Ce 20 janvier, l’Assemblée nationale se prononcera en première lecture sur le projet de loi
sur l’égalité entre les femmes et les hommes. En l’état, l’adoption de
son article 17 étendrait les obligations de signalement de contenus
pesant sur les hébergeurs, les encourageant ainsi à développer des
mesures de censure privée inacceptables dans un État de droit. La
Quadrature du Net, association de défense des droits et libertés des
citoyens sur Internet, appelle les députés à supprimer cet article et
invite les citoyens à contacter leurs élus à l’aide du PiPhone et à leur faire part de leurs inquiétudes.
Alors que le régime de responsabilité juridique des hébergeurs échoue
à assurer une protection satisfaisante de la liberté de communication
sur Internet, un nouveau projet de loi
propose d’étendre encore davantage l’une des failles de ce régime.
Ainsi, le dispositif de signalement devant être mis en place par chaque
hébergeur serait élargi, et les inciterait encore davantage à retirer
les contenus en ligne signalés par des tiers.
L’obligation de mettre en place un dispositif de signalement, qui
couvre déjà un grand nombre de catégories de contenus souvent mal
définies[1. L'article 6-I-7 de la LCEN mentionne ainsi : « l'apologie
des crimes contre l'humanité, de l'incitation à la haine raciale ainsi
que de la pornographie enfantine, de l'incitation à la violence,
notamment l'incitation aux violences faites aux femmes, ainsi qu'aux
atteintes à la dignité humaine ».] et déjà en cours d’élargissement
par l’Assemblée nationale à l’apologie de la prostitution, pourrait
bientôt être étendue aux propos sexistes, homophobes, transphobes et
handiphobes, ainsi qu’à la diffusion d’enregistrement de violences sur
les personnes. Compte tenu de la jurisprudence qui tient les hébergeurs
pour responsables dès lors qu’ils ont connaissance de l’existence de
contenus sur leurs services, cette extension risque de poursuivre la
transformation des hébergeurs en police privée du Net, les incitant à la
censure automatique de tout contenu signalé.
La Quadrature du Net a envoyé une analyse détaillée
reproduite ci-dessous aux députés, afin de les avertir des dangers de
la censure privée prévue à l’article 17 de ce projet de loi, et leur
proposer des alternatives efficaces à ces mesures. Avant le vote, il est
urgent que les citoyens contactent leurs députés. Pour cela, La Quadrature du Net met à disposition le PiPhone, un outil permettant d’appeler gratuitement les députés, afin d’exiger la suppression de l’article 17.
Madame la Députée, Monsieur le Député,
Dans le cadre du vote en séance publique du projet de loi pour
l’égalité entre les femmes et les hommes par votre assemblée, le 20
janvier prochain, et en vue des risques importants de censure privée
d’Internet que cet article comporte, nous vous appelons à soutenir tout
amendement proposant la suppression de l’article 17 de ce projet de loi.
L’article 17 propose d’étendre la liste des contenus devant faire
l’objet d’un dispositif permettant aux utilisateurs de services en ligne
de signaler de tels contenus aux éditeurs de ces services
(« hébergeurs »). Un tel dispositif, déjà existant en droit français,
serait étendu :
- aux contenus incitant à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap (alinéas 2 et 3) ;
- aux enregistrements de violence, d’acte de barbarie, de torture ou d’agression sexuelle (alinéa 4).
Le régime de la LCEN fragilisé par une dérive jurisprudentielle
La loi pour la confiance dans l’économie numérique de 2004 (LCEN)
prévoit à son article 6.I.2 que la responsabilité d’un hébergeur ne peut
être engagée en raison d’un contenu hébergé que si celui-ci a
connaissance du caractère illicite de ce contenu et n’en a pas
promptement empêché la diffusion. La question étant de savoir ce qui
déclenche la connaissance de l’illicéité du contenu pour l’hébergeur. Au
terme de son examen
de la LCEN en 2004, le Conseil constitutionnel considère qu’un
hébergeur n’est pas responsable en raison d’une information qu’il stocke
« si celle-ci ne présente pas « manifestement » un tel caractère ou si son retrait n’a pas été ordonné par un juge ». Le Conseil explique aux commentaires de cette décision que les hébergeurs ne doivent pas être responsables de tous les contenus dont ils ont connaissance car « la caractérisation d’un message illicite peut se révéler délicate, même pour un juriste ».
