L'opinion publique n'existe pas Pierre Bourdieu | |||
Exposé fait à Noroit (Arras) en janvier 1972 et paru dans Les temps modernes, 318, janvier 1973, pp. 1292-1309. Repris in Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984, pp. 222-235.
e
voudrais préciser d'abord que mon propos n'est pas de dénoncer de façon
mécanique et facile les sondages d'opinion, mais de procéder à une
analyse rigoureuse de leur fonctionnement et de leurs fonctions. Ce qui
suppose que l'on mette en question les trois postulats qu'ils engagent
implicitement. Toute enquête d'opinion suppose que tout le monde peut
avoir une opinion ; ou, autrement dit, que la production d'une opinion
est à la portée de tous. Quitte à heurter un sentiment naïvement
démocratique, je contesterai ce premier postulat. Deuxième postulat : on
suppose que toutes les opinions se valent. Je pense que l'on peut
démontrer qu'il n'en est rien et que le fait de cumuler des opinions qui
n'ont pas du tout la même force réelle conduit à produire des artefacts
dépourvus de sens. Troisième postulat implicite : dans le simple fait
de poser la même question à tout le monde se trouve impliquée
l'hypothèse qu'il y a un consensus sur les problèmes, autrement dit
qu'il y a un accord sur les questions qui méritent d'être posées. Ces
trois postulats impliquent, me semble-t-il, toute une série de
distorsions qui s'observent lors même que toutes les conditions de la
rigueur méthodologique sont remplies dans la recollection et l'analyse
des données.
On
fait très souvent aux sondages d'opinion des reproches techniques. Par
exemple, on met en question la représentativité des échantillons. Je
pense que dans l'état actuel des moyens utilisés par les offices de
production de sondages, l'objection n'est guère fondée. On leur reproche
aussi de poser des questions biaisées ou plutôt de biaiser les
questions dans leur formulation : cela est déjà plus vrai et il arrive
souvent que l'on induise la réponse à travers la façon de poser la
question. Ainsi, par exemple, transgressant le précepte élémentaire de
la construction d'un questionnaire qui exige qu'on « laisse leurs
chances » à toutes les réponses possibles, on omet fréquemment dans les
questions ou dans les réponses proposées une des options possibles, ou
encore on propose plusieurs fois la même option sous des formulations
différentes. Il y a toutes sortes de biais de ce type et il serait
intéressant de s'interroger sur les conditions sociales d'apparition de
ces biais. La plupart du temps ils tiennent aux conditions dans
lesquelles travaillent les gens qui produisent les questionnaires. Mais
ils tiennent surtout au fait que les problématiques que fabriquent les
instituts de sondages d'opinion sont subordonnées à une demande d'un
type particulier. Ainsi, ayant entrepris l'analyse d'une grande enquête
nationale sur l'opinion des Français concernant le système
d'enseignement, nous avons relevé, dans les archives d'un certain nombre
de bureaux d'études, toutes les questions concernant l'enseignement.
Ceci nous a fait voir que plus de deux cents questions sur le système
d'enseignement ont été posées depuis Mai 1968, contre moins d'une
vingtaine entre 1960 et 1968. Cela signifie que les problématiques qui
s'imposent à ce type d'organisme sont profondément liées à la
conjoncture et dominées par un certain type de demande sociale. La
question de l'enseignement par exemple ne peut être posée par un
institut d'opinion publique que lorsqu'elle devient un problème
politique. On voit tout de suite la différence qui sépare ces
institutions des centres de recherches qui engendrent leurs
problématiques, sinon dans un ciel pur, en tout cas avec une distance
beaucoup plus grande à l'égard de la demande sociale sous sa forme
directe et immédiate.
