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mercredi 22 janvier 2014

L’ésotérisme nazi. Entre pensée völkisch et phantasme




Nous allons revenir dans cette intervention sur le thème de l’occultisme (ou de l’ésotérisme) nazi. Cette question, depuis la parution en 1960 du livre de Louis Pauwels et Jacques Bergier, Le Matin des magiciens, est devenue une sorte de serpent de mer, qui revient de manière récurrente, dans des publications sensationnalistes, et souvent de nature pseudo-scientifiques. Nous allons revenir sur cette question. Pour ce faire, nous nous pencherons plus précisément sur trois points, qui seront nos parties : Premièrement, que savons-nous réellement des rapports entre le nazisme et l’occulte ?; deuxièmement, est-ce un mythe entretenu par les militants d’extrême droite ? ; enfin, troisièmement, pourquoi cette fascination dans la culture populaire ?

Que savons-nous réellement des rapports entre le nazisme et l’occulte ?

Du fait de la nature du national-nationalisme, de sa singularité criminelle dans l’histoire du XXe siècle, un grand nombre de publications, de travaux universitaires l’ont étudié et se sont penchés sur son contenu. Toutefois, cet aspect a été délaissé du fait de sa nature, à l’exception notable des travaux de George Mosse[1] et de quelques autres comme Karl Dietrich Bracher ou Hans Mommsen. Pourtant, il est indéniable que certains responsables du parti nazi furent des adeptes des théories ésotériques, comme l’ont mis en lumière les travaux scientifiques, outre ceux précités, d’universitaires anglo-saxons, tels que ceux de Nicholas Goodrick-Clarke ou Joscelyn Godwin. Ce manque d’intérêt a été soulevé par un universitaire de Milan, Giorgio Galli : « Il faut commencer par dire qu’une des difficultés dans ce domaine, c’est que l’historiographie officielle, l’historiographie académique, s’occupe peu de cet aspect des choses. Le travail dans le secteur de la culture est parfois abandonné à des historiens minoritaires ou même à des personnages tout à fait extravagants auxquels d’ailleurs il arrive souvent de n’élaborer que des recherches marginales. Le fait que la recherche officielle ne s’implique pas dans ce domaine rend difficile l’accès à des sources sûres.[2] »

Que savons-nous de sûr ? Nous savons donc que Hitler, lors de son séjour viennois, a lu la revue d’un ésotériste raciologue Jörg Lanz von Liebenfels, Ostara. Nous savons que certains nazis comme Rudolf Hess et Heinrich Himmler se sont passionnés pour l’ésotérisme et pour sa variante raciste, la pensée völkisch d’où est issu le parti nazi. En effet, il ne faut pas oublier qu’il est, à l’origine, l’un des nombreux groupuscules völkisch existant en Allemagne à cette époque, comme l’a montré George Mosse avec certaines nuances : « Il y eut sans aucun doute des nationaux-socialistes qui ne considéraient pas leur mouvement en termes strictement völkisch et d’autres pour lesquels le racisme ne fut jamais l’un des principaux attraits mouvements, mais tous n’en soutinrent pas moins un régime fondé sur la pensée völkisch[3]. » Il y eut donc des nazis qui n’avaient aucun intérêt pour l’ésotérisme, voire qui le brocardaient[4]. Ce fut le cas de Goebbels, de Göring, de Speer ou de Rosenberg. Ce dernier, adversaire de Himmler au sein du parti, se moquait de ses lubies et affirmait ouvertement que « Wotan est mort »[5]. Malgré tout, selon le grand historien George Mosse, Hitler se passionna jusqu’à la fin de sa vie pour ce qu’il appelle les « sciences secrètes » : « Les idées mystiques et occultes influencèrent la vision du monde du national-socialisme à ses débuts et en particulier celle d’Adolf Hitler qui crut, jusqu’à la fin de sa vie, dans les “sciences secrètes” et les forces occultes. Il est important d’éclairer cet aspect de l’idéologie nazie, car ce mysticisme était au centre de l’irrationalisme du mouvement et surtout de la Weltanschaaung de son chef.[6] » Il fut d’ailleurs grandement influencé par un écrivain völkisch qui peut être vu comme son mentor Dietrich Eckart, à l’origine de la gnose nazie. Ce point a été analysé en 2012 par Nicholas Goodrick-Clarke dans un article intitulé « Hitler’s Mentor : Dietrich Eckart and the Nazi Gnosis »[7]. Toutefois, Hitler se moquait lui aussi ouvertement des « lubies » des völkisch, en particulier dans Mein Kampf, ainsi que de celles de Hess et de Himmler.

