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samedi 8 février 2014

La bleuïte ou l’art de la guerre / La Fabrique de l’Histoire


Transcription, par Taos Aït Si Slimane, de l’émission de France Culture « La Fabrique de l’Histoire », par Emmanuel Laurentin, diffusée le mardi 19 février 2008 : Histoire du renseignement, le colonel Amirouche.

Edito sur le site de France culture : La bleuïte ou l’art de la guerre, un documentaire de Jean-Louis Rioual et Véronik Lamendour. Avec les témoignages de Hamou Amirouche (secrétaire du colonel Amirouche) ; Djoudi Attoumi (secrétaire au PC de la Wilaya III) ; Lakhdar Bouragaa (moudjahid dans la Wilaya IV) ; Jean-Charles Jauffret (professeur à l’IEP d’Aix en-Provence) ; Rémy Madoui (officier de renseignement et de liaison dans la Wilaya IV) ; Abdel Halim Medjaoui (moudjahid dans la Wilaya III) ; Salah Mekacher (secrétaire au PC de la Wilaya III) ; Tarik Mira (fils du Commandant Abderrahmane MIRA) ; Georges Oudinot (officier dans la SAS de Béni Douala, Kabylie) ; Paul et Marie-Catherine Villatoux (historiens au Service Historique de la Défense - SHD Vincennes).

La guerre d’Algérie (1954-1962) a été une guerre dure, totale, où le renseignement militaire a pris une place centrale pour connaître les choix, les positions et les stratégies du camp adverse. Méthode subversive et non-conventionnelle, il a été utilisé comme une arme offensive pour détruire le potentiel ennemi.

La bleuïte est la grande purge qui affecta les maquis de l’Armée de Libération Nationale après la bataille d’Alger, dès la fin de l’année 1957. Elle a été dirigée et orchestrée par les Services secrets français, et plus précisément par le capitaine Paul-Alain Léger. Habitué aux techniques de guerre psychologique, de manipulation, d’infiltration, d’intoxication, de « coups tordus », Léger a ciblé le colonel Amirouche, chef de la Wilaya III en Kabylie, réputé déterminé et cruel. En lui faisant croire que son secteur était noyauté par des agents doubles, des maquisards ralliés à la cause française, il a persuadé le leader algérien d’entreprendre dans son propre camp l’extermination, l’épuration de ceux qu’il pensait être des traîtres. Ce « nettoyage » a duré des mois et a eu des effets dévastateurs sur le moral des moudjahidines. Le doute, la suspicion, la paranoïa se sont diffusés comme un poison dans les rangs de l’ALN FLN avec une efficacité redoutable, et se sont étendus dans les wilayas voisines, le tout sans exposer le moindre soldat français.
Encore aujourd’hui, on ne connaît pas précisément le nombre de victimes de ces purges ni même les conséquences qu’elles ont eu sur le cours de l’histoire de l’Algérie.

« Tout l’art de la guerre est basé sur la duperie » : jamais cet exergue du théoricien Sun Tzu n’aura eu un tel écho, un tel impact et surtout une telle réussite dans l’histoire des conflits armés.
Merci à tous les lecteurs qui voudront bien me signaler les probables imperfections.

 

Emmanuel Laurentin : Deuxième temps d’une histoire du renseignement et des services secrets dans La Fabrique de l’Histoire. Hier, notre grand témoin Constantin Melnik qui fut conseiller de Michel Debré à Matignon pendant la Guerre d’Algérie, qui, à ce titre, eut à coordonner les services secrets français, nous a expliqué combien il était difficile de faire l’histoire de ces services secrets et de renseignement tant les sources sont parcellaires et quelquefois exagérées par les témoins eux-mêmes. Demain, notre émission du mercredi, fondée sur les archives, diffusera des archives orales, enregistrées à la fin des années 1990, par le Service historique de la défense, sur les services secrets pendant la Seconde Guerre mondiale. Jeudi, le débat portera sur la difficulté pour l’historien de travailler sur ce type de sujet. Aujourd’hui, le documentaire d’une heure, celui de Jean-Louis Rioual et de Véronique Lamendour portera sur une opération réussie, pourrait-on dire, pendant la Guerre d’Algérie, la bleuïte. La bleuïte qui était une façon d’intoxiquer, par les services français, les Wilayas, en particulier la Wilaya III en Kabylie, celle du fameux colonel Amirouche, en faisant croire qu’il y avait, dans ces Wilayas, des agents doubles qui travaillaient pour la France et provoquer ainsi l’élimination de ces militants autonomistes et indépendantistes Algériens. C’est l’histoire qui est racontée dans ce documentaire, par les témoins eux-mêmes, La bleuïte ou l’art de la guerre, un documentaire de Jean-Louis Rioual et Véronik Lamendour.
1 ? voix masculine : J’ai été arrêté à l’Akfadou, les mains derrière le dos, je suis ficelé et quelques minutes après, c’est déjà l’interrogatoire, déjà la torture.
2 ? voix masculine : Il aurait pu arriver, cela aurait pu m’arriver d’être soupçonné, peut-être même d’être tué. Mais, pour moi, ce n’est pas mes camarades du maquis qui sont responsables.
Commentateur, voix masculine : la bleuïte ou l’art de la guerre.
3 ? voix masculine : la bleuïte, oh ! c’est l’armée française, pour faire de l’intox, contra la révolution.
4 ? voix masculine : Cette histoire est montée de toutes pièces par les services secrets français pour essayer de semer le doute dans l’armée algérienne qu’il y avait à cette époque-là et qui se battait avec les moyens qu’elle avait. Voilà.
5 ? voix masculine : Nous, de notre côté, nous avons vécu ce complot. On était étonné. On était écœuré. Des gens comme ça qu’on traite de traîtres ? Parfois des gens braves, des gens courageux. Vraiment, on ne comprenait plus rien à ce qui se passait.
