En ces moments de débats sur une législation des « fake
news », il nous paraît pertinent de republier cette notice
« désinformation » écrite par Stéphane François en 2016 pour le Dictionnaire encyclopédique et critique des publics édité par le Centre de recherche sur les médiations , régulièrement enrichi et librement accessible.
Forgé dans les années 1920 en URSS, le terme désinformation (« dezinformatsia ») désigne à l’origine les supposées opérations d’intoxication menées par les pays capitalistes contre ladite l’URSS. L’usage du terme fut à son apogée durant la Guerre froide. Longtemps d’ailleurs, il resta l’apanage du monde soviétique, toujours pour désigner les menées, supposées ou réelles, occidentales contre le monde communiste (Godson, Schultz, 1978). Depuis, il est devenu d’usage courant, mais son sens reste flou et il est parfois empreint de sous-entendus conspirationnistes (Taguieff, 2013). Toutefois, cet aspect était déjà présent en 1987 lorsque le KGB insinua que le Sida était une création américaine.
Pourtant, le concept recouvre des pratiques précises : il peut être défini comme une technique de manipulation de l’opinion publique par la diffusion d’informations fausses, véridiques mais tronquées, ou véridiques avec l’ajout de compléments faux. L’objectif est de donner une image erronée de la réalité, à des fins politiques ou militaires, à une opinion publique d’un camp adverse. Il s’agit donc d’une transformation de l’information initiale par une dénaturation de celle-ci. Dans son ouvrage fondateur, Guy Durandin (1993) distingue six éléments caractérisant la désinformation : la déformation de la connaissance, l’intention de tromper (qui distingue le mensonge de l’erreur involontaire), les motifs de ce mensonge, l’objet de ce mensonge, ses destinataires, ses procédés. En ce sens, la désinformation est également une technique qui vise à substituer l’idéologie à l’information.
Quoi qu’il en soit, il est important de préciser que la désinformation est différente de la propagande (voir Propagande), celle-ci étant une manipulation psychologique d’une population dans l’objectif de l’influencer ou de l’embrigader. Ceci étant, les deux peuvent être associées dans des stratégies de manipulation d’une opinion publique.
Cette chronologie peut être associée à une autre : la période 1959-1977 correspondant à l’offensive de la « communication stratégique » soviétique, et donc à la position défensive américaine ; la période suivante, 1977-1987, correspondant à la contre-offensive américaine (Schoen, Lamb, 2012). Les études en France ne se développeront qu’à partir du milieu des années 1980, c’est-à-dire au moment de la chute de l’URSS.
Les travaux américains se placent donc dans une logique réfléchie de contre-argumentation et de contre-propagande. L’intérêt de la configuration américaine était/est d’associer dès le début des années 1960 universitaires et militaires dans leur volonté d’élaborer un argumentaire de déconstruction ainsi qu’une contre-argumentation (auparavant, cela relevait de réflexions au sein de services de « contre-intelligence » des services de renseignements et de contre-espionnage). Cela fut effectué dans le cadre de groupes de recherche, voire dans celui de think tanks. Ces groupes furent très actifs dans les années 1960 dans le cadre de la lutte « antisubversive ». En France, ce sont principalement des universitaires liés à l’armée et à ses instituts de recherche ou à ses Collèges qui ont réfléchi sur la question, enseignant ces contre-mesures aux officiers.
Cette « antisubversion » ou « contre-subversion », en fait lutte contre la supposée subversion anticolonialiste et/ou marxiste, a surtout été théorisée et pratiquée durant les années 1950 et 1960 par des services secrets des États-majors ou des officines (indépendantes ou para-étatiques), avec un relatif échec : si certains agents de services secrets ou d’officines proposaient à des journaux de faux documents pour contrer l’essor du communisme, on ne peut guère dire qu’ils ont contribué à sa disparition (due plutôt à l’échec de son modèle économique). La plus connue de ces officines de la Guerre froide fut Aginter Press, fondée en 1966 à Lisbonne. D’un côté, elle avait de réelles fonctions d’agence de presse, usant de la désinformation ; de l’autre, elle prit part à la stratégie de la tension, forma des mercenaires, proposa des entraînements militaires, pratiqua le renseignement, l’infiltration et la manipulation de mouvements d’extrême gauche pour différents régimes autoritaires européens, comme le Portugal, l’Espagne ou la Grèce. Ses membres fondateurs étaient d’anciens militaires français (légionnaires ou parachutistes) ayant participé à la Seconde Guerre mondiale ou aux guerres d’Indochine ou d’Algérie, dans les rangs de l’OAS (Cochet, Dard, 2010).
