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En France, pays réputé pour être le plus pessimiste d’Europe,
on confond volontiers la souveraineté étatique et l’identité. On pense
que les abandons de souveraineté sont des abandons d’identité. Pourtant,
rien n’est plus faux. La souveraineté n’est pas l’identité. Les
Français sont victimes d’une illusion héritée d’une vision historique
déformée. Contrairement à l’Italie qui n’eut jamais d’État unitaire
avant 1864, ou à la nation allemande qui s’en est passée pendant six
siècles, de 1250 à 1871, la France n’a pas connu de genre d’expérience.
Sinon pendant quelques décennies du XVe siècle, l’État unitaire s’y est
maintenu sans discontinuer, avec des hauts et des bas, depuis la fin du
Moyen Âge. De là une relation causale inscrite dans les esprits français
entre souveraineté et identité. C’est même devenu une sorte de dogme,
entretenu par l’enseignement jacobin de l’histoire. La nation française
serait une création de l’Etat et, privée de ce dernier, elle serait en
péril de mort ou de dissolution.
Si cela était, une telle nation ne vaudrait pas cher,
ce serait une coquille vide. Mais c’est faux. Certes, personne ne
contestera que l’Etat, royal ou républicain, a édifié en France le cadre
politique et administratif de la nation. En revanche, il n’est pour
rien dans la formation de sa substance. Il n’est pas le créateur du
peuple français ni la source de son identité. Et cela, l’histoire le
démontre.
Reportons-nous rapidement aux origines, précisément au
Serment de Strasbourg, publiquement prêté en février 842 par Charles de
Chauve et Louis le Germanique, petits-fils de Charlemagne. Le texte
faisant foi fut rédigé en roman (français ancien) et en tudesque. Il
s’agit du plus ancien document connu attestant une séparation
linguistique entre barons francs germanophones et francophones issus de
la même souche. Le Serment de Strasbourg est en quelque sorte l’acte de
naissance officiel des Français et des Allemands avant la France et
l’Allemagne. En ce IXe siècle, sans qu’il n’y ait jamais d’Etat
national, deux peuples frères différents sont déjà attestés par
l’autogenèse de deux langues distinctes.
Avançons dans le temps. Dès les XIe et XIIe siècle, les
preuves abondent d’une spécificité française rayonnante en dehors de
tout Etat centralisé. La petite cour des roitelets de ce temps ne fut
pour rien dans la composition de la Chanson de Roland, de Tristan et
Iseult, ou du Perceval de Chrétien de Troyes, monuments primordiaux
d’une francité bien enracinée dans le socle européen. Le rôle de l’Etat
est tout aussi absent dans l’affirmation du style roman et dans le
foisonnement, aux siècles suivants, de l’admirable architecture profane
des châteaux, des villes et des maisons rurales, répondant à des styles
régionaux bien spécifiques : l’architecture ancienne de Toulouse n’est
pas celle du vieux Rouen. Contrairement à ce qui a été mille fois
rabâché par une historiographie jacobine, la nation française ne fut pas
une création de l’État. Elle est née d’elle-même. C’est pourquoi des
abandons de souveraineté ne la mettraient pas en péril. C’est au
contraire l’État d’aujourd’hui, avec son arsenal de lois
immigrationnistes et destructrices de nos identités, qui met celles-ci
en danger de mort.
Ayant à l’esprit ces réalités méconnues, il faut lire
l’essai rempli d’audace, d’imagination et de volonté de Gérard Dussouy,
professeur à l’université de Bordeaux, spécialiste des relations
internationales, auteur de nombreux ouvrages de géopolitique, esprit à
l’évidence identitaire et européen. Il se demande en effet si, en
refusant le choix de la supranationalité, la France n’est pas devenue
« le problème de l’Europe ». Narcissique, fanfaronne et nostalgique de
sa grandeur passée, vivant dans le souvenir souvent faux de son
histoire, la France s’imagine encore être une grande nation toujours
capable d’influencer le monde, alors que le monde change sans elle
depuis longtemps. Mais ces illusions auront une fin d’autant que
s’évapore le récit statocentré de l’histoire française.
Petit par le nombre de pages, le livre de Gérard
Dussouy est grand par le projet qu’il expose, l’ambition raisonnée qui
le porte et l’adhésion enthousiaste qu’il suscite. Son auteur est bien
conscient que, pour les Européens d’aujourd’hui, le scenario annoncé est
celui de la décadence. Mais il renverse ce scenario en son contraire.