Rudolf Hess, le n°2 du régime nazi et l’inspirateur, en grande partie, de Mein Kampf, a surpris et intrigué les chercheurs par ses pratiques völkisch comme son goût pour l’occultisme, l’astrologie, les médecines douces, le végétarisme, etc. ainsi que par son intérêt pour les théories de Rudolf Steiner, le fondateur de l’anthroposophie. Il continua de pratiquer ces lubies durant son emprisonnement à Spandau, la fameuse prison de Berlin. De fait, il est, avec Himmler, le plus connu des membres de premier plan du parti nazi s’intéressant aux théories « occultistes ». Himmler, quant à lui, se passionna pour l’occultisme, la mystique du sang, les runes, le néopaganisme, la pensée alternative, les symboles religieux, la réincarnation, l’Atlantide, etc. Comme les autres Himmler vient des cercles völkisch, ce qui explique son attrait pour ce type de théorie. Si ésotérisme il y a, c’est surtout dans la SS qui faut donc le chercher plus que dans le nazisme à proprement parlé. En effet, selon Guido Knopp Himmler « devait nommer à des grades élevés de la SS de nombreux pionniers des idées völkisch de la période munichoise. »

Catholique, Himmler développa une idéologie antichrétienne. Selon Peter Longerich, « Le christianisme [paraissait à Himmler] d’autant plus dangereux que sa morale sexuelle se dressait sur la voie de la révolution biologique qu’Himmler espérait déclencher, et parce que le principe de la charité chrétienne était contraire à son refus du compromis et à sa volonté implacable dans son combat contre les “sous-hommes”. Il fallait substituer à ces principes à ces principes chrétiens des vertus “germaniques”, condition nécessaire pour survivre au combat contre les “sous-hommes” et l’emporter. Selon lui, le double processus de la “déchristianisation” et de la “germanisation”, en tant que processus double, devait concerner toutes les sphères de l’existence : les mœurs et la morale, en particulier morale sexuelle, la loi, l’ensemble du domaine culturel ainsi que l’ordre social.[8] » Himmler désirait donc recréer une pseudo-culture germanique primitive afin de justifier ses prétentions à une nouvelle domination du monde. Ce « paganisme » de la SS se résumait surtout à l’utilisation de runes (dont la rune Sig qui, dédoublée, formait le symbole de la SS) sur les uniformes, les drapeaux, dagues, médailles… ainsi qu’à la création de rituels dont un d’enterrement : « [Himmler] faisait recréer une puissante culture germanique primitive à partir de vestiges datant de l’âge de bronze, afin de justifier ses prétentions à une nouvelle domination du monde ; pour les officiers tombés à la guerre, il faisait dessiner des monuments funéraires d’après des modèles datant de la préhistoire germanique. Sa conception de l’avenir était une interprétation d’un passé mal compris, un retour à des ancêtres fabriqués de toutes pièces »[9]. De fait, Himmler tenta de bricoler (verbe à prendre au sens donné par Claude Lévi-Strauss[10]) une religion « néo-germanique » pour ses SS[11]. Cette religion bricolée, cette foi germanique, se retrouva après-guerre chez certains SS, que nous analyserons en seconde partie.

Contrairement à ce qu’on peut lire dans une certaine presse, le nazisme est loin d’avoir été un mouvement occultiste ou ésotérique… Bien au contraire. En dépit des démonstrations des partisans ou des détracteurs de l’« occultisme nazi », le nazisme ne fut pas un mouvement occulte. Les nazis étant le produit de leur époque, très sensible à l’occultisme, leur intérêt pour l’occultisme aryanisant apparaît donc moins comme un facteur d’influence que comme un symptôme précurseur du nazisme comme l’a mis en lumière Nicolas Goodrick-Clarke[12].