Toutefois, les premières réflexions sur la manipulation de l’opinion datent des années qui ont suivi la fin de la Grande Guerre, conflit ayant vu une utilisation massive de la propagande et de la désinformation (par exemple dès les années 1920 en URSS), notamment en ce qui concerne les « atrocités allemandes » des premiers mois du conflit qui furent commises en Belgique et France (Horne, Kramer, 2002). Ces atrocités, en particulier des exécutions sommaires (plusieurs milliers) et des destructions de quartiers, villes (à Dinant par exemple) ou villages, ont été enrichies, dans la presse alliée, par des détails, par exemple, sur les supposées « mains coupées » commises par les Allemands, sur les violences faites aux femmes ̶ des viols principalement ̶, ou sur les enfants. Le but affiché était de déshumaniser les Allemands et de les ramener au rang de sauvage, voire à celui d’animaux.
Plus récemment, la désinformation a été utilisée pour discréditer le couple Nicolae et Elena Ceausescu, dictateurs nationaux-communistes de la Roumanie, qui pourtant n’en avaient guère besoin au vu des crimes commis par leur régime, lors de leur procès qui s’est déroulé le 25 décembre 1989. Les révolutionnaires diffusèrent dans les médias des images de cadavres recousus avec des fils de cuivre, conséquence supposée d’actes de tortures commis par les services secrets roumains, la tristement célèbre Securitate. Or, il s’agissait de cadavres provenant d’autopsies et recousus à la va-vite par les médecins chargés de les examiner (Portocală, 1990).
Mais, surtout, la pratique de la désinformation se retrouve dans la guerre d’information conceptualisée par la Russie, via l’influence des « technologues politiques » sur la vie politique russe depuis l’effondrement soviétique. Il s’agit d’un groupe de manipulateurs au service des plus offrants, qui créaient des histoires politiques parfaitement scriptées aux profits de leurs champions politiques allant bien au-delà du « story-telling » existant dans les sociétés occidentales. La principale évolution sous le régime de Vladimir Poutine étant que le Kremlin a désormais établi un monopole sur ces pratiques en s’attachant les services de ces technologues politiques (François, Schmitt, 2015).
Le talent des technologues politiques consiste à manipuler les technologies de l’information, en créant des drames virtuels (au sens littéral du terme, car ils n’existent qu’à la télévision) et en influençant le discours dominant sur les médias sociaux. Mais ces mini-drames n’existent que parce qu’ils sont tenus par un méta-récit unificateur qui donne du sens à tous les événements. En 1996, ce récit était celui de « M. Eltsine face aux communistes », suivi par « M. Poutine face aux Tchétchènes » lors de son arrivée au pouvoir en 1999-2000, « M. Poutine contre les oligarques » en 2003-2004, « le retour de la Russie » en 2007-2008 et enfin les « valeurs conservatrices » depuis 2012. Dans une large mesure, la politique en Russie est virtuelle et consiste à donner les apparences d’un enjeu en manipulant largement le cadre de référence de l’expression des citoyens (Wilson, 2005).
De ce fait, le contrôle des médias est essentiel, et il est significatif que les principales violences contre les journalistes s’exercent toujours lorsqu’un changement de méta-récit a lieu. Il est fondamental de comprendre que l’enjeu de ces technologies politiques est d’abolir la frontière entre la vérité et le mensonge, et de présenter des mensonges évidents comme des « points de vue alternatifs ». Dans cette perspective, la Russie contemporaine et ses technologues politiques sont extrêmement postmodernes en ce qu’ils abolissent la différence, caractéristique de la modernité, entre le mythe et la réalité (Pomerantsev, 2014).
La guerre de l’information recouvre bien une politique de désinformation. Le président Poutine définissait le concept en 2012 comme une matrice d’outils et de méthodes destinés à atteindre des objectifs de politique étrangère sans l’emploi de la force mais à travers l’usage de l’information et d’autres leviers d’influence. Le concept se retrouve dans les documents officiels russes tels que ceux de la stratégie de sécurité nationale et la doctrine militaire. Ces documents présentent un monde hostile, dans lequel la Russie est soumise à des agressions potentielles de toutes sortes, et doit donc se défendre en attaquant ses adversaires (notamment les pays occidentaux) avant qu’ils ne l’attaquent. La guerre de l’information est donc une partie intégrante de la grande stratégie russe, impliquant une action aussi coordonnée que possible des agences militaires comme civiles, et visant les adversaires désignés de la Russie.