« Si l’on est de ceux qui considèrent que seul le défi est générateur de
grandes œuvres », écrit-il hardiment, les temps difficiles que l’on
voit venir pourraient obliger les Européens à commencer une nouvelle
histoire et bâtir un nouvel avenir en édifiant leur propre État au sein
d’un grand espace générateur de vigueur et de puissance.
On a compris que Gérard Dussouy est de ceux qui
considèrent que « le défi est générateur de grandes œuvres » ! Quel
défi ? Celui d’une mort programmée de l’Europe. Quand l’auteur parle
d’Europe, il ne pense pas au cauchemar technocratique et mondialiste de
Bruxelles, mais à l’Europe des peuples, l’Europe civilisation, née de la
Grèce antique, de Rome et des peuples frères, Celtes, Germains et
Slaves, qui fécondèrent le christianisme médiéval, la Renaissance, les
Lumières et la laïcité. L’Europe est cette « grande République » déjà
décrite par Voltaire en 1751 dans son introduction au Siècle de Louis
XIV, trente ans avant que l’Académie de Berlin n’ouvre un concours sur
l’universalité de la langue française…
Aujourd’hui désunie, minée par des influences
délétères, l’Europe s’achemine à grande vitesse vers la dissolution de
son ancienne civilisation et la désintégration de ses nations, sous les
effets conjugués du vieillissement, de l’immigration et de la sclérose
économique. « Bien irresponsables ou naïfs sont ceux qui s’imaginent que
nos démocratie européennes pourront s’octroyer toujours plus de
facilités de vivre et de laxisme social dans le cadre étriqué de nos
États-nations ».
Gérard Dussouy rappelle que les vieilles nations
européennes sont menacées dans leur existence par leur crise
démographique et les effets d’une immigration de masse, tandis que les
États européens sont eux-mêmes déclassés par les nouvelles puissances
mondiales. Il serait complètement illusoire de considérer l’impuissante
Union de Bruxelles comme un acteur capable de rivaliser avec la Chine,
l’Inde, le Japon, la Russie ou les Etats-Unis qui, chacun, sont des
États cohérents. Faute de ressources propres, on sait que les faibles
États européens sont dès maintenant contraints de céder des pans entiers
de leur économie nationale à des sociétés chinoises, indiennes ou
qataries.
Contrairement à ce que prétendent les adorateurs de la
mondialisation, un État fort, incarnation de la puissance, ainsi que le
grand espace étatique demeurent les seuls vrais acteurs internationaux.
Quand on a compris cela, on comprend aussi que n’existera jamais un
ensemble européen, une puissance européenne capable de garantir la
survie de ses peuples et de ses nations culturelles, tant que n’existera
pas un authentique État européen identitaire, une robuste République
européenne de type fédéral recouvrant et protégeant la substance des
anciennes nations, instrument politique au service des peuples et des
citoyens européens de souche. Mais d’un tel but, nous sommes loin !
Tout se conjugue pour le moment contre l’édification
d’un État politique européen. Les mondialistes, inventeurs du système de
Bruxelles, se complaisent à penser un monde sans ennemi au sein duquel
leurs utopies démocratiques se diffuseraient grâce à un marché
planétaire qui ravage pourtant les sociétés européennes. À l’opposé, les
souverainistes nationaux s’enferment dans un discours incantatoire qui
ignore l’écart séparant la faiblesse des anciennes nations et leurs
intentions affichées. Pour être une puissance, il ne suffit pas, sous
contrôle américain, d’expédier dans l’ex Françafrique une poignée de
parachutistes équipés de matériels épuisés, faire du maintien de l’ordre
au profit des multinationales. De leur côté, les mouvements populistes,
engendrés par le désarroi des populations face à d’insupportables
conditions de vie, s’enferment dans le repli illusoire du pré-carré
national et le refus de l’identité européenne.
Ce serait donc à désespérer de tout si ne survenait
l’imprévu d’un « choc systémique » annoncé par Gérard Dussouy. Un choc
causé par une convergence de crises. Comme souvent, à toute chose
malheur est bon. L’auteur estime à bon droit que l’inéluctable choc
systémique que l’on voit venir aura le pouvoir de renverser les images
erronées qui nous submergent, en favorisant l’émergence d’une conscience
européenne, « une volonté communautaire de survie et d’existence libre
dans une même souveraineté », autrement dit l’émergence d’un européisme.
Les temps difficiles qui attendent la pseudo Union
européenne et les Européens auront raison des institutions de Bruxelles.