Une
analyse statistique sommaire des questions posées nous a fait voir que
la grande majorité d'entre elles étaient directement liées aux
préoccupations politiques du « personnel politique ». Si nous nous
amusions ce soir à jouer aux petits papiers et si je vous disais
d'écrire les cinq questions qui vous paraissent les plus importantes en
matière d'enseignement, nous obtiendrions sûrement une liste très
différente de celle que nous obtenons en relevant les questions qui ont
été effectivement posées par les enquêtes d'opinion. La question :
« Faut-il introduire la politique dans les lycées ? » (ou des variantes)
a été posée très souvent, tandis que la question : « Faut-il modifier
les programmes ? » ou « Faut-il modifier le mode de transmission des
contenus ? » n'a que très rarement été posée. De même : « Faut-il
recycler les enseignants ? ». Autant de questions qui sont très
importantes, du moins dans une autre perspective.
Les
problématiques qui sont proposées par les sondages d'opinion sont
subordonnées à des intérêts politiques, et cela commande très fortement à
la fois la signification des réponses et la signification qui est
donnée à la publication des résultats. Le sondage d'opinion est, dans
l'état actuel, un instrument d'action politique ; sa fonction la plus
importante consiste peut-être à imposer l'illusion qu'il existe une
opinion publique comme sommation purement additive d'opinions
individuelles ; à imposer l'idée qu'il existe quelque chose qui serait
comme la moyenne des opinions ou l'opinion moyenne. L'« opinion
publique » qui est manifestée dans les premières pages de journaux sous
la forme de pourcentages (60 % des Français sont favorables à...), cette
opinion publique est un artefact pur et simple dont la
fonction est de dissimuler que l'état de l'opinion à un moment donné du
temps est un système de forces, de tensions et qu’il n’est rien de plus
inadéquat pour représenter l'état de l'opinion qu'un pourcentage.
On
sait que tout exercice de la force s'accompagne d'un discours visant à
légitimer la force de celui qui l'exerce ; on peut même dire que le
propre de tout rapport de force, c'est de n'avoir toute sa force que
dans la mesure où il se dissimule comme tel. Bref, pour parler
simplement, l'homme politique est celui qui dit : « Dieu est avec
nous ». L'équivalent de « Dieu est avec nous », c'est aujourd'hui
« l'opinion publique est avec nous ». Tel est l'effet fondamental de
l'enquête d'opinion : constituer l'idée qu'il existe une opinion
publique unanime, donc légitimer une politique et renforcer les rapports
de force qui la fondent ou la rendent possible.
Ayant
dit au commencement ce que je voulais dire à la fin, je vais essayer
d'indiquer très rapidement quelles sont les opérations par lesquelles on
produit cet effet de consensus. La première opération,
qui a pour point de départ le postulat selon lequel tout le monde doit
avoir une opinion, consiste à ignorer les non-réponses. Par exemple vous
demandez aux gens : « Êtes-vous favorable au gouvernement Pompidou ? »
Vous enregistrez 30 % de non-réponses, 20 % de oui, 50 % de non.
Vous pouvez dire : la part des gens défavorables est supérieure à la
part des gens favorables et puis il y a ce résidu de 30 %. Vous pouvez
aussi recalculer les pourcentages favorables et défavorables en excluant
les non-réponses. Ce simple choix est une opération théorique d'une
importance fantastique sur laquelle je voudrais réfléchir avec vous.
Éliminer
les non-réponses, c'est faire ce qu'on fait dans une consultation
électorale où il y a des bulletins blancs ou nuls ; c'est imposer à
l'enquête d'opinion la philosophie implicite de l'enquête électorale. Si
l'on regarde de plus près, on observe que le taux des non-réponses est
plus élevé d'une façon générale chez les femmes que chez les hommes, que
l'écart entre les femmes et les hommes est d'autant plus élevé que les
problèmes posés sont d'ordre plus proprement politique. Autre
observation : plus une question porte sur des problèmes de savoir, de
connaissance, plus l'écart est grand entre les taux de non-réponses des
plus instruits et des moins instruits. À l'inverse, quand les questions
portent sur les problèmes éthiques, les variations des non-réponses
selon le niveau d'instruction sont faibles (exemple : « Faut-il être
sévère avec les enfants ? »). Autre observation : plus une question pose
des problèmes conflictuels, porte sur un nœud de contradictions (soit
une question sur la situation en Tchécoslovaquie pour les gens qui
votent communiste), plus une question est génératrice de tensions pour
une catégorie déterminée, plus les non-réponses sont fréquentes dans
cette catégorie. En conséquence, la simple analyse statistique des
non-réponses apporte une information sur ce que signifie la question et
aussi sur la catégorie considérée, celle-ci étant définie autant par la probabilité qui lui est attachée d'avoir une opinion que par la probabilité conditionnelle d'avoir une opinion favorable ou défavorable.