Cependant, avant de passer à la suite, il faut revenir sur l’un des points peu sûr de cette histoire : la filiation entre la célèbre Société Thulé et la naissance du parti nazi, même si elles se retrouvent notamment dans les travaux de Fest et de Toland[13]. De fait, il y a eu beaucoup de spéculations sur les rapports entre le parti nazi et un groupuscule völkisch munichois, la célèbre Société Thulé (Thule-Gesellschaft). Celle-ci était elle-même l’émanation bavaroise d’une autre structure plus importante, l’Ordre des Germains (Germanenorden) fondé à Berlin en 1912 par le vieux théoricien raciste Theodor Fritsch. Une partie du mythe occultiste du nazisme est donc à chercher dans la vie mouvementée de la soi-disant « société secrète » Thule-Gesellschaft, fondée en 1918 par Rudolf von Sebottendorff (pseudonyme d’Adam Alfred Rudolf Glauer). Ce dernier était un aventurier, franc-maçon. Évoluant dans les milieux völkisch et aryosophes, il aurait été membre du Germanenorden lorsqu’il rentra en Allemagne vers 1913. En 1917, il aurait été nommé à la tête de la branche bavaroise de l’Ordre. Il s’installa alors à Munich et fonda une société Völkisch, la Thule-Gesellschaft. Il ne s’agissait en rien d’un groupe occulte, mais simplement l’une de ces innombrables sociétés racistes qui se multiplièrent en Allemagne après la défaite. La Société Thulé n’était pas donc une société secrète aux pouvoirs étendus, comme l’écrivent si souvent nos adeptes de l’« occultisme nazi », mais, un groupuscule politico-culturel d’extrême droite, raciste, nationaliste, anticommuniste et antisémite, réutilisant une thématique occultiste.

Un mythe entretenu par les militants d’extrême droite

De fait, le thème de l’« occultisme nazi » a été entretenu après-guerre par l’extrême droite : d’anciens SS comme les Français Saint-Loup, Yves Jeanne et Robert Dun qui, recrutés sur le tard, furent imprégnés de l’idéologie des dernières années de la guerre, celle où la SS, pour attirer des étrangers, fit l’éloge d’une nouvelle aristocratie européenne païenne. En effet, ces anciens SS ont toujours revendiqué leur « paganisme ». Ainsi, Yves Jeanne a animé dans les années soixante-dix, une revue, Le Devenir européen, dans laquelle il affirme son paganisme ethniciste et communautaire. Cependant, le thème du « paganisme nazi » a surtout été diffusé dans les années 1960 par Saint-Loup et par la néonazie française Savitri Devi (pseudonyme de Maximiani Portas). Saint-Loup parla beaucoup de la « quête » ésotérico-raciste de la SS dans ses romans et fut celui qui transmit l’héritage « païen » de la SS ainsi que le régionalisme ethniste aux générations militantes de l’après-guerre.
Savitri Devi est une figure hétérodoxe du néonazisme. Française d’origine grecque, elle embrassa les idéaux nationaux-socialistes, païens selon elle, dès les années 1920. Elle partit en Inde au début des années 1930 à la recherche d’un paganisme aryen encore vivant et épousa un nationaliste indien. Ce n’est qu’après la guerre qu’elle fit la propagande d’une religion « aryo-nazie » faisant d’Adolf Hitler un avatar de Vishnu destiné à mettre fin à l’âge de fer, notre époque décadente, et à inaugurer un nouvel Âge d’or[14]. En effet, celle-ci a intégré, dès la fin de la guerre, « de nombreuses notions hindouistes dans une forme hétérodoxe du National Socialisme qui glorifiait la race aryenne et Hitler »[15].

