profondes et authentiques, l’“Extrême-Ouest” du bassin danubien, l’amont
—aux flancs de la Forêt Noire— d’un long fleuve qui, traversant toute
l’Europe, coule vers les terres grecques des Argonautes, vers la Mer
Noire, vers l’espace perse.
La
deuxième option, consécutive à un certain “enclôturement” du
national-socialisme puis à la défaite de celui-ci (en tant que “nouveau
commencement” avorté), implique une certaine dépolitisation, une
diminution du tonus de l’engagement, si fort dans les années 30, toutes
idéologies confondues. L’échec de la “métaphysique clôturante” ne sera
dès lors pas dû à une action volontariste et existentielle, posée par
des hommes auhentiques, ou des héros, mais par l’effet figeant,
étouffant et destructeur que provoquent les agitations fébriles des
tenants mêmes de ces pratiques d’enclôturement qui, dès maintenant,
arriveront très vite au bout de leur rouleau, buteront contre le mur au
fond de l’impasse qu’ils ont eux-mêmes bâtie. Cette fin de règne est
notre époque: le néo-libéralisme et les résidus burlesques de
sociale-démocratie nous ont d’abord amené cette ère de festivisme
(post-mitterrandien), qui utilise la fête (qui pourrait pourtant être
bel et bien révolutionnaire) pour camoufler ses échecs politiques et son
impéritie, son incapacité à penser hors des sentiers battus de cette
métaphysique de l’enclôturement, fustigée par Heidegger en termes
philosophiques aussi ardus que pointus. Le sarközisme et
l’hollandouillisme en France, comme le dehaenisme ou le diroupettisme en
Belgique, et surtout comme la novlangue et les lois scélérates du
“politiquement correct”, sont les expressions grotesques de cette fin de
la métaphysique de l’enclôturement, qui ne veut pas encore céder le
terrain, cesser d’enclôturer, qui s’accroche de manière de moins en
moins convaincante: persister dans les recettes préconisées par ces
faquins ne peut conduire qu’à des situations de détresse dangereuses et
fatales si on n’opte pas, par un décisionnisme existentiel, pour un
“autre commencement”. Mais, contrairement à nos rêves les plus fous, où
nous aurions été de nouveaux Corps Francs, cet “autre commencement” ne
sera pas provoqué par des révolutionnaires enthousiastes, qui, en
voulant hâter le processus, mettraient leur authenticité existentielle
en exergue et en jeu (comme dans les années 30 —de toute façon, ce
serait immédiatement interdit et donnerait du bois de ralonge à
l’adversaire “enclôturant”, qui pourrait hurler “au loup!” et faire
appel à sa magistraille aux ordres). Le “nouveau commencement”
adviendra, subrepticement, par les effets non escomptés de l’imbécillité
foncière et de l’impéritie manifeste des tenants des idéologies
appauvries, avatars boiteux de la “métaphysique occidentale”.
Il
nous reste à boire l’apéro et à commander un bon repas. Après la poire
et le fromage, après un bon petit calva tonifiant, il faudra bien que
nos congénères, sortis de l’inauthenticité où les “enclôtureurs” les
avaient parqués, viennent nous chercher pour emprunter la voie du
“nouveau commencement”, qui sera “là” sans nos efforts tragiques, de
sang et de sueur, mais grâce à la connerie de l’ennemi, un “nouveau
commencement” que nous avons toujours appelé de nos voeux et que nous
avons pensé, à fond, avec obstination, avant tous les autres. Nous avons
réfléchi. Nous allons agir.
Robert STEUCKERS.
(Voilà,
j’ai commis le pensum de 15.000 signes commandé par Eugène, ce
formidable commensal aux propos rabelaisiens et tonifiants; on va
maintenant m’accuser d’avoir fait du simplisme mais tant pis, j’assume,
et j’attends de boire avec lui une bonne bouteille de “Gewurtzraminer”,
agrémentée d’une douzaine d’ huîtres... Forest-Flotzenberg, novembre
2013).
Bibliographie:
- Jean-Pierre BLANCHARD, Martin Heidegger philosophe incorrect, L’Aencre, Paris, 1997.
- Edith BLANQUET, Apprendre à philosopher avec Heidegger, Ellipses, Paris, 2012.
- Mark BLITZ, Heidegger’s Being and Time and the Possibility of Political Philosophy, Cornell University Press, London, 1981.
- Renaud DENUIT, Heidegger et l’exacerbation du centre – Aux fondements de l’authenticité nazie?, L’Harmattan, Paris, 2004.
- Michael GELVEN, Etre et temps de Heidegger – Un commentaire littéral, Pierre Mardaga, Bruxelles, 1970.
- Florian GROSSER, Revolution Denken – Heidegger und das Politische – 1919-1969, C. H. Beck, Munich, 2011.
- Emil KETTERING, Nähe – Das Denken Martin Heideggers, Günther Neske, Pfullingen, 1987.
- Bernd MARTIN, Martin Heidegger und das “Dritte Reich” – Ein Kompendium, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1989.
- Michael ROTH, The Poetics of Resistance – Heidegger’s Line, Northwestern University Press, Evanston/Illinois, 1996.
- Rainer SCHÜRMANN, Le principe d’anarchie – Heidegger et la question de l’agir, Seuil, Paris, 1982.
- Hans SLUGA, Heidegger’s Crisis – Philosophy and Politics in Nazi Germany, Harvard University Press, 1993.