Les hébergeurs, n’ayant ni les compétences ni les moyens pour les
caractériser, risquaient selon lui de censurer tout contenu signalé afin
d’éviter toute insécurité juridique.
Toutefois, l’interprétation extensive du critère de « manifestement
illicite » par les juges du fond depuis 2004 a conduit à la situation
que le Conseil avait tenté d’éviter : la majorité des hébergeurs,
incapables d’évaluer le caractère manifestement illicite des contenus
qui leur sont signalés, sont incités à supprimer la plupart de ces
contenus, en dehors de tout cadre judiciaire, afin de s’exonérer de tout
risque juridique (voir l’affaire jugée le 11 juin 2013 par le TGI de
Brest, où la société d’hébergement Overblog est condamnée à 10 000 euros
d’amende pour ne pas avoir retiré un contenu dont le tribunal estime
qu’il était « manifestement illicite » tout en n’étant pas
« certainement illicite ». Voir : http://www.laquadrature.net/wiki/Jurisprudence_sur_la_communication_en_l…).
Les problèmes et risques inhérents à la censure privée
Conformément à la directive européenne 2000/31/CE dite « eCommerce »
qu’elle transpose pour partie, la LCEN dispose à son article 6.I.7 qu’il
ne peut être imposé aux hébergeurs aucune obligation générale de
surveiller les contenus qu’ils stockent. Néanmoins, ce même article
impose aux hébergeurs de mettre en place un dispositif permettant au
public de leur signaler tout contenu illicite relevant de l’apologie des
crimes contre l’humanité, de l’incitation à la haine raciale, de la
pornographie enfantine, de l’incitation à la violence – notamment de la
violence faite aux femmes – ou des atteintes à la dignité humaine, puis
de transmettre aux services de police tout contenu illicite ainsi
signalé. La liste, déjà longue, pourrait être étendue avec la
proposition de loi sur le « système prostitutionnel » adoptée en
première lecture à l’Assemblée en novembre 2013. Cette obligation de
signalement ne figure nullement dans la directive eCommerce.
D’après la loi, les intermédiaires ne jouent au travers du dispositif
de signalement qu’un rôle de relais entre les internautes et les
pouvoirs publics, notamment les services de police de l’OCLTIC. Or ce
relais n’est pas neutre : en raison des dérives jurisprudentielles
rappelées ci-dessus, chaque contenu ainsi porté à leur connaissance
risque d’engager leur responsabilité, les incitant à le censurer sans
l’intervention d’un juge. La répression d’un grand nombre de contenus
diffusés sur Internet est ainsi délégué aux hébergeurs.
Il est inacceptable que la loi délègue aux hébergeurs la censure des
communications sur Internet : l’autorité judiciaire a seule la
légitimité de restreindre la liberté d’expression des citoyens en vertu
du principe répressif institué avec la loi sur la liberté de la presse
en 1881. L’instauration de mécanismes de censure privée via la loi
contrevient au droit au procès équitable et méconnaît les principes qui
sous-tendent l’État de droit, le tout dans une opacité totale
puisqu’aucune transparence n’est faite sur la nature des contenus ainsi
censurés par ces acteurs privés.
Enfin, nous attirons votre attention sur le caractère contreproductif
de cette disposition. Compte tenu du caractère vague des catégories de
contenus citées, la censure privée, tout en étant dangereuse pour l’État
de droit, pourrait aggraver le problème qu’elle est censée résoudre. En
effet, le risque est grand que des contenus licites soient signalés et
censurés, ce qui contribuerait à empêcher la discussion publique et la
sensibilisation sur ces sujets de société fondamentaux que sont
l’égalité homme-femme, les droits LGBT ou des handicapés. Au
Royaume-Uni, le mécanisme de censure privée encouragé par le
gouvernement visant à faire bloquer les contenus à caractère
pornographique en ligne par les fournisseurs d’accès à Internet a
finalement abouti à la censure de sites d’éducation sexuelle, d’espaces
de prévention des viols domestiques ou de traitement de l’addiction à la
pornographie (source : LeMonde.fr). Un exemple récent parmi d’autres qui illustre bien les dangers de « surblocage » inhérents à la privatisation de la censure.