Elle fut rejointe dans les années soixante par les élucubrations ésotérico-nazies du diplomate chilien Miguel Serrano qui n’a jamais caché sa sympathie pour le national-socialisme[16]. D’abord proche du marxisme dans les années 1930, il évolua vers le national-socialisme en 1938. En 1941, il devint un antisémite virulent à la suite de la lecture des Protocoles des sages de Sion[17]. Durant le même temps, il se passionna pour l’occultisme et les religions orientales. À la suite d’un voyage en Europe, il devint l’ami d’Hermann Hesse puis celui de Carl Gustav Jung. Au début des années 1950, il se conforma à la tradition familiale et devint diplomate, parallèlement à sa carrière d’écrivain occultiste. Il fit en sorte d’avoir un poste en Inde où il resta jusqu’en 1962. Puis, il sera affecté en Yougoslavie, en Autriche et auprès de diverses institutions internationales. Il sera limogé lors de l’accession au pouvoir de Salvador Allende, ce qui réactiva son attrait pour le nazisme. Il se mit alors à écrire des textes sur Hitler et l’« occultisme nazi ». Serrano fait des Aryens une race descendant d’extraterrestres divins débarqués il y a des milliers d’années et de Hitler un avatar combattant les forces occultes du Kali Yuga, l’âge de fer[18]. En fait, il ne fait que reprendre les élucubrations sur l’« occultisme nazi », qu’il mâtine de spiritualité indienne et d’ufologie (la « science » des ovnis). Serrano est persuadé que Hitler quitta Berlin en 1945 pour l’Antarctique à bord d’une soucoupe volante, invention de la « science nazie ».

Saint-Loup participa aussi à la construction de cette légende, et il est l’un des premiers à le faire, en affirmant que trois sous-marins nazis se rendirent en 1945 en Terre de Feu pour y déposer une mystérieuse cargaison avant de faire escale en Argentine. Il était en effet persuadé que les nazis avaient établi des bases secrètes dans cette partie du monde. Alors qu’il était réfugié en Argentine, il mena deux expéditions à la recherche de ces bases. Ce thème sera repris ensuite par toute une série d’auteurs évoluant aux marges de l’extrême droite.

L’un d’entre eux, Jan van Helsing (pseudonyme de Jan Udo Holey), est un auteur assez mystérieux dont les textes sont aux marges de la droite radicale conspirationniste, du New Age et de l’« histoire mystérieuse ». Il est l’auteur du Livre jaune nº 5, un best-seller vendu à cent mille exemplaires en Allemagne, en Autriche et en Suisse. Le Livre jaune nº 5 mélange entre autre des théories conspirationnistes, occultistes et anti-judéo-maçonnique. L’« occultisme nazi » y occupe donc une place centrale et un rôle particulier. En effet, van Helsing précise qu’il « éprouve un plaisir tout particulier à [nous] dévoiler ce thème », car il permet de constater « quels sont les milieux influents non allemands qui tiennent à cacher la vérité aux Allemands »[19]. L’utilisation de ce thème permet à van Helsing d’attribuer les atrocités du régime au « complot » et de réhabiliter ainsi l’idéologie du iiie Reich. Cette apologie détournée du nazisme s’accompagne en outre d’une justification de l’antisémitisme nazi et d’un négationnisme.

Ces néonazis « occultisants » ont beaucoup fait pour entretenir après guerre le mythe de l’enseignement ésotérique de la SS. À leur décharge, il faut reconnaître que Himmler a tout fait pour pérenniser ce mythe en enseignant à la SS les doctrines völkisch sur la mystique du sang et de la race, qui sont devenues chez les auteurs d’« histoires mystérieuses » des rites initiatiques issus de l’un des grands mouvements magiques que l’Occident a connu depuis le xixe siècle. De plus, le décorum du château de Wewelsburg, près de Paderborn, avec ses mosaïques représentant des « soleils noirs », considéré par nos « chercheurs indépendants » comme le château principal de l’Ordre noir, offre la possibilité de renchérir sur ce sujet. Enfin, l’expédition de la SS au Tibet a renforcé la conviction de néonazis, mais aussi de militants antifascistes, de la réalité des connexions entre les nazis et des « Supérieurs Inconnus » asiatiques.