L'analyse
scientifique des sondages d'opinion montre qu'il n'existe pratiquement
pas de problème omnibus ; pas de question qui ne soit réinterprétée en
fonction des intérêts des gens à qui elle est posée, le premier
impératif étant de se demander à quelle question les différentes
catégories de répondants ont cru répondre. Un des effets les plus
pernicieux de l'enquête d'opinion consiste précisément à mettre les gens
en demeure de répondre à des questions qu'ils ne se sont pas posées.
Soit par exemple les questions qui tournent autour des problèmes de
morale, qu'il s'agisse des questions sur la sévérité des parents, les
rapports entre les maîtres et les élèves, la pédagogie directive ou non
directive, etc., problèmes qui sont d'autant plus perçus comme des
problèmes éthiques qu'on descend davantage dans la hiérarchie sociale,
mais qui peuvent être des problèmes politiques pour les classes
supérieures : un des effets de l'enquête consiste à transformer des
réponses éthiques en réponses politiques par le simple effet
d'imposition de problématique.
En fait, il y a plusieurs principes à partir desquels on peut engendrer une réponse. Il y a d'abord ce qu'on peut appeler la compétence politique par
référence à une définition à la fois arbitraire et légitime,
c'est-à-dire dominante et dissimulée comme telle, de la politique. Cette
compétence politique n'est pas universellement répandue. Elle varie
grosso modo comme le niveau d'instruction. Autrement dit, la probabilité
d'avoir une opinion sur toutes les questions supposant un savoir
politique est assez comparable à la probabilité d'aller au musée. On
observe des écarts fantastiques : là où tel étudiant engagé dans un
mouvement gauchiste perçoit quinze divisions à gauche du PSU, pour un
cadre moyen il n'y a rien. Dans l'échelle politique (extrême-gauche,
gauche, centre-gauche, centre, centre-droit, droite, extrême-droite,
etc.) que les enquêtes de « science politique » emploient comme allant
de soi, certaines catégories sociales utilisent intensément un petit
coin de l'extrême-gauche ; d'autres utilisent uniquement le centre,
d'autres utilisent toute l'échelle. Finalement une élection est
l'agrégation d'espaces tout à fait différents ; on additionne des gens
qui mesurent en centimètres avec des gens qui mesurent en kilomètres,
ou, mieux, des gens qui notent de 0 à 20 et des gens qui notent entre 9
et 11. La compétence se mesure entre autres choses au degré de finesse
de perception (c'est la même chose en esthétique, certains pouvant
distinguer les cinq ou six manières successives d'un seul peintre).
Cette
comparaison peut être poussée plus loin. En matière de perception
esthétique, il y a d'abord une condition permissive : il faut que les
gens pensent l'œuvre d'art comme une œuvre d'art ; ensuite, l'ayant
perçue comme œuvre d'art, il faut qu'ils aient des catégories de
perception pour la construire, la structurer, etc. Supposons une
question formulée ainsi : « Êtes-vous pour une éducation directive ou
une éducation non directive ? » Pour certains, elle peut être constituée
comme politique, la représentation des rapports parents-enfants
s'intégrant dans une vision systématique de la société ; pour d'autres,
c'est une pure question de morale. Ainsi le questionnaire que nous avons
élaboré et dans lequel nous demandons aux gens si, pour eux, c'est de
la politique ou non de faire la grève, d'avoir les cheveux longs, de
participer à un festival pop, etc., fait apparaître des variations très
grandes selon les classes sociales. La première condition pour répondre
adéquatement à une question politique est donc d'être capable de la
constituer comme politique ; la deuxième, l'ayant constituée comme
politique, est d'être capable de lui appliquer des catégories proprement
politiques qui peuvent être plus ou moins adéquates, plus ou moins
raffinées, etc. Telles sont les conditions spécifiques de production des
opinions, celles que l'enquête d'opinion suppose universellement et
uniformément remplies avec le premier postulat selon lequel tout le
monde peut produire une opinion.