Les risques accrus dans les textes en débat
Dans son rapport,
rendu le 18 décembre dernier, la commission des lois de l’Assemblée
nationale reprend deux amendements déposés par son rapporteur et le
groupe SRC, et propose de supprimer l’alinéa 4 du projet de loi. Le
rapporteur justifie ce choix en ce que seuls les « faits dont l’illicéité est évidente et ne saurait être contestée »
devraient entrer dans le dispositif de signalement imposé par la LCEN.
Si nous ne pouvons que saluer cette approche, il semble incohérent de ne
limiter son application qu’aux seules images de violences car, de fait,
les hébergeurs auront tout autant – et même sans doute davantage – de
difficulté à déterminer si les contenus signalés comme potentiellement
sexistes, homophobes, transphobes ou handiphobes sont ou non illicites.
Les amendements (CL34 et CL171)
déposés par messieurs les députés Serge Coronado et Christian Paul, que
la commission n’a finalement pas adoptés, visaient pourtant à maintenir
ces contenus en dehors du dispositif de signalement prévu dans la LCEN.
Plus globalement, si la position de la commission semble faire écho à
la réserve du Conseil constitutionnel, elle manque aussi de cohérence en
refusant de reconnaître que les seuls « faits dont l’illicéité est évidente et ne saurait être contestée » sont ceux dont l’illicéité a été reconnue par une décision de justice.
Nous vous invitons ainsi à soutenir tout amendement proposant la
suppression des alinéas 2, 3 et 4 de cet article 17. Tant que que le
processus de signalement de la LCEN et le régime de responsabilité des
hébergeurs dans son ensemble n’auront pas été réformés afin de corriger
les dérives de leur application, ils ne doivent pas être étendus.
Pour ces mêmes raisons, nous vous invitons de nouveau à prendre
position contre l’extension du dispositif de signalement inscrite à
l’article 1er de la proposition de loi contre le système
prostitutionnel, votée en première lecture par votre assemblée le 29
novembre dernier.
Une alternative plus efficace et moins dangereuse
Le traitement complexe des signalements reçus par les hébergeurs peut
en freiner la transmission aux services de police, voire prévenir la
mise en place initiale d’un tel dispositif de signalement. Une
alternative plus efficace, et qui protégerait la liberté d’expression
des citoyens, serait de sortir les hébergeurs de ce processus : les
hébergeurs auraient alors pour seule obligation de mettre à disposition
de leurs utilisateurs via leurs services un dispositif (un outil
logiciel conçu par les pouvoirs publics) transmettant directement les
signalement des citoyens aux services de police (via la plateforme www.internet-signalement.gouv.fr
de l’OCTLTIC, qui a été prévue à cet effet, mais reste largement
sous-utilisée), le tout sans que les hébergeurs n’aient à en avoir
connaissance. Le rôle actif que jouent actuellement les hébergeurs dans
ce processus n’est d’aucune utilité dans la répression des contenus
illicites, et ne fait qu’entraîner les risques de censure privée décrits
ci-dessus. Un rôle passif, de simple intermédiaire technique, serait
donc préférable sur tous les plans, et laisserait aux services de police
et à la justice la possibilité de jouer pleinement leur rôle.
Au-delà de ce projet de loi, La Quadrature du Net vous présentera des
propositions à l’occasion des débats et travaux annoncés par le
gouvernement et certains membres de votre assemblée en vue d’une grande
loi sur les libertés fondamentales à l’heure de l’Internet, et ce afin
d’assurer une protection pleine et entière de la liberté d’expression,
notamment dans le cadre de la LCEN. Dans l’attente d’un tel débat, nous
vous invitons à ne pas aggraver les dérives du régime existant.
Nous restons à votre disposition pour toute information
complémentaire et vous prions d’agréer l’expression de nos salutations
les plus respectueuses,
La Quadrature du Net