Les militants que j’appelle « folkistes », qui ne sont que des « néo-völkisch », se reconnaissent par leur discours ethno-différentialiste radical, païen, identitaire et raciste et par leur filiation revendiquée avec les SS français, en particulier Saint-Loup et Robert Dun. Cette tendance est représentée en France par l’association politico-culturelle Terre et peuple, fondée et animée par Pierre Vial, Jean Mabire et Jean Haudry. Vial assume pleinement l’étiquette völkisch : « […] dans la mesure où la notion de communauté du peuple est au centre de mes préoccupations et où tout ce qui est populaire (ce mot est la traduction la moins insatisfaisante de völkisch) m’est cher, car lié à l’identité[20]. » Les folkistes sont donc des « ethno-communautaristes » qui défendent un paganisme ethnique fortement imprégné par le nordicisme prôné par la SS. Le passage des idées des völkisch historiques aux folkistes actuels s’est fait donc durant les années 1950 et 1960 à travers la création de liens entre les militants des différentes générations.

Ernesto Mila est un auteur folkiste espagnol qui a écrit sur l’« occultisme nazi ». Il reprend dans Nazisme et ésotérisme, un ouvrage compilant tous les poncifs de l’« occultisme nazi », y compris la médiumnité de Hitler, et l’idée selon laquelle la SS constituait une élite raciale, « une caste guerrière ». Mais surtout Mila affirme qu’il aurait existé au sein de l’Ordre noir un autre ordre composé de l’élite de la SS ayant reçu un enseignement ésotérique. Il écrit qu’« on y enseignait l’origine de la race germanique et les symboles utilisés par elle, la mythologie et les runes[21]. » Par ailleurs, le texte de Mila est une tentative de réhabilitation de ce régime, celui-ci étant noirci, selon lui, par la propagande antinazie : communiste et américaine. Il y consacre même un chapitre, intitulé « Pourquoi a-t-on combattu le nazisme ? », insistant, de façon inquiétante, sur le fait que « […] jamais la SS ne garda les camps de concentration[22]. »

Plus près de nous, ce discours a été diffusé auprès du grand public par le très prolifique écrivain folkiste Jean Mabire qui fut surtout l’un des premiers promoteurs du néopaganisme politique français au travers de sa revue Viking qu’il a animé de 1949 à 1955[23]. Ce néopaganisme s’est ensuite manifesté dans trois mouvements auquel il participa : à partir de 1963 dans le discours du groupuscule et de la revue Europe-Action, proche des néonazis, puis, à partir de 1968, au sein du GRECE (Groupement de Recherche et d’Études pour la Civilisation Européenne), lui-même héritier du précédent, et enfin, et surtout, dans les dissidences radicales du GRECE apparues au milieu des années 1980 (n’oublions pas qu’il est l’un des membres fondateur de Terre et peuple).

Mabire a écrit un grand nombre de livres apologétiques sur la SS, publiés dans les années 1970 et quatre-vingt chez de grands éditeurs, notamment Fayard, et non pas chez de confidentiels éditeurs d’extrême droite.Jean Mabire n’a jamais caché son intérêt pour le « paganisme » nazi : « Pendant quelques années, je me suis livré corps et âme à certaines formules que je ne renie pas (comme beaucoup d’autres). Et dans une langue que je ne parlais pas, me contentant de mots de passe : Gottglaubisch, Weltanchauung, Blut und boden, Ahnenerbe. Tout cet univers je le découvrais pêle-mêle, dans des mois fiévreux, sous le soleil noir d’un été brûlant. Disons que je mélangeais un peu politique, religion et esprit guerrier. Comme le bonheur pour Saint-Just, le paganisme était une idée neuve en Europe. »