Commentateur : La Guerre d’Algérie a été une guerre totale, où l’exploitation du renseignement a été prépondérante pour recueillir des informations sur l’ennemi, mais aussi pour le déstabiliser, souvent à la marge, à la limite des règles conventionnelles admises dans les états-majors militaires. Suivant les logiques de la guerre subversive, de la guerre psychologique où tous les coups sont permis, même les plus tordus, la bleuïte reste cette incroyable machination, pensée et dirigée par les Services secrets français, pour détruire les maquis de l’Armée de libération nationale, en jetant le trouble, le doute, la suspicion dans l’esprit des combattants Algériens. L’ALN a ainsi cru être victime d’un complot par l’infiltration de traîtres, de bleus dans ses propres rangs. Cette manipulation machiavélique, montée de toute pièce par le capitaine Paul-Alain Léger, a eu pour conséquences les purges qui affectèrent d’abord la Wilaya III, la région politico-militaire kabyle du colonel Amirouche. Pour comprendre comment le virus de la bleuïte a pu pénétrer la Révolution algérienne, il faut revenir à la Bataille d’Alger. En janvier 1957, les quatre régiments paras de la 10er division parachutiste, dirigées par le général Massu, investissent la capitale algérienne avec la mission de faire cesser les attentats et de décapiter la tête de la rébellion dans la Casbah. En quelques mois, la recherche du renseignement, lors d’interrogatoires souvent poussés jusqu’à la torture, a eu des résultats effectifs sur les démantèlements des cellules FLN. A la mi-septembre, il ne reste que Yacef Saadi, dernier responsable frontiste à être en activité. Les autres étant tués, arrêtés ou retournés par le capitaine Léger et son équipe du GRE, le groupe de renseignement et d’exploitation.
Paul-Alain Léger, interrogé par Patrice Gélinet, le 13 août 1987. [1]
« Paul-Alain Leger : [...] Il y avait cette petite équipe de responsables FLN, qui étaient des gens connus, puisqu’il y avait un dénommé Alilou, qui était l’ancien homme de confiance de Yacef Saadi. Il y avait Farès, qui faisait partie de ce petit groupe, du staff de Yacef Saadi. [...] J’ai proposé donc d’aller dans la Casbah et c’est là bien sûr que je dis nous nous habillerons comme tous les jeunes de la Casbah, c’est-à-dire avec des bleus de chauffe, ni plus ni moins. Quand j’ai proposé ça au colonel Godard, évidemment il a un petit peu sauté en l’air, il m’a dit : Mais enfin vous êtes fou, est-ce que vous êtes candidat au suicide ? [...] Parce qu’évidemment c’étaient des anciens FLN que j’avais avec moi. Ils vont retourner à leurs anciennes amours, de plus on va livrer aux gens d’en face un certain nombre de mitraillettes. J’ai profité - je dois dire que j’ai été un petit peu indiscipliné - d’une permission, d’un congé du colonel Godard pour mettre en pratique ce que j’avais proposé. Alors, ma foi, nous sommes rentrés dans l’après-midi dans la Casbah, on nous prenait d’ailleurs pour un groupe FLN, puisque les femmes on entendait leurs youyous dans les étages. Et le premier café maure dans lequel nous sommes rentrés naturellement ça été la surprise générale parce qu’on a commencé à fumer, on a demandé les dominos pour jouer et qu’on a offert des cigarettes à la ronde. Alors, le tenancier naturellement qui connaissait Alilou, lui a dit : « Mais tu es fou, tu sais bien quelles sont les consignes du front ? » il lui a répondu : « Les consignes, maintenant c’est lui qui les donne », en me désignant. On a fait tous les cafés maures dans la journée et quand nous sommes repassés après la radio a joué à fond, les gens, les clients qui étaient à l’intérieur étaient tout heureux de pouvoir jouer aux dominos et de pouvoir fumer. Ça a commencé comme ça. C’est-à-dire qu’on a commencé à donner des ordres pour que les consignes du FLN ne soient plus respectées. »
« Ici Alger, RTF, - 23 septembre 1957 - Eh bien, notre gros titre c’est, comme vous pouvez l’imaginer, l’arrestation de Yacef Saadi, devenu depuis quelques mois l’ennemi public n°1 d’Alger, et qui a été accueillie avec une joie et un soulagement difficile à imaginer. Pour comprendre cette atmosphère de victoire, évidemment il faut savoir que depuis plusieurs mois déjà, cet ancien boulanger de 29 ans, devenu le chef de la Zone autonome d’Alger pour la clandestinité, représentait à lui tout seul le terrorisme traqué bien sûr mais encore redoutable. »
Paul Villatoux : En fait ce qui s’est passé, c’est qu’à partir d’octobre 1957, la Zone autonome d’Alger, tout ce qui avait été crée par Saadi et ses comparses, a été à peu près totalement démantelé. Donc on a reconstitué tout l’organigramme etc. Mais l’idée de Léger c’est de faire en sorte que cette Zone soit toujours active. Son idée, presque de génie, du point de vue du renseignement, même si l’on peut contester les méthodes elles-mêmes, ça a été de reconstituer cette Zone autonome d’Alger à son profit et ensuite de mettre en relation un certain nombre de personnes qui l’avaient rallié mais qui étaient sensées être à la tête ou faire partie de cette nouvelle structure, de les mettre en contact avec les hommes d’Amirouche, avec Amirouche lui-même, pour faire que cette fiction d’une Zone toujours active au sein d’Alger soit toujours réelle.
Rémy Madoui, combattant de l’ALN dans la Wilaya IV : Et le groupe qui a commencé ça évidemment, comme vous le savez, c’est Léger, le capitaine Léger avec son patron le colonel Godard. Et ce groupe, plutôt cette organisation s’appelait le Groupe de renseignement et d’exploitation, le GRE, C’était vraiment, initialement, ça a débuté pendant la Bataille d’Alger, de retourner les gens évidemment pour en quelque sorte réencadrer l’organisation d’Alger. D’ailleurs la plupart de ces gens-là étaient encore en contact avec le maquis, puisque le maquis, soit la Wilaya III ou la Wilaya IV qui était autour d’Alger, ne savaient pas que ces gens-là étaient déjà retournés. C’est ce qui a d’ailleurs permis de contrôler la ville d’Alger. Depuis la Bataille d’Alger il n’y a eu absolument aucune action, ou même toutes les actions qui ont eu lieux étaient sous le contrôle du capitaine Léger.
