La conclusion de la Seconde Guerre Mondiale
Par Costanzo Preve
(Extrait de La Quatrième Guerre mondiale, éditions Astrée, Paris, 2013, pp. 120-123)
Nous
n'avons pas ici la place d'examiner sérieusement si le fascisme, qui
trouva son incomparable modèle idéal-typique wébérien dans le
national-socialisme allemand, a été plus ou moins une « troisième voie »
entre le capitalisme libéral et le communisme de type soviétique. Dans
les intentions subjectives de certains chefs fascistes (Hitler, et
peut-être aussi le Mussolini de la fin), probablement, mais les
intentions comptent beaucoup moins que les paramètres objectifs selon
lesquels se reproduisent les sociétés humaines. Si en effet nous partons
du modèle marxien de « mode de production », et non de vagues modèles
de sociétés « capitalistes », nous nous rendons compte aisément que le
fascisme, considéré historiquement dans son ensemble, a été et s'est
limité à être une forme politique de gestion de la reproduction
capitaliste, à laquelle il a seulement « superposé » un appareil
idéologique et politique déterminé. J'affirme tout de suite que l'on ne
peut dire la même chose du communisme historique du XXe siècle
(1917-1991), qui par contre a vraiment essayé, sans y réussir
durablement (nous en parlerons au prochain chapitre), de dépasser ce
mode de production et de reproduction.
Si
cela est vrai, la Seconde Guerre mondiale, qui a été vécu par ses
protagonistes historiques (Européens, mais non pas Japonais) comme un
affrontement gigantesque et décisif entre le fascisme et l'antifascisme,
n'a consisté en réalité, sous cette épaisse cuirasse symbolique et
idéale, qu'en une bonne vieille guerre territoriale et géopolitique,
avec destruction définitive de l'Allemagne et dans une moindre mesure de
l'Italie, en tant qu'acteurs historiques indépendants, et
anéantissement définitif, du moins jusqu'à cette heure, de tout reste
d'indépendance de l'Europe. La nouveauté idéologique, si vraiment l'on
veut parler de nouveauté, n'a pas résidé ici dans cet affrontement
gigantesque et décisif, et par surcroît « éternel et infini » entre
fascisme et antifascisme, conclu en 1945, et maintenu en vie comme un
zombi dans le demi-siècle suivant ; mais dans ce point décisif que Carl
Schmitt a eu l'intelligence de saisir, et qui est la fin du cadre
culturel du droit public international européen né des traités de
Westphalie en 1648, et la criminalisation de l'ennemi politique,
transformé en violateur des Droits de l'homme. Telle est la véritable
« nouveauté » de la conclusion de la Seconde Guerre mondiale, qui n'est
pas tant la prise de Berlin et les deux bombes atomiques (militairement
inutiles) d'Hiroshima et de Nagasaki, que les procès de Nuremberg et de
Tokyo. De même que la Première Guerre mondiale s'était terminée par les
traités de Versailles, la Seconde Guerre mondiale se conclut par des
procès qui firent des vaincus, en tant que vaincus, de purs et simples
criminels, au triple chef du crime de guerre, du crime contre la paix,
et contre l'humanité1.
Voilà
le point indubitablement le plus important que le fanatisme idéologique
et identitaire des deux camps, et surtout de celui des vainqueurs
« antifascistes », par système, ne leur permet pas de comprendre. Si je
ne terminais pas ce troisième chapitre sur ce point, je démontrerais que
je n'aurais rien compris moi-même à cette « nouveauté » spécifique de
la Deuxième Guerre mondiale, à cette criminalisation judiciaire
unilatérale du conflit historique qui transforme les vainqueurs en
« bons » et les vaincus en « mauvais ». En un certain sens, il ne s'agit
d'ailleurs nullement d'une nouveauté, mais plutôt d'une véritable
institution de cette incroyable aberration par ces deux procès de
Nuremberg et de Tokyo.
Il
ne s'agit pas en effet d'établir si et dans quelle mesure les vaincus
de Nuremberg et de Tokyo « méritaient » ou non la peine capitale qui
leur fut infligée. Et quand même on examinerait leurs trois chefs
d'accusation, on s'apercevrait que le premier (crime de guerre) est
compris dans un ensemble de règles et de principes du droit de la guerre
qui existe depuis longtemps, tandis que le second (crime contre la
paix) est éminemment discutable, et que le troisième (crime contre
l'humanité) dépend moins d'une forme de droit naturel philosophique,
d'ailleurs difficile à formaliser, que de la volonté du vainqueur,
hypocritement travestie en manifestation de la justice suprême.
Si
les politiciens et militaires japonais et allemands « méritaient » ou
non leur exécution, leur cas n'était pas différent de celui de centaines
de milliers de leurs pareils anglais, américains, ou soviétiques.
Nuremberg et Tokyo n'avaient pas pour fonction de « punir » des crimes
qui avaient été amplement commis par le camps des juges (Dresde,
Hiroshima, Nagasaki, charniers de Katyn, expulsion féroce de millions de
civils décidée froidement, soldats vaincus prisonniers laissés par
centaines de milliers mourir de faim et de froid dans des camps, etc.) ;
la fonction de ces procès était religieuse, et consistait dans la
diabolisation définitive du vaincu.
Il
est absolument évident que ce que je dis n'a absolument rien à voir à
une espèce d' « absolution » indirecte des Allemands et de leurs alliés.
Je veux seulement insister sur ce qui d'ailleurs saute aux yeux de tout
observateur de l'histoire sans prévention, à savoir la transformation
automatique, et sanctionnée dans des formes juridiques, du vaincu en
coupable contre l'humanité, et du vainqueur en défenseur des Droits de
l'homme. La condamnation de Milosevic et celle de Saddam Hussein sont
des épisodes de la présente Quatrième Guerre mondiale, mais on ne
saurait les comprendre sans les reconsidérer selon leur arrière plan
historique et surtout symbolique, qui est celui de la manière dont les
vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale décidèrent aussitôt
d'éterniser idéologiquement leur succès sur le champs de bataille. Une
victoire remportée sur la base des données quantitatives de tonnes de
pétrole et d'acier a été transformée en un extraordinaire affrontement
gigantesque et décisif entre les Bons et les Méchants. Le cadre
symbolique de la Quatrième Guerre mondiale était donc déjà prêt. Les
traités de Westphalie étaient effacés. Le temps des grandes guerres de
religion revenait, mais sous une forme apparemment et hypocritement
laïcisée.
La Première
Guerre mondiale, gagnée par la coalition des pires, fut la base du
suicide de l'Europe et de sa décadence historique (cf. Silvestri), et
aussi en partie le couronnement du précédent « siècle long »
(1789-1914). Mais c'est seulement par la Seconde Guerre mondiale que la
géopolitique put se couvrir du voile (et de la « toison ») de
l'idéologie d'identification. Cette idéologisation, sanctionnée et
instituée par les procès des vaincus, a fourni l'arsenal symbolique de
l'impérialisme des États-Unis pour la présente guerre mondiale qui suit
son cours. Il ne s'agit donc pas, je suis désolé de le répéter, de
« juger » le fascisme et l'antifascisme. Que chacun le juge comme il
veut et selon les arguments qui lui plaisent. Il s'agit de rompre le
funeste cercle magique de la criminalisation juridique de l'histoire par
des vainqueurs pragmatistes et contingents.
1Auxquels s'ajoutera un quatrième chef d'accusation, dit « conjuration pour s'emparer du pouvoir absolu » (NdT).