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samedi 30 juin 2018

La conclusion de la Seconde Guerre Mondiale (par Costanzo Preve)


La conclusion de la Seconde Guerre Mondiale (par Costanzo Preve)
La conclusion de la Seconde Guerre Mondiale

Par Costanzo Preve

(Extrait de La Quatrième Guerre mondiale, éditions Astrée, Paris, 2013, pp. 120-123)

Nous n'avons pas ici la place d'examiner sérieusement si le fascisme, qui trouva son incomparable modèle idéal-typique wébérien dans le national-socialisme allemand, a été plus ou moins une « troisième voie » entre le capitalisme libéral et le communisme de type soviétique. Dans les intentions subjectives de certains chefs fascistes (Hitler, et peut-être aussi le Mussolini de la fin), probablement, mais les intentions comptent beaucoup moins que les paramètres objectifs selon lesquels se reproduisent les sociétés humaines. Si en effet nous partons du modèle marxien de « mode de production », et non de vagues modèles de sociétés « capitalistes », nous nous rendons compte aisément que le fascisme, considéré historiquement dans son ensemble, a été et s'est limité à être une forme politique de gestion de la reproduction capitaliste, à laquelle il a seulement « superposé » un appareil idéologique et politique déterminé. J'affirme tout de suite que l'on ne peut dire la même chose du communisme historique du XXe siècle (1917-1991), qui par contre a vraiment essayé, sans y réussir durablement (nous en parlerons au prochain chapitre), de dépasser ce mode de production et de reproduction.
Si cela est vrai, la Seconde Guerre mondiale, qui a été vécu par ses protagonistes historiques (Européens, mais non pas Japonais) comme un affrontement gigantesque et décisif entre le fascisme et l'antifascisme, n'a consisté en réalité, sous cette épaisse cuirasse symbolique et idéale, qu'en une bonne vieille guerre territoriale et géopolitique, avec destruction définitive de l'Allemagne et dans une moindre mesure de l'Italie, en tant qu'acteurs historiques indépendants, et anéantissement définitif, du moins jusqu'à cette heure, de tout reste d'indépendance de l'Europe. La nouveauté idéologique, si vraiment l'on veut parler de nouveauté, n'a pas résidé ici dans cet affrontement gigantesque et décisif, et par surcroît « éternel et infini » entre fascisme et antifascisme, conclu en 1945, et maintenu en vie comme un zombi dans le demi-siècle suivant ; mais dans ce point décisif que Carl Schmitt a eu l'intelligence de saisir, et qui est la fin du cadre culturel du droit public international européen né des traités de Westphalie en 1648, et la criminalisation de l'ennemi politique, transformé en violateur des Droits de l'homme. Telle est la véritable « nouveauté » de la conclusion de la Seconde Guerre mondiale, qui n'est pas tant la prise de Berlin et les deux bombes atomiques (militairement inutiles) d'Hiroshima et de Nagasaki, que les procès de Nuremberg et de Tokyo. De même que la Première Guerre mondiale s'était terminée par les traités de Versailles, la Seconde Guerre mondiale se conclut par des procès qui firent des vaincus, en tant que vaincus, de purs et simples criminels, au triple chef du crime de guerre, du crime contre la paix, et contre l'humanité1.

Voilà le point indubitablement le plus important que le fanatisme idéologique et identitaire des deux camps, et surtout de celui des vainqueurs « antifascistes », par système, ne leur permet pas de comprendre. Si je ne terminais pas ce troisième chapitre sur ce point, je démontrerais que je n'aurais rien compris moi-même à cette « nouveauté » spécifique de la Deuxième Guerre mondiale, à cette criminalisation judiciaire unilatérale du conflit historique qui transforme les vainqueurs en « bons » et les vaincus en « mauvais ». En un certain sens, il ne s'agit d'ailleurs nullement d'une nouveauté, mais plutôt d'une véritable institution de cette incroyable aberration par ces deux procès de Nuremberg et de Tokyo.

Il ne s'agit pas en effet d'établir si et dans quelle mesure les vaincus de Nuremberg et de Tokyo « méritaient » ou non la peine capitale qui leur fut infligée. Et quand même on examinerait leurs trois chefs d'accusation, on s'apercevrait que le premier (crime de guerre) est compris dans un ensemble de règles et de principes du droit de la guerre qui existe depuis longtemps, tandis que le second (crime contre la paix) est éminemment discutable, et que le troisième (crime contre l'humanité) dépend moins d'une forme de droit naturel philosophique, d'ailleurs difficile à formaliser, que de la volonté du vainqueur, hypocritement travestie en manifestation de la justice suprême.

Si les politiciens et militaires japonais et allemands « méritaient » ou non leur exécution, leur cas n'était pas différent de celui de centaines de milliers de leurs pareils anglais, américains, ou soviétiques. Nuremberg et Tokyo n'avaient pas pour fonction de « punir » des crimes qui avaient été amplement commis par le camps des juges (Dresde, Hiroshima, Nagasaki, charniers de Katyn, expulsion féroce de millions de civils décidée froidement, soldats vaincus prisonniers laissés par centaines de milliers mourir de faim et de froid dans des camps, etc.) ; la fonction de ces procès était religieuse, et consistait dans la diabolisation définitive du vaincu.
Il est absolument évident que ce que je dis n'a absolument rien à voir à une espèce d' « absolution » indirecte des Allemands et de leurs alliés. Je veux seulement insister sur ce qui d'ailleurs saute aux yeux de tout observateur de l'histoire sans prévention, à savoir la transformation automatique, et sanctionnée dans des formes juridiques, du vaincu en coupable contre l'humanité, et du vainqueur en défenseur des Droits de l'homme. La condamnation de Milosevic et celle de Saddam Hussein sont des épisodes de la présente Quatrième Guerre mondiale, mais on ne saurait les comprendre sans les reconsidérer selon leur arrière plan historique et surtout symbolique, qui est celui de la manière dont les vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale décidèrent aussitôt d'éterniser idéologiquement leur succès sur le champs de bataille. Une victoire remportée sur la base des données quantitatives de tonnes de pétrole et d'acier a été transformée en un extraordinaire affrontement gigantesque et décisif entre les Bons et les Méchants. Le cadre symbolique de la Quatrième Guerre mondiale était donc déjà prêt. Les traités de Westphalie étaient effacés. Le temps des grandes guerres de religion revenait, mais sous une forme apparemment et hypocritement laïcisée.

La Première Guerre mondiale, gagnée par la coalition des pires, fut la base du suicide de l'Europe et de sa décadence historique (cf. Silvestri), et aussi en partie le couronnement du précédent « siècle long » (1789-1914). Mais c'est seulement par la Seconde Guerre mondiale que la géopolitique put se couvrir du voile (et de la « toison ») de l'idéologie d'identification. Cette idéologisation, sanctionnée et instituée par les procès des vaincus, a fourni l'arsenal symbolique de l'impérialisme des États-Unis pour la présente guerre mondiale qui suit son cours. Il ne s'agit donc pas, je suis désolé de le répéter, de « juger » le fascisme et l'antifascisme. Que chacun le juge comme il veut et selon les arguments qui lui plaisent. Il s'agit de rompre le funeste cercle magique de la criminalisation juridique de l'histoire par des vainqueurs pragmatistes et contingents.

1Auxquels s'ajoutera un quatrième chef d'accusation, dit « conjuration pour s'emparer du pouvoir absolu » (NdT).