Paul Villatoux : Chaque fois qu’un agent du FLN essayait de s’introduire dans la Casbah, on le repérait, du même coup on avertissait Léger et Léger pouvait le retourner. Donc, ça lui a permis de recruter plus facilement ses agents. Il s’est aperçu que ce qu’il avait créé, la structure qu’il avait créée était parfaitement adaptée à l’action, c’est-à-dire à toutes les actions de manipulation beaucoup plus qu’aux renseignements ou à la protection. Donc, il s’est orienté spécifiquement sur l’action et c’est vrai que c’est à partir de la seconde phase de la bataille d’Alger que ça va prendre une ampleur toute particulière avec ce que l’on a appelé les « bleus-de chauffe ».
Jean-Charles Jauffret : Si vous voulez, je pourrais vous prendre cet exemple que Paul Alain Léger avait développé devant moi et qu’il n’avait jamais évoqué par ailleurs. Il reçoit, un jour, à la fin de la Bataille d’Alger, il ne m’a pas indiqué quand, certainement à la fin d’octobre, quelqu’un qui n’a pas été pris dans Alger même mais dans ce que l’on appelle le grand Alger, certainement à la limite de la Mitidja. Et il se rend compte qu’il a affaire, ce personnage n’a pas été torturé, certainement à un cadre de la Wilaya III. Il ne sait pas qui il est. Il n’a pas encore constitué d’organigramme sûr de cette Wilaya III, mais il pense tenir un gros poisson. Alors, que fait Léger ? Eh bien, c’est l’intelligence à l’état pure. Au lieu de le menacer, il le considère comme son égal. Il établi une sorte de lien de confiance. Mais il se rend compte, car c’est un fin psychologue, et c’est le propre d’un officier de renseignement digne de ce nom, que de ce cadre de l’Armée de libération nationale, même par les méthodes les plus fortes, on n’en obtiendra strictement rien. Alors, on va arriver au stade ultime de ce qu’est une intoxication. Léger le garde 15 jours, fait en sorte qu’il soit particulièrement bien nourri, à la limite presque choyé, il veille à son confort et puis au bout du quinzième jour il lui dit : écoute, je ne peux rien faire pour toi, tu n’as rien voulu me dire, je respecte ton engagement de combattant, je te remets aux mains des autorités. Et il prononce le mot terrible de la prison de Barberousse, vous savez là où avaient eu lieu, vous le savez, les exécutions capitales et d’autres choses dans le sens de mauvais traitements. Et là se produit cette mise en scène où - ce n’est pas très loin entre la basse Casbah et la prison de Barberousse qui était dans la haute Casbah – on lui fait tout un tour dans Alger, un jour, vers les midis, dans une 203 avec un gendarme à l’avant qui somnole, il se rend compte que les menottes lui ont été mises certes mais que la porte arrière droite de cette 203, où il y a également un inspecteur de police qui manifestement se cure les dents, il peut s’échapper. C’est ce qui se passe. Il ouvre la porte, se précipite dans la foule, l’inspecteur sort, essaye de l’arrêter, tire un coup de pistolet en l’air et le bonhomme se fond dans la foule. Alors qu’est-ce qui se passe ? La suite est assez facile à imaginer. Il est réceptionné par son propre réseau tout heureux de le retrouver vivant. Il demande immédiatement à reprendre le combat et il part dans je ne sais plus quelle Zone de la Wilaya III retrouver ses anciens camarades. Là, il tombe sur un des seconds d’Amirouche, l’homme qui avait inventé ce supplice terrible qu’on appelle « l’hélicoptère », je crois de prénom de Hossein, qui a des doutes sur la détention de son camarade. Il pose la question fatidique : Mais tu n’as pas été torturé ? Il constate qu’effectivement il avait pris quelques kilos. La suite est facile à imaginer. Notre cadre a subi des supplices, il est exécuté. Le résultat c’est qu’ensuite ses compagnons veulent se venger. Il y a, à l’intérieur, un règlement de comptes qui vire à une purge pour tous ceux qui ont tourné autour de ce personnage aussi bien à Alger que dans la Wilaya III. C’est le mécanisme des purges telles que les a amorcées Léger, bien qu’il ne soit pas du tout sali les mains.
Commentateur, voix masculine : Il aura fallu le plus grand des hasards pour que la mécanique des purges, dite « la bleuïte » , se mette réellement en place. Durant l’hiver 1957- 1958, alors que l’intoxication de la Wilaya III, par le Groupe du renseignement et d’exploitation fonctionne pleinement, la capitaine Léger se rend à Bordj Menaïel où une jeune militante du FLN vient d’être arrêtée, son nom Tadjer Zohra, dite Rosa.
Nous retrouvons Paul-Alain Léger, interviewé par Patrice Gélinet, le 13 aout 1987.
