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lundi 10 février 2014

Contre l'Europe de Bruxelles

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En France, pays réputé pour être le plus pessimiste d’Europe, on confond volontiers la souveraineté étatique et l’identité. On pense que les abandons de souveraineté sont des abandons d’identité. Pourtant, rien n’est plus faux. La souveraineté n’est pas l’identité. Les Français sont victimes d’une illusion héritée d’une vision historique déformée. Contrairement à l’Italie qui n’eut jamais d’État unitaire avant 1864, ou à la nation allemande qui s’en est passée pendant six siècles, de 1250 à 1871, la France n’a pas connu de genre d’expérience. Sinon pendant quelques décennies du XVe siècle, l’État unitaire s’y est maintenu sans discontinuer, avec des hauts et des bas, depuis la fin du Moyen Âge. De là une relation causale inscrite dans les esprits français entre souveraineté et identité. C’est même devenu une sorte de dogme, entretenu par l’enseignement jacobin de l’histoire. La nation française serait une création de l’Etat et, privée de ce dernier, elle serait en péril de mort ou de dissolution.
 
Si cela était, une telle nation ne vaudrait pas cher, ce serait une coquille vide. Mais c’est faux. Certes, personne ne contestera que l’Etat, royal ou républicain, a édifié en France le cadre politique et administratif de la nation. En revanche, il n’est pour rien dans la formation de sa substance. Il n’est pas le créateur du peuple français ni la source de son identité. Et cela, l’histoire le démontre.
 
Reportons-nous rapidement aux origines, précisément au Serment de Strasbourg, publiquement prêté en février 842 par Charles de Chauve et Louis le Germanique, petits-fils de Charlemagne. Le texte faisant foi fut rédigé en roman (français ancien) et en tudesque. Il s’agit du plus ancien document connu attestant une séparation linguistique entre barons francs germanophones et francophones issus de la même souche. Le Serment de Strasbourg est en quelque sorte l’acte de naissance officiel des Français et des Allemands avant la France et l’Allemagne. En ce IXe siècle, sans qu’il n’y ait jamais d’Etat national, deux peuples frères différents sont déjà attestés par l’autogenèse de deux langues distinctes.
 
Avançons dans le temps. Dès les XIe et XIIe siècle, les preuves abondent d’une spécificité française rayonnante en dehors de tout Etat centralisé. La petite cour des roitelets de ce temps ne fut pour rien dans la composition de la Chanson de Roland, de Tristan et Iseult, ou du Perceval de Chrétien de Troyes, monuments primordiaux d’une francité bien enracinée dans le socle européen. Le rôle de l’Etat est tout aussi absent dans l’affirmation du style roman et dans le foisonnement, aux siècles suivants, de l’admirable architecture profane des châteaux, des villes et des maisons rurales, répondant à des styles régionaux bien spécifiques : l’architecture ancienne de Toulouse n’est pas celle du vieux Rouen. Contrairement à ce qui a été mille fois rabâché par une historiographie jacobine, la nation française ne fut pas une création de l’État. Elle est née d’elle-même. C’est pourquoi des abandons de souveraineté ne la mettraient pas en péril. C’est au contraire l’État d’aujourd’hui, avec son arsenal de lois immigrationnistes et destructrices de nos identités, qui met celles-ci en danger de mort.
 
Ayant à l’esprit ces réalités méconnues, il faut lire l’essai rempli d’audace, d’imagination et de volonté de Gérard Dussouy, professeur à l’université de Bordeaux, spécialiste des relations internationales, auteur de nombreux ouvrages de géopolitique, esprit à l’évidence identitaire et européen. Il se demande en effet si, en refusant le choix de la supranationalité, la France n’est pas devenue « le problème de l’Europe ». Narcissique, fanfaronne et nostalgique de sa grandeur passée, vivant dans le souvenir souvent faux de son histoire, la France s’imagine encore être une grande nation toujours capable d’influencer le monde, alors que le monde change sans elle depuis longtemps. Mais ces illusions auront une fin d’autant que s’évapore le récit statocentré de l’histoire française.
 
Petit par le nombre de pages, le livre de Gérard Dussouy est grand par le projet qu’il expose, l’ambition raisonnée qui le porte et l’adhésion enthousiaste qu’il suscite. Son auteur est bien conscient que, pour les Européens d’aujourd’hui, le scenario annoncé est celui de la décadence. Mais il renverse ce scenario en son contraire. « Si l’on est de ceux qui considèrent que seul le défi est générateur de grandes œuvres », écrit-il hardiment, les temps difficiles que l’on voit venir pourraient obliger les Européens à commencer une nouvelle histoire et bâtir un nouvel avenir en édifiant leur propre État au sein d’un grand espace générateur de vigueur et de puissance.
 