Deuxième principe à partir duquel les gens peuvent produire une opinion, ce que j'appelle l'« ethos de classe »
(pour ne pas dire « éthique de classe »), c'est-à-dire un système de
valeurs implicites que les gens ont intériorisées depuis l'enfance et à
partir duquel ils engendrent des réponses à des problèmes extrêmement
différents. Les opinions que les gens peuvent échanger à la sortie d'un
match de football entre Roubaix et Valenciennes doivent une grande
partie de leur cohérence, de leur logique, à l’ethos de classe. Une
foule de réponses qui sont considérées comme des réponses politiques,
sont en réalité produites à partir de l'ethos de classe et du même coup
peuvent revêtir une signification tout à fait différente quand elles
sont interprétées sur le terrain politique. Là, je dois faire référence à
une tradition sociologique, répandue surtout parmi certains sociologues
de la politique aux États-Unis, qui parlent très communément d'un
conservatisme et d'un autoritarisme des classes populaires. Ces thèses
sont fondées sur la comparaison internationale d'enquêtes ou d'élections
qui tendent à montrer que chaque fois que l'on interroge les classes
populaires, dans quelque pays que ce soit, sur des problèmes concernant
les rapports d'autorité, la liberté individuelle, la liberté de la
presse, etc., elles font des réponses plus « autoritaires » que les
autres classes ; et on en conclut globalement qu'il y a un conflit entre
les valeurs démocratiques (chez l'auteur auquel je pense, Lipset, il
s'agit des valeurs démocratiques américaines) et les valeurs qu'ont
intériorisées les classes populaires, valeurs de type autoritaire et
répressif. De là, on tire une sorte de vision eschatologique : élevons
le niveau de vie, élevons le niveau d'instruction et, puisque la
propension à la répression, à l'autoritarisme, etc., est liée aux bas
revenus, aux bas niveaux d'instruction, etc., nous produirons ainsi de
bons citoyens de la démocratie américaine. À mon sens ce qui est en
question, c'est la signification des réponses à certaines questions.
Supposons un ensemble de questions du type suivant : Êtes-vous favorable
à l'égalité entre les sexes ? Êtes-vous favorable à la liberté sexuelle
des conjoints ? Êtes-vous favorable à une éducation non répressive ?
Êtes-vous favorable à la nouvelle société ? etc. Supposons un autre
ensemble de questions du type : Est-ce que les professeurs doivent faire
la grève lorsque leur situation est menacée? Les enseignants
doivent-ils être solidaires avec les autres fonctionnaires dans les
périodes de conflit social ? etc. Ces deux ensembles de questions
donnent des réponses de structure strictement inverse sous le rapport de
la classe sociale : le premier ensemble de questions, qui concerne un
certain type de novation dans les rapports sociaux, dans la forme
symbolique des relations sociales, suscite des réponses d'autant plus
favorables que l'on s'élève dans la hiérarchie sociale et dans la
hiérarchie selon le niveau d'instruction ; inversement, les questions
qui portent sur les transformations réelles des rapports de force entre
les classes suscitent des réponses de plus en plus défavorables à mesure
qu'on s'élève dans la hiérarchie sociale.