« Paul-Alain Léger : Je suis allé la voir, et suivant mon habitude, je discute avec elle et je lui ai dit que tout cela ne valait plus le coup, tout était terminé, qu’il fallait donc travailler avec moi. Elle me connaissait d’ailleurs, de nom tout au moins. Alors, elle m’a dit : « oui, effectivement, je pense que vous avez raison, je vais jouer, je vais accepter. » Je vous amène à Aller, « Oui, oui, je suis d’accord. » Évidemment ça m’a paru un peu trop rapide. Alors, j’ai eu mon adjoint Zerrouk, qui l’a un petit peu interviewée, il m’a dit également, il était de mon avis, il m’a dit : « moi, j’ai l’impression que tout ce qu’elle demande c’est de revenir à Alger pour repartir aussi vite que possible. » Alors, nous l’avons ramenée à Alger mais avant de repartir, elle était dans ma voiture, à côté de moi, et nous avons fait tout le marché de Bordj Menaïel. Et là, je savais très bien que la Wilaya, dans les vingt-quatre heures qui suivraient, serait au courant et on saurait que la dénommée Tadjer Zohra était à côté de moi, dans ma voiture. Je l’ai ramenée sur Alger. J’ai discuté un petit peu avec elle et là, pour faire semblant de la convaincre, parce que j’étais absolument persuadé que là par contre il n’y avait rien à faire, je lui ai montré toutes les lettres, que j’avais reçues de la Wilaya, et je lui ai lu des passages imaginaires, mais par contre ce que je lui ai montré ce sont les signatures avec les tampons. [...] À ce moment-là le téléphone a sonné, le téléphone n’était pas sur mon bureau, il se trouvait un petit peu dans un couloir, et par l’interstice de la porte j’ai parfaitement vu la fille qui se levait et qui regardait encore les signatures. Je suis revenu et je lui ai dit : tu vois les signatures ? « oui, oui, d’accord je marche, je travaille avec vous, etc. » Je lui ai dit eh bien, tu vas retourner chez toi, chez ta mère et puis ma foi pour l’instant je ne te demande rien mais de temps en temps tu me téléphones. Elle est partie. Elle m’a téléphoné une fois puis 8 ou 10 jours après n’ayant plus de nouvelles, j’ai envoyé des gens voir chez elle et sa mère nous a dit qu’elle était partie. Moi, je savais bien où elle était partie. On a eu des nouvelles quelques temps après, lorsqu’on a appris qu’elle était remontée au maquis et que là elle était tombée sur le fameux capitaine Mahiouz dit « Hacène la torture » qui évidemment l’avait accusée d’être une espionne. Elle s’est défendue comme un beau diable, une diablesse plus exactement. Elle lui a dit : « écoute, tu m’accuses d’être une espionne, mais alors des espions, autour de toi, il y en a en pagaille, parce que moi je sais. » Elle s’est mise à raconter évidemment tout ce qui s’était passé dans mon bureau. Là, Mahiouz, qui n’était pas très intelligent, a voulu en savoir beaucoup plus, et pour en savoir plus il y avait qu’une seule chose, il fallait la passer à « l’hélicoptère ». « l’hélicoptère » c’est une torture tout à fait particulière, c’est-à-dire que la pauvre fille a été mise complètement nue, les mains et les chevilles entravés dans le dos, suspendue au-dessus d’un brasero, on la faisait tourner au-dessus du brasero, on la descendait petit-à-petit, on la faisait tourner. Naturellement sous la douleur elle a raconté, - j’ai son compte-rendu d’interrogatoire -, toute son histoire. Elle a raconté qu’effectivement elle était envoyée par le capitaine Leger, elle devait aller ensuite en Tunisie où elle devait rencontrer untel, untel, elle a donné les mots de passe tout-à-fait farfelus, des mots de reconnaissance invraisemblables. La malheureuse a été égorgée après, mais avant naturellement elle avait donné les noms non seulement des gens dont elle avait vu les signatures sur les lettres mais elle a même donné des noms de gens de sa famille, des gens qui habitaient en Kabylie. Ces gens-là ont été arrêtés, on les a torturés… [...] Par le FLN. Ils ont parlé bien sûr. Ils ont dit n’importe quoi, ils ont dénoncé des gens qui n’étaient strictement pour rien mais en général des cadres supérieurs. Et là, ça a commencé comme ça. »
Commentateur, voix masculine : « Front armé de libération nationale. Aux armées, le 3 août 1958. Le Colonel Amirouche, chef de la Wilaya III, au colonel chef de la Wilaya VI. Cher frère, j’ai le devoir et l’honneur de vous informer, en priant Dieu que ce message vous parvienne à temps, de la découverte, dans notre Wilaya, d’un vaste complot ourdi, depuis de longs mois, par les services secrets français contre la révolution algérienne avec la complicité d’éléments les plus divers. Ce complot, d’après les renseignements en notre possession, s’étendrait à toutes les Wilayas d’Algérie. Il aurait même des ramifications dans nos bases de Tunisie et du Maroc. Le réseau tissé dans notre Wilaya vient d’être pratiquement mis hors état de nuire après une enquête d’autant plus ardue que ses chefs dans le maquis étaient des hommes en apparence au-dessus de tout soupçon. »
Salah Mekacher, secrétaire d’Amirouche au PC de la Wilaya III : Alors, la Wilaya III, sur la partie du territoire algérien située pratiquement au centre, occupe les montagnes de Kabylie. Elle va, à peu près, de Bordj Menaïel jusqu’à Bordj-Bou-Arreridj, à l’est, et des rivages de la méditerranée jusqu’à Bouira et plus au Sud jusqu’à M’Sila. – En ce qui concerne le colonel Amirouche, à l’époque, 1956 - 1957, il n’était que commandant. En 1956, c’était la grève, c’est Abane Ramdane et Ben M’Hidi, les deux grands leaders du FLN, qui ont appelé à la grève des études, des examens, de la scolarité. On a fait la grève le 16 mai, je crois, ou le 19 mai 1956, et ici j’ai trouvé tous mes copains, mes amis qui étaient engagés, d’autres structurés déjà dans l’organisation du FLN. Je devais m’intégrer. Je suis rentré dans une cellule du FLN. Au début c’était uniquement pour collecter de l’argent, donner des renseignements. Il fallait donner des gages, montrer aux dirigeants qui étaient sur place que vous êtes vraiment acquis à l’idée de l’indépendance mais aussi au sacrifice.
