Aymeric
Chauprade, en géopolitologue averti, soupèse comme il se doit
l’importance de la nouvelle Russie, celle du second mandat du Président
Poutine, dans les affaires internationales. Si celle-ci n’est pas
encore, loin s’en faut, au niveau de son grand rival états-unien, elle a
récemment démontré, par sa constance militaro-diplomatique, qu’elle
pouvait contester efficacement le monopole de la prise de décision à son
grand rival états-unien. La Syrie ne sera pas une deuxième Libye, ni
l’Iran un second Irak. Du moins tant que la Russie et ses alliés
contrebalanceront l’Occident américanocentré au Conseil de sécurité de
l’O.N.U., le poussant à rechercher des solutions négociées aux conflits
majeurs du monde au lieu de les envenimer et de les écraser sous les
bombes.
Cependant,
cette nouvelle Russie, comme le reconnaît Chauprade, reste fragile et
vulnérable. Non seulement sa situation économique, toujours trop
dépendante de ses exportations de matières premières, notamment les
hydrocarbures, et de ses ventes internationales d’armements, requerra
bon nombre d’années encore, sans obstacles majeurs, pour hausser
sensiblement le niveau de vie de la plus grande partie de sa population
et redresser une évolution démographique toujours déficiente, malgré
quelques faibles progrès, mais, comme l’a constaté notre géopolitologue
lors du Forum de Valdaï cet automne, ses élites économiques et
technocratiques restent ancrées dans un credo libéral qui les poussent à
tenter de dépasser les États-Unis en rivalisant avec eux dans une
course à la croissance indéfinie plutôt que de chercher à développer un
modèle alternatif fondé sur une décroissance contrôlée et une
démondialisation progressive combinées à l’essor et à la protection d’un
marché intérieur tout à fait viable à l’échelle eurasienne… Dans ce
sens on peut dire que l’imagination n’est pas encore assez au pouvoir en
Russie, alors que le temps lui est compté : une persistance, voire une
amplification probable de la crise actuelle, annulerait brutalement une
partie de son actuelle croissance déjà affaiblie, générant
d’incalculables conséquences sociales et politiques. La Russie se
prépare-t-elle à y faire face ?
C’est le credo
libéral qu’il faut attaquer concrètement, mais combien le savent-ils,
combien le veulent-ils ? Des ébauches de réponses sont élaborées dans ce
sens chez les penseurs traditionalistes de l’école eurasienne autour
d’Alexandre Douguine. Chauprade les connaît-il ? Il n’en parle pas ici
en tout cas.
La
renaissance de la religion orthodoxe est sans conteste l’une des
meilleures choses qui soit survenue à la Russie post-communiste. Comme
le perçoit l’auteur, elle a contribué à redonner une âme et une colonne
vertébrale à ce grand pays après la déréliction des années de
transition. Néanmoins, elle n’apporte pas la réponse à tout, comme nous
venons de le voir à propos du libéralisme triomphant dans la sphère
économique. Elle n’a pas empêché non plus la corruption qui ronge encore
bon nombre d’institutions et d’entreprises. La réponse à ces défis ne
peut être que politique. La grande question reste donc : quelle
politique, quel mode de gouvernement à long terme devrait être appliqué
en Russie puis, éventuellement, inspirer le reste du monde ? La Russie
n’est ni une nation, ni un État théocratique. Elle est un empire
pluri-ethnique et pluri-confessionnel. Sa majorité russo-orthodoxe ne
l’autorise pas à imposer une vision intégriste et assimilatrice (de type
jacobin) qui éraserait les différences entre ses peuples si elle ne
veut pas voir surgir de redoutables oppositions centrifuges en son sein.
Jusqu’à présent, la nouvelle Russie respecte les différences, notamment
grâce à l’autonomie politique et religieuse concédée à ses différentes
communautés. Ainsi coexistent pacifiquement chrétiens, juifs, musulmans
et athées, Tatars, Russes et Mongoles au sein de la Fédération. L’État y
est réellement laïque, non par idéologie comme, souvent, en France où
la laïcité, devenue elle-même une croyance, rime avec une attitude
hostile envers certaines religions ou, en tout cas, envers leur
manifestation publique.
On
peut percevoir chez Aymeric Chauprade un biais très net en faveur du
christianisme qui semble parfois tourner à l’obsession, lorsqu’il réduit
les adeptes des traditions à la seule expression religieuse, et en
particulier la chrétienne. Je cite : « C’est toujours une minorité qui
est consciente, dans la société, et qui se bat et s’oppose. Elle va se
battre, par exemple, pour la liberté de l’homme, ce qui, en fin de
compte, veut dire la lutte pour le triomphe d’une vérité chrétienne. […]
Et la minorité qui vit et travaille tous les jours avec ces questions
se partage en deux groupes : le premier, ce sont ceux qui considèrent
l’individualisme général comme la norme, et le deuxième, ce sont ceux
qui trouvent indispensable de revenir aux racines chrétiennes. »
Comment
peut-il lui échapper que nombre d’adversaires de l’individualisme et du
libéralisme ne font pas d’équivalence entre « le combat pour la liberté
de l’homme » et « la lutte pour le triomphe d’une vérité chrétienne »,
qu’ils ont peu ou pas d’affinités avec les « racines chrétiennes », que
d’autres recours sont possibles ? Ne voit-il pas qu’on ne ramènera pas
le christianisme, mort ou moribond, sur les rivages de l’Europe
nihiliste, pas plus qu’on n’y ramènera les Grecs dans toute leur
splendeur homérique ? Rien n’est indispensable aux tournants de
l’Histoire sauf, peut-être, l’imagination qui permet de recourir aux
legs encore vivants, encore compréhensibles et saisissables, non pas
comme des orthodoxies, mais comme des sources d’inspiration, et aussi le
courage qui nous les fera enseigner à nouveau, au-delà de l’actuelle Fatigue du sens
(Richard Millet), aux peuples d’Europe, de culture slave, germanique ou
latine, d’obédience chrétienne ou autre, ou d’aucune d’elles.