Bref,
la proposition « Les classes populaires sont répressives » n'est ni
vraie ni fausse. Elle est vraie dans la mesure où, devant tout un
ensemble de problèmes comme ceux qui touchent à la morale domestique,
aux relations entre les générations ou entre les sexes, les classes
populaires ont tendance à se montrer beaucoup plus rigoristes que les
autres classes sociales. Au contraire, sur les questions de structure
politique, qui mettent en jeu la conservation ou la transformation de
l'ordre social, et non plus seulement la conservation ou la
transformation des modes de relation entre les individus, les classes
populaires sont beaucoup plus favorables à la novation, c'est-à-dire à
une transformation des structures sociales. Vous voyez comment certains
des problèmes posés en Mai 1968, et souvent mal posés, dans le conflit
entre le parti communiste et les gauchistes, se rattachent très
directement au problème central que j'ai essayé de poser ce soir, celui
de la nature des réponses, c'est-à-dire du principe à partir duquel
elles sont produites. L'opposition que j'ai faite entre ces deux groupes
de questions se ramène en effet à l'opposition entre deux principes de
production des opinions : un principe proprement politique et un
principe éthique, le problème du conservatisme des classes populaires
étant le produit de l'ignorance de cette distinction.
L'effet
d'imposition de problématique, effet exercé par toute enquête d'opinion
et par toute interrogation politique (à commencer par l'électorale),
résulte du fait que les questions posées dans une enquête d'opinion ne
sont pas des questions qui se posent réellement à toutes les personnes
interrogées et que les réponses ne sont pas interprétées en fonction de
la problématique par rapport à laquelle les différentes catégories de
répondants ont effectivement répondu. Ainsi la problématique dominante, dont
la liste des questions posées depuis deux ans par les instituts de
sondage fournit une image, c'est-à-dire la problématique qui intéresse
essentiellement les gens qui détiennent le pouvoir et qui entendent être
informés sur les moyens d'organiser leur action politique, est très
inégalement maîtrisée par les différentes classes sociales. Et, chose
importante, celles-ci sont plus ou moins aptes à produire une
contre-problématique. À propos du débat télévisé entre Servan-Schreiber
et Giscard d'Estaing, un institut de sondages d'opinion avait posé des
questions du type : « Est-ce que la réussite scolaire est fonction des
dons, de l'intelligence, du travail, du mérite ? » Les réponses
recueillies livrent en fait une information (ignorée de ceux qui les
produisaient) sur le degré auquel les différentes classes sociales ont
conscience des lois de la transmission héréditaire du capital culturel :
l'adhésion au mythe du don et de l'ascension par l'école, de la justice
scolaire, de l'équité de la distribution des postes en fonction des
titres, etc., est très forte dans les classes populaires. La
contre-problématique peut exister pour quelques intellectuels mais elle
n'a pas de force sociale bien qu'elle ait été reprise par un certain
nombre de partis, de groupes. La vérité scientifique est soumise aux
mêmes lois de diffusion que l'idéologie. Une proposition scientifique,
c'est comme une bulle du pape sur la régulation des naissances, ça ne
prêche que les convertis.
On
associe l'idée d'objectivité dans une enquête d'opinion au fait de
poser la question dans les termes les plus neutres afin de donner toutes
les chances à toutes les réponses. En réalité, l'enquête d'opinion
serait sans doute plus proche de ce qui se passe dans la réalité si,
transgressant complètement les règles de l'« objectivité », on donnait
aux gens les moyens de se situer comme ils se situent réellement dans la
pratique réelle, c'est-à-dire par rapport à des opinions déjà
formulées ; si, au lieu de dire par exemple « II y a des gens favorables
à la régulation des naissances, d'autres qui sont défavorables ; et
vous ?... », on énonçait une série de prises de positions explicites de
groupes mandatés pour constituer les opinions et les diffuser, de façon
que les gens puissent se situer par rapport à des réponses déjà
constituées. On parle communément de « prises de position » ; il y a des
positions qui sont déjà prévues et on les prend. Mais on ne les
prend pas au hasard. On prend les positions que l'on est prédisposé à
prendre en fonction de la position que l'on occupe dans un certain
champ. Une analyse rigoureuse vise à expliquer les relations entre la
structure des positions à prendre et la structure du champ des positions
objectivement occupées.