Mais ils pourraient aussi obliger les Européens à plus d’unité. Sans un
État européen puissant, souligne Gérard Dussouy, sans une vraie
politique européenne, le Vieux continent, rongé par sa faiblesse
économique et démographique, perclus de fractures et de dissentiments,
serait voué à une mortelle marginalisation dans un monde dominé par des
puissantes géantes nullement philanthropiques. La seule alternative au
choc systémique qui s’annonce sera un européisme capable de transcender
les mouvements de rébellion et de dissidence. N’ayant plus que leurs
dettes souveraines à opposer aux « fonds souverains » de l’Asie et du
Moyen-Orient, nouveaux décideurs de l’économie mondiale, les populations
européennes seront placées devant l’obligation de choix décisifs.
Gérard Dussouy se dit convaincu que le péril entrainera
une révision brutale des « représentations » périmées. Selon lui, nos
peuples découvriront qu’il existe « une voie et une seule, celle de
l’État européen, souverain et identitaire. À l’épreuve des faits, ils
saisiront que l’idéologie universaliste qui sous-tend leurs actuelles
représentations du monde, les conduits à leur perte. Par nécessité, ils
dépasseront leurs ethnocentrismes respectifs au profit de
l’européisme ». Ayant cette perspective à l’esprit, on peut espérer et
agir. « À condition de réconcilier les peuples avec le projet européen,
d’articuler le local et le communautaire, de se débarrasser des visions
passéistes ou nostalgiques aussi bien que de tout esprit de repentance,
l’unité de l’Europe est le seul moyen d’échapper à la résignation ».
L’existence d’un État européen supposera bien entendu
une armée supranationale disposant d’un budget que seule pourra
autoriser l’Europe fédérée. Pour éviter tout malentendu, Gérard Dussouy
précise que ce projet militaire devra se faire en partenariat avec la
Russie. Seuls des liens très forts avec cette grande puissance
continentale offriront en effet à la nouvelle Europe le grand espace et
les ressources immenses indispensables à son existence.
En formulant cet audacieux projet d’un État fédéral
européen partenaire de la Russie, l’auteur ne se dissimule pas les
obstacles. Il voit bien que le manque de communication entre les peuples
européens, tenus de s’en remettre à leurs partis nationaux et aux
fonctionnaires européens pour la conduite de leur destinée, est le
principal obstacle à la mise en forme d’une réponse vraiment
communautaire aux défis qui les assaillent. Mais, il compte à juste
titre sur le stress du « choc systémique » pour favoriser l’émergence de
mouvements citoyens européistes aujourd’hui encore inconcevables. Il
compte qu’une nouvelle culture politique européenne envahira les partis
politiques eux-mêmes, en faisant naître une « avant-garde » européenne
capable de constituer un premier « noyau dur » auquel d’autres viendront
s’agréger. On peut suivre Gérard Dussouy dans cette prospective
audacieuse : « S’il doit exister des États pionniers de la Res publica
europensis, explique-t-il, ce ne sera pas parce que cela était écrit,
mais parce qu’à un moment donné, ces États seront dirigés par des
partisans de l’État européen ».
Autrement dit, si l’on comprend bien Gérard Dussouy,
les nouvelles réalités géopolitiques et le choc systémique à venir
feront apparaître, face aux Autres, l’affirmation d’un Nous européen en
séparant de façon claire ce qui relève de l’intérieur (l’européen) et de
l’extérieur (l’international). Une authentique supranationalité
s’imposera alors comme une question de vie ou de mort. Avec la création
d’un État véritable, elle fera naître un espace économique européen
homogène et déconnecté du marché mondial du travail.
Ainsi que l’écrit Gérard Dussouy, le malaise
social et identitaire qui explique la forte poussée des
nationaux-populistes à travers tout le continent souligne paradoxalement
la communauté de destin des Européens. Au sein même de ces mouvements,
se fera jour la conscience qu’il faut s’unir si l’on ne veut pas
disparaître. La promotion de l’identité européenne, fondera une identité
recouvrante et non pas absorbante des identités antérieures. C’est
alors que pourra être fondée une République fédérale européenne
articulée sur l’authenticité des régions et l’effacement volontaire des
États nationaux. Cette future république n’a pas de précédents
historiques, sinon peut-être celui de la Suisse multilingue. Elle aura
pour vocation de préserver l’identité culturelle des nations
constitutives.
L’auteur développe longuement sa réflexion sur ces
questions, comme on le verra en lisant ses stimulantes analyses et
propositions. Suivant son excellente et forte formule, « L’identité
s’éprouvera comme conscience et s’affirmera comme volonté ».
Dominique Venner