Certes,
il reste ça et là certaines valeurs chrétiennes efficientes, notamment
celles qui se sont exprimées lors des grandes manifestations de défense
de la famille, et il serait « impolitique » de les ignorer ou de les
rejeter. Mais de la même manière, il serait impolitique de rejeter tous
ceux qui, dans le grand désarroi de notre interrègne, recourent à
d’autres racines, d’autres valeurs, grecques par exemple avec Marcel
Conche, impériales avec Peter Sloterdijk – qu’il ne faut pas confondre
avec « impérialiste » – (Si l’Europe s’éveille : réflexions sur le programme d’une puissance mondiale à la fin de l’ère de son absence politique, Mille et une nuits, 2003) ou autres : l’immense sagesse de la Bhagavad Gita,
par exemple, ou encore celle des études dumézilienne sur l’idéologie
tripartie des Indo-Européens, etc. pour réinventer un horizon à la
mesure de notre héritage poétique, polythéiste et philosophique.
Si
l’on peut s’accorder avec le constat que les hommes s’affirment
géopolitiquement, non seulement avec leur position géographique et avec
les ressources que celle-ci contient, mais aussi avec leur identité
religieuse, on peut trouver un peu courte la liste des choix proposés
ici. Je cite : « À travers le verbe être, l’homme définit justement son
identité, c’est-à-dire qu’il répond à la question : “ que suis-je en
cette vie ? ” Cela concerne les questions de religion; “ je suis
chrétien ”, “ je suis musulman ”, “ je suis juif ”. »
Or,
ce questionnement de l’être concerne aussi les millions d’Européens qui
ne sont ni l’un ni l’autre, de même que les millions de non-Européens
qui sont venus s’installer, à notre corps défendant, sur notre vaste
continent, je cite : « Ce que nous voulons, c’est que les étrangers
s’assimilent, c’est-à-dire deviennent proprement des Français. Cela peut
naturellement être lié à l’adoption du christianisme. »
L’assimilation
ne se décrète pas. Elle s’effectue à petite échelle lorsque le contexte
est favorable, plus facilement entre peuples apparentés et surtout
lorsque les assimilateurs sont sûrs d’eux-mêmes. Elle échoue lorsque les
disparités sont trop importantes et les impétrants trop nombreux.
L’Histoire est pleine de rejets et de reconquistas, mais elle
contient aussi quelques illustres métissages réussis, comme ceux qui ont
donné naissance à Alexandre Dumas ou à Alexandre Pouchkine, de « bons
Européens », s’il en est !
On
ne peut que tomber d’accord avec Aymeric Chauprade, Alain de Benoist,
Jean Raspail, Richard Millet et Renaud Camus que l’immigration massive
est une catastrophe pour l’Europe, que la perspective d’un « grand
remplacement » est inacceptable même à longue échéance, tout en
divergeant sur la solution à y apporter. Christianisme et nationalisme
de type jacobin s’accordent généralement sur une réponse qui combine le
rejet absolu (de la masse des arrivants) et l’assimilation totale (de
tous ceux qui sont passés et passeront à travers le filtre). Ils ne
peuvent admettre de tierce voie qui, outre une politique dynamique
d’inversion des flux migratoires, reconnaîtrait les communautarismes
existants — pourquoi pas celui des musulmans, puisque nous reconnaissons
celui des juifs et des chrétiens — au sein d’une fédération qui
veillerait toujours au respect des valeurs collectives, souveraines et
sacrées de l’Europe, bien au-delà des misérables « droits de l’homme »,
et au-dessus de tous les sectarismes, comme référent suprême de notre politeia.
Dans le même ordre d’idées, on peut douter que le Front national,
resté essentiellement une affaire de famille, à moins d’un changement
radical de son attitude paternaliste, jacobine, anti-européenne,
pro-sioniste, etc., devienne le premier parti de France, même si ses
adversaires U.M.P.S. font, bon gré mal gré, tout pour y contribuer (voir
à ce sujet l’excellente analyse d’Anne Kling, F.N… tout ça pour ça !
Éditions Mithra, 2012). On peut aussi penser, d’un point de vue
sincèrement européen, que ce ne serait peut-être pas la meilleure
solution pour notre continent — ne serait-ce que parce qu’elle nous
empêche d’envisager les alternatives — même si ce parti et ses
homologues populistes semblent prendre en compte bien des préoccupations
du petit peuple négligées par la classe « bobo » qui nous gouverne…
Que
ces interrogations critiques n’empêchent pas, toutefois, de reconnaître
le bien fondé de la position grand-européenne d’Aymeric Chauprade et la
justesse de son plaidoyer pour un rapprochement sincère et stratégique
avec la Russie, seule posture susceptible de détacher notre « petit cap »
du Grand Continent (Valéry) de l’emprise du Big Brother
atlantiste qui espionne nos communications, colonise nos esprits, en
plus de notre économie, et nous enrégimente dans ses désastreuses
guerres de conquête coloniale.
Jacques Marlaud
• D’abord mis en ligne sur L’Esprit européen, le 15 décembre 2013.