Si
les enquêtes d'opinion saisissent très mal les états virtuels de
l'opinion et plus exactement les mouvements d'opinion, c'est, entre
autres raisons, que la situation dans laquelle elles appréhendent les
opinions est tout à fait artificielle. Dans les situations où se
constitue l'opinion, en particulier les situations de crise, les
gens sont devant des opinions constituées, des opinions soutenues par
des groupes, en sorte que choisir entre des opinions, c'est très
évidemment choisir entre des groupes. Tel est le principe de l'effet de politisation que
produit la crise : il faut choisir entre des groupes qui se définissent
politiquement et définir de plus en plus de prises de position en
fonction de principes explicitement politiques. En fait, ce qui me
paraît important, c'est que l'enquête d'opinion traite l'opinion
publique comme une simple somme d'opinions individuelles, recueillies
dans une situation qui est au fond celle de l'isoloir, où l'individu va
furtivement exprimer dans l'isolement une opinion isolée. Dans les
situations réelles, les opinions sont des forces et les rapports
d'opinions sont des conflits de force entre des groupes.
Une
autre loi se dégage de ces analyses : on a d'autant plus d'opinions sur
un problème que l'on est plus intéressé par ce problème, c'est-à-dire
que l'on a plus intérêt à ce problème. Par exemple sur le système
d'enseignement, le taux de réponses est très intimement lié au degré de
proximité par rapport au système d'enseignement, et la probabilité
d'avoir une opinion varie en fonction de la probabilité d'avoir du
pouvoir sur ce à propos de quoi on opine. L'opinion qui s'affirme comme
telle, spontanément, c'est l'opinion des gens dont l'opinion a du poids,
comme on dit. Si un ministre de l'Éducation nationale agissait en
fonction d'un sondage d'opinion (ou au moins à partir d'une lecture
superficielle du sondage), il ne ferait pas ce qu'il fait lorsqu'il agit
réellement comme un homme politique, c'est-à-dire à partir des coups de
téléphone qu'il reçoit, de la visite de tel responsable syndical, de
tel doyen, etc. En fait, il agit en fonction de ces forces d'opinion
réellement constituées qui n'affleurent à sa perception que dans la
mesure où elles ont de la force et où elles ont de la force parce
qu'elles sont mobilisées.
S'agissant de prévoir ce que va devenir l'Université dans les dix années prochaines, je pense que l'opinion mobilisée
constitue la meilleure base. Toutefois, le fait, attesté par les
non-réponses, que les dispositions de certaines catégories n'accèdent
pas au statut d'opinion, c'est-à-dire de discours constitué prétendant à
la cohérence, prétendant à être entendu, à s'imposer, etc., ne doit pas
faire conclure que, dans des situations de crise, les gens qui
n'avaient aucune opinion choisiront au hasard : si le problème est
politiquement constitué pour eux (problèmes de salaire, de cadence de
travail pour les ouvriers), ils choisiront en termes de compétence
politique ; s'il s'agit d'un problème qui n'est pas constitué
politiquement pour eux (répressivité dans les rapports à l'intérieur de
l'entreprise) ou s'il est en voie de constitution, ils seront guidés par
le système de dispositions profondément inconscient qui oriente leurs
choix dans les domaines les plus différents, depuis l'esthétique ou le
sport jusqu'aux préférences économiques. L'enquête d'opinion
traditionnelle ignore à la fois les groupes de pression et les
dispositions virtuelles qui peuvent ne pas s'exprimer sous forme de
discours explicite. C'est pourquoi elle est incapable d'engendrer la
moindre prévision raisonnable sur ce qui se passerait en situation de
crise.