L’intérêt de Mabire pour l’occultisme nazi s’est concrétisé par un livre publié en 1977 chez Robert Laffont dans sa célèbre collection « Les énigmes de l’univers », Thulé. Le soleil retrouvé des Hyperboréens[24], qu’il présente, comme souvent dans ce milieu, comme un essai historique. Une large partie de cet ouvrage est consacrée à l’histoire de la Société Thulé. La quatrième de couverture de la dernière réédition présente la Société Thulé de la façon suivante : « L’esprit de Thulé continue à vivre dans le secret d’Ordres chevaleresques ou de groupes initiatiques… Le plus mal connu de tous reste, sans doute, la célèbre “Société Thulé” qui joua un rôle considérable lors de la Révolution de Munich, en 1919.[25] » Ce texte, écrit sous la forme d’une quête à travers l’Europe, reprend donc une bonne partie des thèses völkisch en y incorporant la paralittérature néonazie et occultisante de l’après-guerre, en particulier les textes de Saint-Loup. Ainsi, l’un de ses titres de chapitre s’intitule « Le vrai secret de Thulé reste la conservation du sang ».

Malgré tout, la référence à l’« occultisme nazi » reste confinée, y compris au sein de la droite radicale, dans un milieu restreint c’est-à-dire dans les subcultures, parfois « occultisantes » mais surtout fascinées par le national-socialisme. En effet, une part importante de l’extrême droite reste imperméable à ce genre de théorie. Les principaux amateurs de ce type de textes, à l’exception du simple curieux, sont donc à chercher dans les milieux restreints des folkistes, des identitaires et des néonazis, qui peuvent d’ailleurs se recouper. Ces derniers, selon Pierre-André Taguieff, n’utilisent qu’un nombre limité de thèmes symboliques : « le swastika, les runes, la mythologie nordique interprété dans un sens raciste, l’Énergie (Vril), Thulé (et la Société Thulé), l’Atlantide, le Germanenorden, la SS comme Ordre de Chevalerie, la ville souterraine et le Roi du monde.[26] » L’engouement de ce milieu pour l’occultisme nazi est donc entretenu par des publications régulières : les éditeurs, sachant pertinemment qu’il existe une demande, publient ce genre de textes.

Une fascination dans la culture populaire

Le mythe de l’ésotérisme nazi est réellement né avec la parution du Matin des magiciens, en 1960. À la suite de ce livre, le grand public se passionna pour cette thématique, créant une forte demande. Celle-ci fut comblée par une foule de livres très bon marché, publiés principalement entre 1964 et la fin des années 1970, en particulier, pour ne prendre que l’exemple français, grâce à la collection « l’aventure mystérieuse » des éditions J’ai lu. Nous pouvons ainsi citer en exemple et parmi les plus connus et les plus traduits les ouvrages de Trevor Ravenscroft, The Spear of Destiny : The occult power behind the spear which pierced the side of Christ ; de René Alleau, Hitler et les sociétés secrètes ; de Jean-Michel Angebert, Hitler et la tradition cathare ; de Robert Ambelain, Les arcanes noirs de l’hitlérisme ; enfin de Miguel Serrano, Adolf Hitler, el Ultimo Avatara, etc.[27] Cette fascination pour l’« occultisme nazi » ne signifie pas pour autant que Pauwels et Bergier cautionnaient cette idéologie. Jacques Bergier avait d’ailleurs été déporté à Mauthausen. Le problème, si nous pouvons parler de problème, a été le succès du Matin des magiciens. Il a permis non seulement la diffusion de cette thématique mais a provoqué aussi en retour deux effets cumulatifs : le premier a été le nombre de personnes sensibilisées à cette thématique de l’« occultisme nazi » et le second, qui découle du premier, a été la demande de ce public pour ce type de littérature.

Cette littérature a permis au thème de l’« occultisme nazi » de se diffuser dans la culture populaire. D’abord opportuniste et socialement diffuse, cette évolution va s’exprimer de plus en plus ouvertement dans les années 1970 au point de susciter une multitude de romans, de livres historiques ou pseudo-historiques et devenir des sujets de films comme ce fut le cas avec le premier et troisième opus des aventures d’Indiana Jones (Les Aventuriers de l’Arche perdue et La Dernière croisade sortis respectivement en 1981 et en 1989) où le héros incarné par Harrison Ford se trouve confronté à des scientifiques SS partis à la recherche de l’Arche d’alliance (dans le premier) puis à celle du Graal (dans le troisième).