Pour ce faire, la Russie dispose de moyens variés. Le premier est le contrôle de médias diffusés internationalement, comme Russia Today. C’est une chaîne connue pour son conspirationnisme, accueillant des intervenants ayant la fâcheuse manie de voir des complots du Mossad ou de la CIA partout, bien qu’elle cherche à être l’équivalent russe de grandes chaînes d’information internationales comme CNN ou Al-Jazeera. Sa diffusion télévisuelle reste limitée. En revanche, son succès sur internet est évident : il s’agit de la première chaîne d’information à avoir dépassé le milliard de vues sur Youtube. Le positionnement éditorial, adapté en fonction des audiences nationales, combine à la fois la mise en avant d’interlocuteurs conservateurs (qui s’adaptent parfaitement à la nouvelle ligne politique du Kremlin) et de voix prétendument « alternatives » (utiles tant qu’elles servent à critiquer les gouvernements en place) avec des « enquêtes » destinées à satisfaire une audience prédisposée aux théories du complot. Sputnik news est le nouveau nom de la chaîne La Voix de la Russie, et son positionnement est similaire à RT, avec également une présence forte sur internet. Dans la pure tradition de la technologie politique, l’essentiel n’est pas que les faits soient vrais, mais il s’agit au contraire de créer une réalité alternative, critique envers le « système », ce qui correspond aux attentes de certaines catégories des populations occidentales désabusées par l’évolution de leurs systèmes politiques (François, Schmitt, 2015).
Le second outil est la mise en place d’une « usine à troll ». Ces employés travaillent toute la journée à inonder de commentaires les sites en ligne des journaux occidentaux, des groupes Facebook judicieusement choisis et Twitter. Les consignes changent en fonction des événements et des intérêts du pouvoir russe. Un jour, il peut s’agir d’alimenter des rumeurs selon lesquelles l’Otan se préparerait à envahir la Russie, le lendemain de poster massivement des images, vidéos et commentaires traitant Barack Obama de « singe inculte » pour avoir mâché du chewing-gum lors d’un voyage en Inde, etc. La Russie a également créé des milliers de robots Twitter dont le seul objectif est de retwitter les informations jugées importantes à mettre en avant par le Kremlin. L’effet de masse, produit par la multiplication de la même information sur des supports variés, contribue à créer cette « politique virtuelle » qui est l’objectif de la technologie politique.
Cette désinformation se trouve surtout sur l’internet (Huyghe, 2001). L’essor de ce média offre la possibilité de stratégie de désinformation via la démultiplication de sites créés par un même groupe de personnes, dans le but affiché de manipuler l’opinion, voire dans la stratégie de ces mêmes personnes de se saisir et de saturer par un message similaire les pages « commentaires » offertes par les journaux/sites en ligne, donnant ainsi l’impression d’une multitude de points de vue similaires alors qu’il ne s’agit, en fait, que de ceux de quelques personnes. Enfin, la désinformation peut être diffusée par le biais de sondages aux questions orientées, aux méthodes d’analyses biaisées, dans le but d’être favorable, ou défavorable, à un parti, à une idéologie ou à un parti-pris sociétal (par exemple, une hostilité à l’immigration, au « mariage pour tous », etc.).
Forgé dans les années 1920 en URSS, le terme désinformation (« dezinformatsia ») désigne à l’origine les supposées opérations d’intoxication menées par les pays capitalistes contre ladite l’URSS. L’usage du terme fut à son apogée durant la Guerre froide. Longtemps d’ailleurs, il resta l’apanage du monde soviétique, toujours pour désigner les menées, supposées ou réelles, occidentales contre le monde communiste (Godson, Schultz, 1978). Depuis, il est devenu d’usage courant, mais son sens reste flou et il est parfois empreint de sous-entendus conspirationnistes (Taguieff, 2013). Toutefois, cet aspect était déjà présent en 1987 lorsque le KGB insinua que le Sida était une création américaine.