On a compris que Gérard Dussouy est de ceux qui considèrent que « le défi est générateur de grandes œuvres » ! Quel défi ? Celui d’une mort programmée de l’Europe. Quand l’auteur parle d’Europe, il ne pense pas au cauchemar technocratique et mondialiste de Bruxelles, mais à l’Europe des peuples, l’Europe civilisation, née de la Grèce antique, de Rome et des peuples frères, Celtes, Germains et Slaves, qui fécondèrent le christianisme médiéval, la Renaissance, les Lumières et la laïcité. L’Europe est cette « grande République » déjà décrite par Voltaire en 1751 dans son introduction au Siècle de Louis XIV, trente ans avant que l’Académie de Berlin n’ouvre un concours sur l’universalité de la langue française…
 
Aujourd’hui désunie, minée par des influences délétères, l’Europe s’achemine à grande vitesse vers la dissolution de son ancienne civilisation et la désintégration de ses nations, sous les effets conjugués du vieillissement, de l’immigration et de la sclérose économique. « Bien irresponsables ou naïfs sont ceux qui s’imaginent que nos démocratie européennes pourront s’octroyer toujours plus de facilités de vivre et de laxisme social dans le cadre étriqué de nos États-nations ». 
 
Gérard Dussouy rappelle que les vieilles nations européennes sont menacées dans leur existence par leur crise démographique et les effets d’une immigration de masse, tandis que les États européens sont eux-mêmes déclassés par les nouvelles puissances mondiales. Il serait complètement illusoire de considérer l’impuissante Union de Bruxelles comme un acteur capable de rivaliser avec la Chine, l’Inde, le Japon, la Russie ou les Etats-Unis qui, chacun, sont des États cohérents. Faute de ressources propres, on sait que les faibles États européens sont dès maintenant contraints de céder des pans entiers de leur économie nationale à des sociétés chinoises, indiennes ou qataries. 
 
Contrairement à ce que prétendent les adorateurs de la mondialisation, un État fort, incarnation de la puissance, ainsi que le grand espace étatique demeurent les seuls vrais acteurs internationaux. Quand on a compris cela, on comprend aussi que n’existera jamais un ensemble européen, une puissance européenne capable de garantir la survie de ses peuples et de ses nations culturelles, tant que n’existera pas un authentique État européen identitaire, une robuste République européenne de type fédéral recouvrant et protégeant la substance des anciennes nations, instrument politique au service des peuples et des citoyens européens de souche. Mais d’un tel but, nous sommes loin !
 
Tout se conjugue pour le moment contre l’édification d’un État politique européen. Les mondialistes, inventeurs du système de Bruxelles, se complaisent à penser un monde sans ennemi au sein duquel leurs utopies démocratiques se diffuseraient grâce à un marché planétaire qui ravage pourtant les sociétés européennes. À l’opposé, les souverainistes nationaux s’enferment dans un discours incantatoire qui ignore l’écart séparant la faiblesse des anciennes nations et leurs intentions affichées. Pour être une puissance, il ne suffit pas, sous contrôle américain, d’expédier dans l’ex Françafrique une poignée de parachutistes équipés de matériels épuisés, faire du maintien de l’ordre au profit des multinationales. De leur côté, les mouvements populistes, engendrés par le désarroi des populations face à d’insupportables conditions de vie, s’enferment dans le repli illusoire du pré-carré national et le refus de l’identité européenne.
 
Ce serait donc à désespérer de tout si ne survenait l’imprévu d’un « choc systémique » annoncé par Gérard Dussouy. Un choc causé par une convergence de crises. Comme souvent, à toute chose malheur est bon. L’auteur estime à bon droit que l’inéluctable choc systémique que l’on voit venir aura le pouvoir de renverser les images erronées qui nous submergent, en favorisant l’émergence d’une conscience européenne, « une volonté communautaire de survie et d’existence libre dans une même souveraineté », autrement dit l’émergence d’un européisme.
 