Le cinéma n’est pas le seul à avoir subi la fascination de l’« occultisme nazi ». En effet, la bande dessinée s’est toujours intéressée à cette thématique. Récemment, l’« occultisme nazi » a inspiré une bande dessinée américaine de qualité, D-Day, le jour du désastre[28]. Mais, il ne s’agit pas de la première incursion de l’« occultisme nazi » dans ce média populaire. Dans les années 1980, un scénariste américain de Comics, Roy Thomas, reprenant les thèses de Ravenscroft, élabora un scénario expliquant pourquoi divers super-héros américains avaient été incapables de vaincre les nazis : Hitler avait en sa possession la Lance de la Destinée, qui lui assurait un contrôle magique des super-héros qui tentaient de s’aventurer en Allemagne.

Nous retrouvons cette thématique dans une bande dessinée de Mike Mignola, Hellboy[29]. L’auteur part, là encore, d’une uchronie : Hitler vécut jusqu’en 1958. Réfugié en Amérique du Sud à la suite de la défaite du iiie Reich, il mena une guerre « occulte » contre les vainqueurs. Mignola fait des nazis des initiés membres de la Société Thulé, une puissante organisation occulte. On retrouve enfin une variante de ce thème dans une bande dessinée de Gauthier, inspirée par Indiana Jones et les expéditions scientifiques de l’Anhenerbe, qui raconte l’histoire d’un archéologue, Ken Mallory, poursuivi par des nostalgiques du iiie Reich suite à la découverte d’un manuscrit par les nazis au Soudan en 1942. Allant aussi dans ce sens, nous pouvons citer « La Malédiction des trente deniers », une aventure de Blacke et Mortimer qui confronte nos héros à un ex colonel SS recherchant les 30 deniers donnés à Juda pour sa trahison et imprégnés de la colère divine… Nous pourrions multiplier les exemples allant dans ce sens. Ce thème se retrouve aussi de plus en plus souvent dans les scénarios des jeux vidéo, que nous pouvons considérer, dans une certaine mesure, notamment graphique, comme une extension de l’univers des bandes dessinées. Ainsi, l’« occultisme nazi » constitue la trame de Wolfenstein 3D, de sa suite Return to Castle Wolfenstein, ou de BloodRayne. De fait, ces jeux, à l’instar des jeux de rôle, se nourrissent énormément de thèmes occultistes en général et de la symbolique.

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En conclusion, si l’ésotérisme nazi est une invention des années 1960, il faut garder à l’esprit qu’il s’agit, comme nous l’avons vu dans cette intervention, comme un mythe puissant, bricolé au sens donné à ce terme par Lévi-Strauss, qui va toucher des secteurs différents de la société. En effet, cette thématique permet de combler des « blancs », et donner un sens à la politique criminelle nazie. Il s’agit aussi, comme nous l’avons vu, une stratégie de la part de militants d’extrême droite pour diffuser leurs idées dans des milieux éloignés… Enfin, pour certains thuriféraires de cette idéologie n’acceptaient pas la fin du Reich mythique de mille ans ainsi que la mort pitoyable des chefs nazis. Il devait y avoir une autre fin. C’est ce que fait l’« occultisme nazi » : elle réécrit une autre fin, plus glorieuse, plus mystérieuse.