Pourtant, le concept recouvre des pratiques précises : il peut être défini comme une technique de manipulation de l’opinion publique par la diffusion d’informations fausses, véridiques mais tronquées, ou véridiques avec l’ajout de compléments faux. L’objectif est de donner une image erronée de la réalité, à des fins politiques ou militaires, à une opinion publique d’un camp adverse. Il s’agit donc d’une transformation de l’information initiale par une dénaturation de celle-ci. Dans son ouvrage fondateur, Guy Durandin (1993) distingue six éléments caractérisant la désinformation : la déformation de la connaissance, l’intention de tromper (qui distingue le mensonge de l’erreur involontaire), les motifs de ce mensonge, l’objet de ce mensonge, ses destinataires, ses procédés. En ce sens, la désinformation est également une technique qui vise à substituer l’idéologie à l’information.
Quoi qu’il en soit, il est important de préciser que la désinformation est différente de la propagande (voir Propagande), celle-ci étant une manipulation psychologique d’une population dans l’objectif de l’influencer ou de l’embrigader. Ceci étant, les deux peuvent être associées dans des stratégies de manipulation d’une opinion publique.
Études, déconstructions et enseignements
Depuis sa théorisation dans les années 1920, la désinformation a fait l’objet de recherches de la part d’universitaires, en particulier américains, qui cherchaient à déconstruire l’usage soviétique. L’apogée des recherches sur la désinformation, appelées parfois études sur la communication stratégique, fut la période allant de la fin des années 1970 au milieu des années 1980. Un grand nombre d’articles furent publiés dans des revues spécialisées, mais peu d’ouvrages. Nous pouvons citer par exemple le livre de Richard Schultz et Roy Godson, Dezinformatsia, paru initialement aux États-Unis en 1978. Les ouvrages se multiplieront après 1989, lors de l’ouverture des archives soviétiques.Cette chronologie peut être associée à une autre : la période 1959-1977 correspondant à l’offensive de la « communication stratégique » soviétique, et donc à la position défensive américaine ; la période suivante, 1977-1987, correspondant à la contre-offensive américaine (Schoen, Lamb, 2012). Les études en France ne se développeront qu’à partir du milieu des années 1980, c’est-à-dire au moment de la chute de l’URSS.
Les travaux américains se placent donc dans une logique réfléchie de contre-argumentation et de contre-propagande. L’intérêt de la configuration américaine était/est d’associer dès le début des années 1960 universitaires et militaires dans leur volonté d’élaborer un argumentaire de déconstruction ainsi qu’une contre-argumentation (auparavant, cela relevait de réflexions au sein de services de « contre-intelligence » des services de renseignements et de contre-espionnage). Cela fut effectué dans le cadre de groupes de recherche, voire dans celui de think tanks. Ces groupes furent très actifs dans les années 1960 dans le cadre de la lutte « antisubversive ». En France, ce sont principalement des universitaires liés à l’armée et à ses instituts de recherche ou à ses Collèges qui ont réfléchi sur la question, enseignant ces contre-mesures aux officiers.
Histoire d’un usage
En ce sens, la désinformation a été fréquemment utilisée durant la Guerre froide, dans le cadre de la guerre « antisubversive », théorisée et mise en pratique par les milieux anticommunistes, nationalistes, ou se battant contre l’indépendance des pays colonisés de l’après Seconde Guerre mondiale, afin de donner une image, soit négative, soit positive, d’une idéologie, d’un régime ou d’un État : image négative de l’URSS et du communisme, image négative des fellaghas algériens durant la guerre d’Algérie, image positive du régime raciste sud-rhodésien ou du système de l’apartheid sud-africain (et a contrario image négative des membres de l’ANC (African National Congress), dont Nelson Mandela, présentés comme des terroristes), etc.Cette « antisubversion » ou « contre-subversion », en fait lutte contre la supposée subversion anticolonialiste et/ou marxiste, a surtout été théorisée et pratiquée durant les années 1950 et 1960 par des services secrets des États-majors ou des officines (indépendantes ou para-étatiques), avec un relatif échec : si certains agents de services secrets ou d’officines proposaient à des journaux de faux documents pour contrer l’essor du communisme, on ne peut guère dire qu’ils ont contribué à sa disparition (due plutôt à l’échec de son modèle économique). La plus connue de ces officines de la Guerre froide fut Aginter Press, fondée en 1966 à Lisbonne. D’un côté, elle avait de réelles fonctions d’agence de presse, usant de la désinformation ; de l’autre, elle prit part à la stratégie de la tension, forma des mercenaires, proposa des entraînements militaires, pratiqua le renseignement, l’infiltration et la manipulation de mouvements d’extrême gauche pour différents régimes autoritaires européens, comme le Portugal, l’Espagne ou la Grèce. Ses membres fondateurs étaient d’anciens militaires français (légionnaires ou parachutistes) ayant participé à la Seconde Guerre mondiale ou aux guerres d’Indochine ou d’Algérie, dans les rangs de l’OAS (Cochet, Dard, 2010).