Djoudi Attoumi, secrétaire d’Amirouch : En principe, avant de monter au maquis, il fallait d’abord commettre un attentat, tuer un traitre ou un soldat pour couper les ponts derrière soi, être recherché et ainsi il n’y aurait pas d’équivoque. Celui qui monte au maquis n’a plus à le regretter, il doit assumer ses responsabilités. Mais le fait le plus important c’est quand j’ai présenté mes adieux à la famille. Mon grand-père qui vient derrière moi, dehors, et me dit : « Djoudi, tu veux monter au maquis ? » Je lui dis : oui, je veux monter au maquis. Alors il me dit : « Il ne faut pas te faire prendre. Meurs en homme, il ne faut pas que tu sois la risée du village, de la tribu, de la famille. Il ne faut pas que tu sois trainé comme un animal, au bout d’une corde, dans le village. » Eh oui ! Rejoindre le maquis c’était la mort. Personne ne croyait survivre à la guerre. Bien que les nouvelles étaient filtrées, on n’avait pas beaucoup de nouvelles de nos camarades qui étaient déjà maquisards mais malgré tout on savait que la mort était au bout du chemin. On devait servir en donnant le meilleur de soi, c’est-à-dire sa vie. [Et vous aviez peur, Salah Mekacher, dans ces conditions ?] Oui, au début, puis après c’est fini parce qu’on voit partir ses meilleurs camarades, ses meilleurs compagnons, on n’a plus d’attaches... c’est uniquement, à ce moment-là, donner des coups. Je sais que je vais en recevoir, j’en donne, c’est presque des automates. [Et quel est l’esprit entre les maquisards ?] Ah ! L’esprit, au début c’étaient des frères. Un esprit de sacrifice qui les liait et fait qu’on constituait presque un seul organisme. Il y avait un respect de la hiérarchie. Et oui, l’ALN, on voyait déjà sa silhouette se dessiner parce que l’ALN n’a été constituée qu’en 1956, après le congrès de la Soummam. Mais dès le départ on la voyait se dessiner parce que les premiers éléments qui ont constitué les groupes des Moudjahidines – on les appelait comme ça, les Moudjahidines - étaient préparés à la discipline et au secret et c’est cette habitude-là, cette expérience-là qui s’est reproduite, les premières années de la guerre avec les Moudjahidines.
Lecteur, voix masculine : « Armée de libération nationale, Wilaya III, en ayant l’honneur de vous faire connaître qu’il y a lieu d’abattre immédiatement les captifs et de les enterrer secrètement, au préalable les torturer s’ils peuvent fournir des renseignements. Félicitations et sentiments fraternels. Le colonel Amirouche, le 11 mai 1958. »
Georges Oudinot, officier de la section administrative spécialisée (SAS) de Béni-Douala, en Kabylie : Amirouche avait une réputation de vrai sauvage, de sauvage assez grave et tout le monde, le FLN lui-même en avait un trouille bleue ! parce que c’était un type qui n’allait pas par quatre chemins. Pour lui, le moindre pet de travers n’avait pas de pardon, c’était la gorge tranchée et c’était fini, on n’en parlait plus. C’était un tueur, un révolutionnaire, un sanguinaire, donc une petite tête.
Djoudi Attoumi : C’était un activiste, un nationaliste activiste. Amirouche, une fois est rentré un grand monsieur, il y avait une agitation dans le PC, quelqu’un qui se présente avec un calot, un bel homme svelte, et c’est là que j’ai découvert Amirouche. Amirouche, quelqu’un de sympathique, d’abordable, d’une simplicité exemplaire ce qui fait que j’ai tout de suite eu cet homme en sympathie. Plus tard, j’ai découvert en lui quelqu’un d’exceptionnel. Un chef exceptionnel, un stratège et même un génie. Il n’avait pas un bon niveau d’instruction mais toujours est-il qu’il avait une très bonne formation dans plusieurs domaines : politique, militaire, psychologie… c’était un meneur d’hommes. Donc, si vous voulez, il y avait cette symbiose entre Amirouche et ses hommes et c’est de là qu’est née l’idée qu’Amirouche était vénéré par ses hommes et par la population aussi.
Salah Mekacher : En ce qui concerne le colonel Amirouche, il a donné le meilleur de lui-même en tant que guerrier Il croyait beaucoup à la force, à la violence. C’était un véritable révolutionnaire. Il me donnait l’impression que c’était un Saint-Just. J’ai beaucoup discuté avec lui, je le connais très, très bien. Il y avait un petit courant de sympathie entre lui et moi. J’étais très jeune et j’osais lui poser des questions, ce que d’autres camarades n’osaient pas faire, ils étaient d’ailleurs un peu étonnés. Je lui ai posé une question un jour, je lui ai dit : (je le tutoyais) toi, tu n’es pas instruit, tu n’as pas de niveau, comment se fait-il que tu as pu nous donner toutes ces instructions ? Il nous fait a travaillé toute une nuit. Il m’a dit : « c’est Dieu qui me montre ce que je dois faire chaque jour. » Il se méfiait de ceux qui voulaient occuper des postes, des grades… Il punissait, il châtiait les gens. [Il était très dur ?] Très dur. Je peux dire même cruel. Oui, très cruel. C’est-à-dire qu’il ne pardonnait pas les fautes qui pouvaient porter ombrage à la révolution, à l’ALN, au FLN, à la guerre qui se poursuivait. Oui, il fallait vraiment être sincère avec son engagement, ne pas se permettre des fautes. Il me disait lui-même, à l’Akfadou : « Salah - c’est mon prénom -, nous sommes là pour mourir. Nous devons combattre jusqu’à la mort. » On n’avait pas espoir de survivre jusqu’à l’indépendance. Lui, en tout cas ne l’avait pas.
Hamou Amirouche, secrétaire de la Wilaya III : Mais l’image que je garde de lui, c’est l’image de quelqu’un d’extrêmement aimé, respecté et craint. C’était quelqu’un qui avait le sens de la justice quelquefois poussé à l’extrême. Il a menacé de mort quelqu’un qui nous a servi des poulets rôtis. Amirouche l’a interpellé : « Est-ce que vous avez reçu la circulaire ? [Oui.] Est-ce que c’est jour de viande aujourd’hui ? [Non.] Pourquoi vous l’avez servi ? » Il s’est mis à trembloter et Amirouche l’aurait exécuté s’il refaisait la même chose. Bien sûr, il a ordonné que l’on donne le poulet rôti aux gardes. Ce jour-là, bien sûr, on a regretté qu’on n’ait pas été de garde.