Les temps difficiles qui attendent la pseudo Union européenne et les Européens auront raison des institutions de Bruxelles. Mais ils pourraient aussi obliger les Européens à plus d’unité. Sans un État européen puissant, souligne Gérard Dussouy, sans une vraie politique européenne, le Vieux continent, rongé par sa faiblesse économique et démographique, perclus de fractures et de dissentiments, serait voué à une mortelle marginalisation dans un monde dominé par des puissantes géantes nullement philanthropiques. La seule alternative au choc systémique qui s’annonce sera un européisme capable de transcender les mouvements de rébellion et de dissidence. N’ayant plus que leurs dettes souveraines à opposer aux « fonds souverains » de l’Asie et du Moyen-Orient, nouveaux décideurs de l’économie mondiale, les populations européennes seront placées devant l’obligation de choix décisifs.
 
Gérard Dussouy se dit convaincu que le péril entrainera une révision brutale des « représentations » périmées. Selon lui, nos peuples découvriront qu’il existe « une voie et une seule, celle de l’État européen, souverain et identitaire. À l’épreuve des faits, ils saisiront que l’idéologie universaliste qui sous-tend leurs actuelles représentations du monde, les conduits à leur perte. Par nécessité, ils dépasseront leurs ethnocentrismes respectifs au profit de l’européisme ». Ayant cette perspective à l’esprit, on peut espérer et agir. « À condition de réconcilier les peuples avec le projet européen, d’articuler le local et le communautaire, de se débarrasser des visions passéistes ou nostalgiques aussi bien que de tout esprit de repentance, l’unité de l’Europe est le seul moyen d’échapper à la résignation ». 
 
L’existence d’un État européen supposera bien entendu une armée supranationale disposant d’un budget que seule pourra autoriser l’Europe fédérée. Pour éviter tout malentendu, Gérard Dussouy précise que ce projet militaire devra se faire en partenariat avec la Russie. Seuls des liens très forts avec cette grande puissance continentale offriront en effet à la nouvelle Europe le grand espace et les ressources immenses indispensables à son existence.
 
En formulant cet audacieux projet d’un État fédéral européen partenaire de la Russie, l’auteur ne se dissimule pas les obstacles. Il voit bien que le manque de communication entre les peuples européens, tenus de s’en remettre à leurs partis nationaux et aux fonctionnaires européens pour la conduite de leur destinée, est le principal obstacle à la mise en forme d’une réponse vraiment communautaire aux défis qui les assaillent. Mais, il compte à juste titre sur le stress du « choc systémique » pour favoriser l’émergence de mouvements citoyens européistes aujourd’hui encore inconcevables. Il compte qu’une nouvelle culture politique européenne envahira les partis politiques eux-mêmes, en faisant naître une « avant-garde » européenne capable de constituer un premier « noyau dur » auquel d’autres viendront s’agréger. On peut suivre Gérard Dussouy dans cette prospective audacieuse : « S’il doit exister des États pionniers de la Res publica europensis, explique-t-il, ce ne sera pas parce que cela était écrit, mais parce qu’à un moment donné, ces États seront dirigés par des partisans de l’État européen ». 
 
Autrement dit, si l’on comprend bien Gérard Dussouy, les nouvelles réalités géopolitiques et le choc systémique à venir feront apparaître, face aux Autres, l’affirmation d’un Nous européen en séparant de façon claire ce qui relève de l’intérieur (l’européen) et de l’extérieur (l’international). Une authentique supranationalité s’imposera alors comme une question de vie ou de mort. Avec la création d’un État véritable, elle fera naître un espace économique européen homogène et déconnecté du marché mondial du travail.
 
Ainsi que l’écrit Gérard Dussouy, le malaise social et identitaire qui explique la forte poussée des nationaux-populistes à travers tout le continent souligne paradoxalement la communauté de destin des Européens. Au sein même de ces mouvements, se fera jour la conscience qu’il faut s’unir si l’on ne veut pas disparaître. La promotion de l’identité européenne, fondera une identité recouvrante et non pas absorbante des identités antérieures. C’est alors que pourra être fondée une République fédérale européenne articulée sur l’authenticité des régions et l’effacement volontaire des États nationaux. Cette future république n’a pas de précédents historiques, sinon peut-être celui de la Suisse multilingue. Elle aura pour vocation de préserver l’identité culturelle des nations constitutives. 
 
L’auteur développe longuement sa réflexion sur ces questions, comme on le verra en lisant ses stimulantes analyses et propositions. Suivant son excellente et forte formule, « L’identité s’éprouvera comme conscience et s’affirmera comme volonté ».
 
Dominique Venner