Toutefois, les premières réflexions sur la manipulation de l’opinion datent des années qui ont suivi la fin de la Grande Guerre, conflit ayant vu une utilisation massive de la propagande et de la désinformation (par exemple dès les années 1920 en URSS), notamment en ce qui concerne les « atrocités allemandes » des premiers mois du conflit qui furent commises en Belgique et France (Horne, Kramer, 2002). Ces atrocités, en particulier des exécutions sommaires (plusieurs milliers) et des destructions de quartiers, villes (à Dinant par exemple) ou villages, ont été enrichies, dans la presse alliée, par des détails, par exemple, sur les supposées « mains coupées » commises par les Allemands, sur les violences faites aux femmes ̶ des viols principalement ̶, ou sur les enfants. Le but affiché était de déshumaniser les Allemands et de les ramener au rang de sauvage, voire à celui d’animaux.
Plus récemment, la désinformation a été utilisée pour discréditer le couple Nicolae et Elena Ceausescu, dictateurs nationaux-communistes de la Roumanie, qui pourtant n’en avaient guère besoin au vu des crimes commis par leur régime, lors de leur procès qui s’est déroulé le 25 décembre 1989. Les révolutionnaires diffusèrent dans les médias des images de cadavres recousus avec des fils de cuivre, conséquence supposée d’actes de tortures commis par les services secrets roumains, la tristement célèbre Securitate. Or, il s’agissait de cadavres provenant d’autopsies et recousus à la va-vite par les médecins chargés de les examiner (Portocală, 1990).
Usages contemporains
De nos jours, la pratique de désinformation provient principalement d’« agences de presse » issues de groupes extrémistes de droite, cherchant à se présenter comme neutres, tel Novopress du Bloc identitaire (Cahuzac, François, 2013). L’objectif est de diffuser des informations réelles, mais tronquées ou manipulées, dans un sens favorable aux idéaux de ces groupuscules, voire de la faire passer comme provenant d’une source amie ou neutre, afin : 1/ d’imposer un point de vue ; 2/ d’influencer une opinion ; 3/ d’affaiblir un ennemi. Ces sites de désinformation se présentent également par un jeu de permutation comme des sites alternatifs, de « ré-information », la désinformation étant selon eux le fait des médias « officiels ».Mais, surtout, la pratique de la désinformation se retrouve dans la guerre d’information conceptualisée par la Russie, via l’influence des « technologues politiques » sur la vie politique russe depuis l’effondrement soviétique. Il s’agit d’un groupe de manipulateurs au service des plus offrants, qui créaient des histoires politiques parfaitement scriptées aux profits de leurs champions politiques allant bien au-delà du « story-telling » existant dans les sociétés occidentales. La principale évolution sous le régime de Vladimir Poutine étant que le Kremlin a désormais établi un monopole sur ces pratiques en s’attachant les services de ces technologues politiques (François, Schmitt, 2015).
Le talent des technologues politiques consiste à manipuler les technologies de l’information, en créant des drames virtuels (au sens littéral du terme, car ils n’existent qu’à la télévision) et en influençant le discours dominant sur les médias sociaux. Mais ces mini-drames n’existent que parce qu’ils sont tenus par un méta-récit unificateur qui donne du sens à tous les événements. En 1996, ce récit était celui de « M. Eltsine face aux communistes », suivi par « M. Poutine face aux Tchétchènes » lors de son arrivée au pouvoir en 1999-2000, « M. Poutine contre les oligarques » en 2003-2004, « le retour de la Russie » en 2007-2008 et enfin les « valeurs conservatrices » depuis 2012. Dans une large mesure, la politique en Russie est virtuelle et consiste à donner les apparences d’un enjeu en manipulant largement le cadre de référence de l’expression des citoyens (Wilson, 2005).
De ce fait, le contrôle des médias est essentiel, et il est significatif que les principales violences contre les journalistes s’exercent toujours lorsqu’un changement de méta-récit a lieu. Il est fondamental de comprendre que l’enjeu de ces technologies politiques est d’abolir la frontière entre la vérité et le mensonge, et de présenter des mensonges évidents comme des « points de vue alternatifs ». Dans cette perspective, la Russie contemporaine et ses technologues politiques sont extrêmement postmodernes en ce qu’ils abolissent la différence, caractéristique de la modernité, entre le mythe et la réalité (Pomerantsev, 2014).
