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lundi 27 janvier 2014

Mitterrand, Chirac et les frères

Orages d'Acier

 
Une fois élu à l’Elysée, François Mitterrand récompense ses vieux soutiens. Un tiers de son premier gouvernement est constitué de frères. Son cabinet présidentiel en est truffé. La presse s’en émeut, au point de voir des maçons partout. Les obédiences laissent dire, comme le résume l’historien de la GLF Jean-André Faucher : « Répondre que Louis Mexandeau et André Labarrère n’étaient pas des frères, c’eût été admettre l’appartenance d’Henri Emmanuelli et de Joseph Franceschi. Nier celle d’Edwige Avice, c’eût été confirmer celle d’Yvette Roudy. » Plus prosaïquement, l’Elysée est submergée de lettres sollicitant un poste, un coup de pouce, une intervention, comme si certains frères sans scrupule se croyaient en territoire conquis. De même que pour Valéry Giscard d’Estaing ou plus tard Jacques Chirac, François Mitterrand est tellement entouré de maçons que nombre d’entre eux semblent persuadés que lui-même en serait... 
 
      Sur le plan législatif, ils n’obtiendront rien de vraiment probant des deux septennats mitterrandiens : la nécessité d’abolir la peine de mort dépassait largement les cercles maçonniques ; leur revendication plus spécifique de mettre fin au financement public de l’école privée virera au fiasco. « L’intégralité de la production du Grand Orient en matière civique, sociale et économique, se retrouve dans son programme Changer la vie, se souvient Alain Bauer, ancien Grand Maître. La désillusion va aller très au-delà des espérances. » 
 
     François Mitterrand a toutefois apporté sa reconnaissance à la maçonnerie en général et à ses dignitaires en particulier. Roger Leray, Grand Maître du GODF (de 1979 à 1981, puis de 1984 à 1987), reçu en grande pompe à l’Elysée le 14 mai 1987, s’en émerveillera : « C’est la première fois que la République reconnaît la franc-maçonnerie. » A titre privé, le vieux monarque s’agace parfois de leurs intrigues. En 1992, le journal Le Monde fait état d’un propos présidentiel sur un « petit groupe maçonnique ». François Mitterrand n’en dira guère plus, ses vieux compagnons encombrants, René Bousquet et Roger-Patrice Pelat, étant eux-mêmes maçons. 
 
     Avec Jacques Chirac, c’est une autre culture maçonnique qui arrive au pouvoir. Son grand-père Louis, instituteur corrézien, radical-socialiste bouffeur de curés, était maçon. Elu maire de Paris en 1977, Chirac arrive en terre connue : la municipalité de la capitale, sous tutelle préfectorale depuis le 19ème siècle, est un bastion maçonnique : les deux tiers des adjoints au maire sont francs-maçons ; la fraternelle de l’Hôtel de Ville ne réunit pas moins de cinq cents fonctionnaires. Chirac s’y glisse tel le pied dans la chaussette. Ses principaux collaborateurs municipaux sont francs-maçons. Certains, peu férus d’ésotérisme comme Jean Tiberi, n’ont effectué qu’un bref passage aux côtés du Grand Architecte de l’Univers ; d’autres, comme Alain Devaquet, ont été plus assidus ; d’aucuns, comme Maurice Ulrich, inamovible conseiller en communication à la Mairie de Paris, à Matignon comme à l’Elysée, éludent avec bonhomie toute question sur leur appartenance. 
 
     Sous la première cohabitation de la 5ème République (1986-1988), le gouvernement Chirac ne compte pas moins de sept francs-maçons. C’est moins que sous Mitterrand, mais bien plus que sous de Gaulle ou Pompidou. La cohabitation ne serait-elle pas une parenthèse institutionnelle spécifiquement maçonnique ? C’est ce qu’affirment certains dignitaires, qui prétendent avoir œuvré dans cette perspective au rapprochement, si ce n’est des idées, du moins des individus. En 1985, Marc Paillet, ancien conseiller de François Mitterrand à l’Elysée, parachuté à la Commission nationale de la communication et des libertés (CNCL, ancêtre du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), membre du GODF, publie un livre intitulé Le Grand inventaire : socialisme ou libéralisme (Denoël), une sorte de bréviaire de la cohabitation. Roger Leray, alors Grand Maître du GODF, déclare au Point : « La cohabitation, c’est ma préoccupation constante. Je multiplie les contacts. » Jean Verdun, alors Grand Maître de la GLF, courtisé pour sa part par Charles Pasqua, décline ces jeux politiques et ironise sur « ceux qui pensent en toute sincérité que le premier devoir d’un franc-maçon est de conserver François Mitterrand à l’Elysée », fut-ce avec Jacques Chirac à Matignon. 
 
     Après cet épisode, la chronique de la franc-maçonnerie au pouvoir va quitter les pages politiques des journaux pour échouer à la rubrique faits divers. Les années 1990 sont en effet rythmées par une invraisemblable série de scandales politico-financiers. Elles touchent la plupart des partis et ont un point commun : la plupart des collecteurs de fonds occultes sont francs-maçons – y compris au sein du très démocrate-chrétien Centre des démocrates sociaux (CDS), l’une des composantes de la future Union pour la démocratie française (UDF). 
 
     Leur goût du secret et de l’entraide a beaucoup servi, jusqu’au réveil, sinon de la justice française, du moins de quelques juges d’instruction emblématiques. Les noms de frères corrompus s’étalent dans la presse. Il ne fait plus bon se dire publiquement maçon. Avec retard, les grandes obédiences finiront par faire le ménage en leur sein, proclamant que cette lamentable page est désormais tournée. 

Renaud Lecadre, Histoire secrète de la Ve République