par Simon-Nicolas-Henri Linguet (1767)
"Qu’est-ce
en effet que le despotisme ? c’est le plus changeant, le moins fixe de
toues les gouvernements. Ce n’est pas même un gouvernement. Il est aussi
absurde de le compter parmi les administrations naturelles à la
société, que de mettre la paralysie ou l’apoplexie au rang des principes
qui diversifient le tempérament des hommes. C’est une maladie qui
saisit et tue les Empires à la suite des ravages du luxe, comme la
fièvre s’allume dans le corps après les excès du travail ou de la
débauche. Il n’est pas plus possible à un Royaume d’être soumis à un
despotisme durable, sans se détruire, qu’à un homme d’avoir longtemps le
transport sans périr.
Pendant
la durée de cette fièvre politique, une frénésie incurable agite tous
les membres de l’État, et surtout la tête. Il n’y a plus de rapport ni
de concert entre eux. Les folies les plus extravagantes sont réalisées,
et les précautions les plus sages anéanties. On traite avec gaieté les
affaires les plus sérieuses; et les plus légères se discutent avec tout
l’appareil du cérémonial le plus grave. On multiplie les règles, parce
qu’on n’en suit aucune. On accumule les ordonnances, parce que l’ordre
est détruit. La loi de la veille est effacée par celle du lendemain.
Tout passe, tout s’évanouit, précisément comme ces images fantastiques,
qui, dans les songes, se succèdent les unes aux autres, sans avoir de
réalité.
Une
Nation réduite à cet excès de délire et de misère, offre en même temps
le plus singulier et le plus douloureux de tous les spectacles. On y
entend à la fois les éclats de rire de la débauche, et les hurlements du
désespoir. Partout l’excès de la richesse y contraste avec celui de
l’indigence. Les grands avilis n’y connaissent que des plaisirs honteux.
Les petits écrasés expirent en arrosant de larmes la terre que leurs
bras affaiblis ne peuvent plus remuer, et dont une avarice dévorante
dessèche ou consume les fruits, avant même qu’ils soient nés. Les
campagnes se dépeuplent. Les villes regorgent de malheureux. Le sang des
sujets continuellement aspiré par les pompes de la Finance se rend par
fleuves dans la Capitale qu’il inonde. Il y sert de ciment pour la
construction d’une infinité de palais superbes, qui deviennent pour le
luxe autant de citadelles d’où il insulte à loisir à l’infortune
publique.”
Simon-Nicolas-Henri LINGUET (1736-1794), Théorie des Lois civiles, IV, 31 (1767)