La guerre de l’information recouvre bien une politique de désinformation. Le président Poutine définissait le concept en 2012 comme une matrice d’outils et de méthodes destinés à atteindre des objectifs de politique étrangère sans l’emploi de la force mais à travers l’usage de l’information et d’autres leviers d’influence. Le concept se retrouve dans les documents officiels russes tels que ceux de la stratégie de sécurité nationale et la doctrine militaire. Ces documents présentent un monde hostile, dans lequel la Russie est soumise à des agressions potentielles de toutes sortes, et doit donc se défendre en attaquant ses adversaires (notamment les pays occidentaux) avant qu’ils ne l’attaquent. La guerre de l’information est donc une partie intégrante de la grande stratégie russe, impliquant une action aussi coordonnée que possible des agences militaires comme civiles, et visant les adversaires désignés de la Russie.
Pour ce faire, la Russie dispose de moyens variés. Le premier est le contrôle de médias diffusés internationalement, comme Russia Today. C’est une chaîne connue pour son conspirationnisme, accueillant des intervenants ayant la fâcheuse manie de voir des complots du Mossad ou de la CIA partout, bien qu’elle cherche à être l’équivalent russe de grandes chaînes d’information internationales comme CNN ou Al-Jazeera. Sa diffusion télévisuelle reste limitée. En revanche, son succès sur internet est évident : il s’agit de la première chaîne d’information à avoir dépassé le milliard de vues sur Youtube. Le positionnement éditorial, adapté en fonction des audiences nationales, combine à la fois la mise en avant d’interlocuteurs conservateurs (qui s’adaptent parfaitement à la nouvelle ligne politique du Kremlin) et de voix prétendument « alternatives » (utiles tant qu’elles servent à critiquer les gouvernements en place) avec des « enquêtes » destinées à satisfaire une audience prédisposée aux théories du complot. Sputnik news est le nouveau nom de la chaîne La Voix de la Russie, et son positionnement est similaire à RT, avec également une présence forte sur internet. Dans la pure tradition de la technologie politique, l’essentiel n’est pas que les faits soient vrais, mais il s’agit au contraire de créer une réalité alternative, critique envers le « système », ce qui correspond aux attentes de certaines catégories des populations occidentales désabusées par l’évolution de leurs systèmes politiques (François, Schmitt, 2015).
Le second outil est la mise en place d’une « usine à troll ». Ces employés travaillent toute la journée à inonder de commentaires les sites en ligne des journaux occidentaux, des groupes Facebook judicieusement choisis et Twitter. Les consignes changent en fonction des événements et des intérêts du pouvoir russe. Un jour, il peut s’agir d’alimenter des rumeurs selon lesquelles l’Otan se préparerait à envahir la Russie, le lendemain de poster massivement des images, vidéos et commentaires traitant Barack Obama de « singe inculte » pour avoir mâché du chewing-gum lors d’un voyage en Inde, etc. La Russie a également créé des milliers de robots Twitter dont le seul objectif est de retwitter les informations jugées importantes à mettre en avant par le Kremlin. L’effet de masse, produit par la multiplication de la même information sur des supports variés, contribue à créer cette « politique virtuelle » qui est l’objectif de la technologie politique.
Cette désinformation se trouve surtout sur l’internet (Huyghe, 2001). L’essor de ce média offre la possibilité de stratégie de désinformation via la démultiplication de sites créés par un même groupe de personnes, dans le but affiché de manipuler l’opinion, voire dans la stratégie de ces mêmes personnes de se saisir et de saturer par un message similaire les pages « commentaires » offertes par les journaux/sites en ligne, donnant ainsi l’impression d’une multitude de points de vue similaires alors qu’il ne s’agit, en fait, que de ceux de quelques personnes. Enfin, la désinformation peut être diffusée par le biais de sondages aux questions orientées, aux méthodes d’analyses biaisées, dans le but d’être favorable, ou défavorable, à un parti, à une idéologie ou à un parti-pris sociétal (par exemple, une hostilité à l’immigration, au « mariage pour tous », etc.).
Bibliographie
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Godson R., Schultz R., 1978, Dezinformatsia. Mesure active de la stratégie soviétique, trad. de l’américain par S. Trope, préface d’A. Kriegel, Paris, Anthropos, 1985.
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