Lecteur, voix masculine : « Aux armées, le 3 août 1958. Le complot est dirigé par les services secrets français : Godard, Léger… qui se sont assurés la complicité de mouchards professionnels infiltrés depuis des années dans les anciennes formations politiques et de personnes apparemment honorables embrigadées sous-couvert de messalisme ou autre déviationnisme. Ses buts sont l’affaiblissement de l’ALN, le noyautage de l’ALN, la destruction de l’ALN. Tous les éléments ci-dessous étaient généralement chargés de mission avant d’entrer au maquis mais à côté d’eux on peut trouver des chefs entrés purs dans la révolution et qui par lassitude, ambition ou autres motifs personnels ont cédé aux sollicitations de ces suppôts de l’ennemi, se sont laissés insensiblement glisser sur cette pente criminelle pour se retrouver de plain-pied dans la trahison pure et simple. Le colonel Amirouche, chef de la Wilaya III »
Reporter : Concernant la bleuïte, vous, vous avez été suspecté à votre tour, Salah Mekacher. Vous avez donc été arrêté.
Salah Mekacher : Oui. J’ai été arrêté à l’Akfadou. Je ne m’y attendais pas, j’étais secrétaire particulier du colonel. Il m’a confié son cachet, il m’a confié son bloc note. Et à l’Akfadou, pendant la bleuïte, c’est son escorte, son aide-du-camp, Tayeb, qui m’a interpellé. J’étais armé, il m’a dit : « Voilà, il y a moustache - parce qu’entre nous c’est ainsi on appelait le colonel moustache. Il avait une très belle moustache – qui t’appelle » J’y vais comme ça, innocemment, et c’est Mahiouz qui me met la main sur l’épaule et me dit : « Mon petit gros, tu ne nous trompera plus jamais maintenant. » J’ai été arrêté les mains derrière le dos, tout de suite ficelé, et quelques minutes après c’est déjà l’interrogatoire, déjà la torture.
Reporter : Qu’est-ce qu’on vous pose comme question ?
Salah Mekacher : On vous dit : « Parle. » Voilà, c’est tout. On ne vous pose pas de question. On vous dit en kabyle, l’interrogatoire se fait en kabyle, Inid !, Inid !, c’est ça. Et le comble, c’est que ce sont mes compagnons du PC qui m’interrogeaient. Évidemment ce n’était pas eux, il y avait des soldats, des djounouds, qui me mettaient dans l’eau. J’avais les mains liées et on me mettait dans une marre d’eau puis on vous tire et on appuyait sur le ventre et quand l’eau sort cela fait mal, très mal. Elle sort des oreilles, de la bouche… Voilà, vous devenez pratiquement inconscient. On m’a mis des épingles dans les ongles, on m’a lardé un peu la poitrine avec un couteau, on m’a mis du sel, du tabac à priser. C’est douloureux mais enfin c’est supportable. Des coups évidemment, beaucoup de coups, des coups à la matraque ça vous fait des ecchymoses, vous êtes tout de suite gonflé, on ne vous reconnaît plus avec des bleus etc. mais le feu, on n’a pas utilisé le feu avec moi alors qu’avec d’autres on a utilisé systématiquement le feu, ah ! oui.
Reporter : Et quel est le comportement de vos camarades, de vos frères d’armes ?
Salah Mekacher : Ils étaient réticents, un peu. Ils n’avaient aucun fil, ils ne savaient d’ailleurs pas interroger. La plupart de leur victimes sont mortes d’ailleurs comme ça. Qu’est-ce que c’est qu’un homme ? L’organisme humain c’est une coquille. Une toute petite pression et hop ! c’est fini. Il vous claque entre les mains. Pour torturer, il faut savoir torturer. Il faut savoir s’arrêter à temps. Et pour ça que les gens meurent, meurent étouffés, meurent asphyxiés.
Djoudi Attoumi : Alors, nous, de notre côté, nous avons vécu ce complot. Nous voyions des convois de cinq, six, dix combattants enchaînés, on connaissait beaucoup parmi eux. On était étonné, on était écœuré. Des gens comme ça qu’on traite de traîtres ? Des gens braves, des gens courageux, vraiment on ne comprenait plus rien à ce qui se passait. Chacun de nous attendait son tour mais de façon stoïque. On n’a pas perdu la tête sachant qu’il y avait un élément aggravant dans la situation, la hargne du commandant Mahiouz, Ahcène Mahiouz. Mahiouz qu’on surnommait Eichmann à l’époque. Lui, avec des yeux grands ouverts il entrait dans un refuge, il regardait les djounouds dans les yeux pour déceler un quelconque signe de trahison. Et à l’époque son doigt nous désigne mais il y avait quand même le contrepoids d’Amirouche parce que Mahiouz ne reconnaissait que l’autorité d’Amirouche. Il ne reconnaissait personne d’autre. Mais il y avait quand même Amirouche, Amirouche qui a libéré plusieurs bleus. C’est vrai qu’à la fin il a constitué un tribunal, il y a plusieurs gens qui ont été jugés etc. mais il s’est rendu compte que quelque part il y avait une erreur et il a fait une lettre au GPRA à Tunis, pour leur dire d’envoyer une commission d’enquête neutre en dehors de la Wilaya III pour enquêter sur le complot des bleus. Donc, là, il sentait qu’il était dans l’erreur.
Salah Mekacher : En ce qui concerne le colonel Amirouche, quand j’ai vu comme ça des prisonniers je lui ai dit : Mais tu ne t’es pas trompé ? Il m’a dit : « Si, on va se tromper mais tu vois dans quelles conditions on travaille. Regarde. On va avoir 10% d’erreurs mais ceux qu’on va tuer nous ce sont des chouhadas, ce sont des martyrs comme ceux qui sont morts ou qui vont mourir sous les balles de l’ennemi. Ceux-là vont mourir de nos mains mais ils sont sincères, ils sont innocents, ce sont des chouhadas. Il n’y a pas meilleur statu. »
Reporter, voix masculine : Le martyr ?
Salah Mekacher : Le martyr, c’est ça. 90% pensaient qu’il était dans le vrai. Il m’a dit : « Il faut arrêter la gangrène. Et pour arrêter la gangrène il faut toucher la chair saine. » Et ça, c’est lui qui me l’a dit directement. J’étais à côté de lui pendant ce court séjour dans l’Akfadou.