Notes

[1] Cf. notamment George Mosse, La Révolution fasciste. Vers une théorie générale du fascisme, Paris, Seuil, 2003, pp. 159-182.
[2] Giorgio Galli, « La grande Allemagne, un rêve ésotérique », 30 jours dans l’église et le monde, extrait en ligne du n° 10, 2004. Cf. http://www.30giorni.it/fr/articolo.asp?id=5375.
[3] George Mosse, Les Racines intellectuelles du nazisme. La crise de l’idéologie allemande, Paris, Calmann-Lévy, 2006.
[4] Hans Thomas Hakl, Unknown Sources. National Socialism and the Occult, Holmes Publishing, 2005, p. 7.
[5] Alfred Rosenberg, Le Mythe du xxe siècle. Bilan des combats culturels et spirituels de notre temps, Paris, Avalon, 1986, p. 195.
[6] George Mosse, La Révolution fasciste, op. cit., p. 159.
[7] Nicholas Goodrick-Clarke, « Hitler’s Mentor : Dietrich Eckart and the Nazi Gnosis », in Arthur Versluis, Lee Irwin, Melinda Phillips, Esotericism, Religion, and Politics, Minneapolis, North American Academic Press, 2012, pp. 59-81.
[8] Peter Longerich, Himmler, L’éclosion quotidienne d’un monstre ordinaire, Paris, Héloïse d’Ormesson, 2010, p. 261. Voir plus généralement les pages 260-269.
[9] Guido Knopp (dir.), Les SS. Un avertissement pour l’histoire, Paris, Presses de la Cité, 2004, pp. 141-142.
[10] Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
[11] Cf. Stéphane François, Le Nazisme revisité. L’occultisme contre l’histoire, Paris, Berg International, 2008, en particulier le troisième chapitre, pp. 41-54.
[12] Nicholas Goodrick-Clarke, The Occult Roots of Nazism, Londres, I.B. Tauris & Co, 2003.
[13] John Toland, Hitler, Paris, Robert Laffont, 1977.
[14] Nicholas Goodrick-Clarke, Savitri Devi la prêtresse d’Hitler, Saint-Genis-Laval, Akribeia, 2000.
[15] Nicholas Goodrick-Clarke, « La renaissance du culte hitlérien : aspects mythologiques et religieux du néonazisme », Politica Hermetica, nº 11, 1997, pp. 171.
[16] Nicholas Goodrick-Clarke, Black Sun. Aryan Cults, Esoteric Nazism and the Politics of Identity, New York, New York University Press, 2002, pp. 173-192. Voir aussi Joscelyn Godwin, Arktos. Le mythe du Pôle dans les sciences, le symbolisme et l’idéologie nazie, Milan, Archè, 2000, pp. 83-87.
[17] Cf. Pierre-André Taguieff (dir.), Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d’un faux (2 volumes), Paris, Berg International, 1992 ; réédition en un volume, Paris, Berg International – Fayard, 2004.
[18] Voir le témoignage de Serrano in Miguel Serrano. Un ésotériste hitlérien, Nantes, Ars Magna, 2003.
[19] Jan van Helsing, Livre jaune nº 5, Tourrette sur Loup, Éditions Félix, 2001, p. 154.
[20] Pierre Vial, Une terre, un peuple, Paris, Éditions Terre et peuple, 2000, p. 65.
[21] Cf., Ernesto Mila, Nazisme et ésotérisme, Puiseaux, Pardès, 1990, p. 72.
[22] Ibid., pp. 13-14.
[23] Viking. Cahiers de la jeunesse normande 1949-1955, 2 tomes, Rouen, Le veilleur de proue, 2001.
[24] Jean Mabire, Thulé. Le soleil retrouvé des Hyperboréens, Paris, Robert Laffont, 1977.
[25] Jean Mabire, Thulé. Le soleil retrouvé des Hyperboréens, Puiseaux, Pardès, 2002, quatrième de couverture.
[26] Pierre-André Taguieff, La Foire aux Illuminés. Ésotérisme, théorie du complot, extrémisme, Paris, Mille et une nuits, 2005, p. 316.
[27] Trevor Ravenscroft, The Spear of Destiny : The occult power behind the spear which pierced the side of Christ, Londres, Neville Spearman, 1972 trad. sous le titre La Lance du Destin, Paris, Albin Michel, 1973 ; René Alleau, Hitler et les sociétés secrètes, Paris, Grasset, 1969 ; Jean-Michel Angebert, Hitler et la tradition cathare, Paris, Robert Laffont, 1971 ; Robert Ambelain, Les Arcanes noires de l’hitlérisme, Paris, Robert Laffont, 1990 ; Miguel Serrano, Adolf Hitler, el Ultimo Avatara, Santiago, Nueva Edad, 1984, etc. Cette liste est loin d’être exhaustive.
[28] David Brin et Scott Hampton, D-Day, le jour du désastre, Paris, Les Humanoïdes associés, 2004.
[29] Mike Mignola, Hellboy, Paris, Delcourt, 2002-2006.