Supposons
un problème comme celui du système d'enseignement. On peut demander :
« Que pensez-vous de la politique d'Edgar Faure ? » C'est une question
très voisine d'une enquête électorale, en ce sens que c'est la nuit où
toutes les vaches sont noires : tout le monde est d'accord grosso modo
sans savoir sur quoi ; on sait ce que signifiait le vote à l'unanimité
de la loi Faure à l'Assemblée nationale. On demande ensuite :
« Êtes-vous favorable à l'introduction de la politique dans les
lycées ? » Là, on observe un clivage très net. Il en va de même
lorsqu'on demande : « Les professeurs peuvent-ils faire grève ? » Dans
ce cas, les membres des classes populaires, par un transfert de leur
compétence politique spécifique, savent quoi répondre. On peut encore
demander : « Faut-il transformer les programmes ? Êtes-vous favorable au
contrôle continu ? Êtes-vous favorable à l'introduction des parents
d'élèves dans les conseils des professeurs ? Êtes-vous favorable à la
suppression de l'agrégation ? etc. » Sous la question « êtes-vous
favorable à Edgar Faure ? », il y avait toutes ces questions et les gens
ont pris position d'un coup sur un ensemble de problèmes qu'un bon
questionnaire ne pourrait poser qu'au moyen d'au moins soixante
questions à propos desquelles on observerait des variations dans tous
les sens. Dans un cas les opinions seraient positivement liées à la
position dans la hiérarchie sociale, dans l'autre, négativement, dans
certains cas très fortement, dans d'autres cas faiblement, ou même pas
du tout. Il suffit de penser qu'une consultation électorale représente
la limite d'une question comme « êtes-vous favorable à Edgar Faure ? »
pour comprendre que les spécialistes de sociologie politique puissent
noter que la relation qui s'observe habituellement, dans presque tous
les domaines de la pratique sociale, entre la classe sociale et les
pratiques ou les opinions, est très faible quand il s'agit de phénomènes
électoraux, à tel point que certains n'hésitent pas à conclure qu'il
n'y a aucune relation entre la classe sociale et le fait de voter pour
la droite ou pour la gauche. Si vous avez à l'esprit qu'une consultation
électorale pose en une seule question syncrétique ce qu'on ne pourrait
raisonnablement saisir qu'en deux cents questions, que les uns mesurent
en centimètres, les autres en kilomètres, que la stratégie des candidats
consiste à mal poser les questions et à jouer au maximum sur la
dissimulation des clivages pour gagner les voix qui flottent, et tant
d'autres effets, vous concluerez qu'il faut peut-être poser à l'envers
la question traditionnelle de la relation entre le vote et la classe
sociale et se demander comment il se fait que l'on constate malgré tout
une relation, même faible ; et s'interroger sur la fonction du système
électoral, instrument qui, par sa logique même, tend à atténuer les
conflits et les clivages. Ce qui est certain, c'est qu'en étudiant le
fonctionnement du sondage d'opinion, on peut se faire une idée de la
manière dont fonctionne ce type particulier d'enquête d'opinion qu'est
la consultation électorale et de l'effet qu'elle produit.
Bref,
j'ai bien voulu dire que l'opinion publique n'existe pas, sous la forme
en tout cas que lui prêtent ceux qui ont intérêt à affirmer son
existence. J'ai dit qu'il y avait d'une part des opinions constituées,
mobilisées, des groupes de pression mobilisés autour d'un système d'intérêts explicitement
formulés ; et d'autre part, des dispositions qui, par définition, ne
sont pas opinion si l'on entend par là, comme je l'ai fait tout au long
de cette analyse, quelque chose qui peut se formuler en discours avec
une certaine prétention à la cohérence. Cette définition de l'opinion
n'est pas mon opinion sur l'opinion. C'est simplement l'explicitation de
la définition que mettent en œuvre les sondages d'opinion en demandant
aux gens de prendre position sur des opinions formulées et en
produisant, par simple agrégation statistique d'opinions ainsi
produites, cet artefact qu'est l'opinion publique. Je dis simplement que
l'opinion publique dans l'acception implicitement admise par ceux qui
font des sondages d'opinion ou ceux qui en utilisent les résultats, je
dis simplement que cette opinion-là n'existe pas.
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