Djoudi Attoumi : D’abord Amirouche avait réuni, si vous vous souvenez, le 20 août 1958, les officiers de la Wilaya III dans la forêt de l’Akfadou. J’étais présent, il leur a dit : « Messiers, il y a un complot qui est monté contre la Wilaya III. La révolution est en danger, prenez vos responsabilités, je ne veux pas que demain je sois traité de criminel devant l’histoire » Textuellement et puis tout de suite après il y a des mesures : création de comité de lutte contre la torture, en l’occurrence Ahcène Mahiouz, Si Hmimi, Rachid Adjaout. Trois chargés d’enquêter, d’interroger, interroger entre guillemets, plus qu’interroger torturer.
Reporter, voix masculine : C’était ça interroger ?
Djoudi Attoumi : Oui. Oui.
Hamou Amirouche : Il y a une formule - je suppose que c’est dans cette réunion-là qu’il l’a prononcée - que je trouve admirable personnellement, il a dit : « On dit que l’ALN commet des injustices. Non, l’ALN ne commet pas d’injustice, elle commet des erreurs. » Donc, en chef, en vrai chef il a reconnu ses erreurs.
Djoudi Attoumi : Absolument. Vous savez qu’il y avait un universitaire qui était conseiller d’Amirouche, Aissani Mohamed-Saïd, il était l’élève du professeur Mandouze. J’étais présent. Vous savez ce qu’il a dit à Amirouche ? Il a dit : « Mon colonel, devant ce complot, comme a dit Staline « s’il y a un traitre parmi 100 communistes, il faut tuer les 100 communistes afin que le traitre disparaisse. »
Lecteur, voix masculine : « Front armé de libération nationale, Wilaya II, Nord-constantinois. Le colonel de la Wilaya II au colonel de la Wilaya III. Cher Frère, Nous avons étudié avec soin la lettre en date du 3 août courant et où vous nous apprenez la découverte d’un vaste complot ourdi contre la Wilaya III. Nous tenons à vous féliciter pour la mise hors état de nuire de ce complot. Après étude de votre message et à la lumière de ce texte, nous voulons avoir de plus amples informations sur cette importante affaire. C’est pour cela que nous vous proposons qu’une réunion urgente ait lieu entre nos deux Wilayas en vue d’étudier la situation dans tous les domaines. Vu la gravité de la situation dans votre Wilaya, nous vous demandons de prendre certes des précautions nécessaires pour sauvegarder la bonne marche de l’organisation et ne pas créer des difficultés qui peuvent porter atteinte à cette bonne marche. Nous espérons que ces conseils seront entendus et que la sagesse et le bon sens l’emporteront. Dans l’attente d’une réponse urgente et favorable, nous vous adressons nos salutations patriotiques et fraternelles à tous les combattons de votre Wilaya. Aux armées, le 23 août 1958, Le commandant en chef de la Wilaya II, Ali Kafi. »
Tarik Mira, fils du commandant Abderrahmane Mira : Mon père arrive au moment où les Wilayas de l’intérieur commençaient à s’affaiblir, j’ai un témoignage oral que je tiens de Mohammedi Saïd, deuxième chef de la Wilaya III, chef d’État major de l’Est de l’ALN, qui connaît très bien la Wilaya III puisqu’il a exercé son commandement ici. Il disait : « lorsque ton père a décidé de repartir en Kabylie, je lui ai confié cette mission, il faut absolument arrêter « la bleuïte » quand bien même il faut entrer en conflit avec Amirouche. »
Reporter, voix masculine : Comment a réagit votre père lorsqu’il a appris que des purges avaient cours dans cette Wilaya, la Wilaya III ?
Tarik Mira : Il a demandé tout de suite à ce que l’on cesse cette machine infernale. Il a sanctionné deux personnes. D’abord le commandant Mahiouz, à l’époque il était capitaine. Parce que « la bleuïte » est passé d’abord par Mahyouz avant arriver jusqu’à Amirouche. Mahyouz on l’appelait Ahcène la torture parce qu’il a participé, je crois, à la mise en scène des tortures, à la mise en place des tortures etc. Il a sanctionné aussi Tahar Amirouchene, qui était à l’époque secrétaire du conseil de la Wilaya III, le plus proche collaborateur d’Amirouche. Je pense que ce sont les deux sanctions les plus importantes. Mais Ahcène Mahiouz, je ne pense pas qu’il ait considéré que ces gens là il fallait les exécuter parce que c’étaient des rivaux, mais parce que simplement il a été pris dans cette immense opération d’intoxication des services secrets de l’armée française avec le capitaine Léger. Pour le capitaine Léger c’était la mise en fonction de tout cela, c’est lui qui l’a propagé. Le capitaine Léger était très connu pour ses coups hors normes dans l’intoxication. Il avait même monté un contre-maquis en Kabylie, avec des gens qui parlaient kabyle. On les prenait pour des maquisards. C’était un spécialiste de l’antiguérilla. Je ne sais pas quels sont ses autres exploits mais en tout cas « la bleuïte » , pendant la Guerre d’Algérie, a été le plus grand exploit d’intoxication de l’armée française à l’encontre des maquis du FLN.
Paul Villatoux : Léger, c’est quand même, je ne sais pas si vous l’avez déjà vu en vidéo ou autre, un type très étrange. On n’en rencontre pas des dizaines comme ça. Il avait un ton de voix qui était très particulier. Il était sec,on sentait l’homme du renseignement, c’est-à-dire quelqu’un qui ne se livre pas comme ça facilement, en même temps qui a un esprit presque compliqué. Dans la mise en œuvre de ce qu’ils font, c’est d’une simplicité extraordinaire mais en même temps il y a un côté très complexe en eux.
Marie-Catherine Villatoux : Ce sont des gens qui sont aussi d’une froideur et qui ont un esprit, je dirais, de mathématiciens et de joueurs d’échecs. C’est-à-dire qu’ils avancent des pions, souvent, ce que je vais dire peut paraître terrible, ils sacrifient des pions pour protéger le roi. Il faut sauver le roi. Donc, pour eux, c’est une magistrale partie d’échecs. Souvent, on a l’impression qu’on a à faire à des gens qui sont des maîtres, au sens d’un maître de jeu d’échecs. Pour eux c’est un jeu. Et c’est vrai que c’est aussi ce côté un peu souvent là du renseignement, mais du renseignement au sens manipulation, j’allais dire presque insidieux, plus tordu, c’est le terme, parce que l’objectif de Léger c’est d’amener les Wilayas et les katibas à s’entretuer entre-elles. C’était ça son objectif. C’était en fait faire faire le travail par les Algériens eux-mêmes entre eux.
Reporter, voix masculine : En février 1959, les opérations militaires prennent une tournure réellement offensive. Le plan Challe a pour objectif de reprendre le terrain au FLN dans l’ensemble des Wilayas en ratissant l’Algérie d’Ouest en Est. La réussite du Groupe de renseignement et d’exploitation pour désorganiser la Wilaya III, dans le cadre de « la bleuïte » , amène le colonel Henri Jacquin à contacter le capitaine Léger. Jacquin, spécialiste du renseignement, initié aux parties clandestines et chef du BEL, le bureau des études et des liaisons.
Paul Villatoux : Il lui a dit en gros, « ce que vous avez réussi dans la Wilaya III est extraordinaire, maintenant je voudrais que l’on étende ça à toutes les Wilayas voisines et puis au-delà à toutes l’Algérie et puis répandre, au sein du FLN, un climat de suspicion qui soit tellement intolérable qu’ils ne puissent plus tenir et continuer à combattre.
Reporter, voix masculine : 24 juillet 1959.
Archive radiophonique, voix masculine : Voici « Paris vous parle », présenté par Joseph Pasteur : C’est l’Algérie qui fournit ce soir le titre de ce journal. Depuis quarante-huit heures en effet, vous le savez, une offensive de vaste envergure est engagée contre les rebelles du bastion de Kabylie, d’Alger même nous recevons les dernières informations sur cette opération. « Les troupes de réserve générale qui depuis le 8 juillet ont collaboré à l’opération Étincelle, qui vient de se dérouler avec le succès que l’on sait dans le Hodna, sans prendre un repos bien mérité ont été engagées dans la grande bataille de Kabylie. Il y a deux jours, c’est-à-dire mercredi, un régiment de parachutistes a été largué sur le massif de l’Akfadou. Sautant à 16000 mètres d’altitude, les hommes aux treillis camouflés traquent les rebelles de la Wilaya III dont les effectifs s’élèvent à quelques 5000 combattants en armes. L’Akfadou, cela a été pendant longtemps, le repère inviolé de feu Amirouche. L’Akfadou cela a été il y a peu de temps le théâtre de purges horribles et de nombreux charniers y ont été découverts. L’Akfadou, le donjon kabyle, va être passé au peigne fin, rocher par rocher et bosquet après bosquet. Ici, Alger. A vous Paris.
Paul Villatoux ( ?) : Léger a été absolument un génie. Un génie du mal si on veut mais enfin un génie. C’était quelque chose d’incroyable. Alors, donc, ça crée un syndrome mais alors aigüe de la paranoïa politico-militaire qui a absolument non seulement gagnée mais qui s’étend en cercles, je dirais même, concentriques à toutes les Wilayas. Évidemment ça a fait démarrer un nettoyage pratiquement style Khmers-rouges.
Reporter, voix masculine : Comment expliquez-vous, Rémy Madoui, que vous avez été arrêté en mars 1960, après que les purges aient cessé en Wilaya III et qu’on ait attesté qu’il s’agissait d’une vaste entreprise d’intoxication de la part des services secrets français ?
Rémy Madoui : Ça s’est arrêté en Wilaya III parce qu’Amirouche avait été tué et Mohand El Hadj a pris la relève et a compris que c’était une manipulation. Malheureusement en Wilaya IV, ça a continué parce qu’il y avait un Amirouche qui était présent et qui a non seulement continué à le faire, croyant, je suppose, qu’il protégeait la révolution, puisque c’est la raison que ces gens-là donnent, et en même temps il était aussi sanguinaire et aussi fanatique qu’Amirouche l’était. C’est la raison pour laquelle ça a continué. Alors, non seulement pour éliminer soi-disant les traîtres mais aussi des petits comptes à régler et qui avaient été réglés pendant cette période.
Reporter, voix masculine : Quand on évoque « la bleuïte » , donc les purges, Salah Mekacher, on parle évidemment des intellectuels, qui ont été éliminés, quel est votre sentiment par rapport à cela ?
Salah Mekacher : Alors là, c’est très, très important. Quand ils ont rejoint, les étudiants, à ce moment-là, dans la Wilaya III c’était le colonel Si Amirouche. Il les a reçus les bras ouverts et il les a installés dans les postes de commandements, des postes décisionnaires, des postes de responsabilités qui a fait que la Wilaya a eu un nouveau visage. Mais pour le faire il a fallu écarter les précédents, les premiers. Et ça, quand ils ont été écartés des responsabilités ils ne l’ont pas accepté sans rechigner mais ils ont obéi parce que c’est la loi de l’armée. Par la suite, lorsque l« la bleuïte » s’est déclarée, ils ont pris leur revanche. Ils ont dit : « On vous l’a dit. Et vous nous avez échangés avec des gens comme ça. On vous a dit qu’il fallait se méfier d’eux ». Ils ont pris leur revanche et ça a été les plus cruels.
Djoudi Attoumi : C’est un concours de circonstances qui a fait que ces gens-là se sont retrouvés face à « la bleuïte » . Pourquoi ? Parce qu’à l’époque tous ceux qui venaient d’Alger étaient suspectés à passer automatiquement par la torture. Tous ceux qui venaient d’Alger étaient arrêtés et interrogés. Mais je peux vous dire que parmi tous les bleues libérés aucun ne s’est rallié à l’ennemi. Aucun ne s’est vengé. C’est très important. Pourquoi ? Parce qu’ils ont la foi en la révolution. Ils savent qu’il y a une justice. Ils savent qu’ils ont été lavés de tout soupçon. Donc, il n’y a pas un seul qui s’est rallié. Et combien ont été libérés ? Il y a plus de 200, 300 qui ont été libérés. Donc, si vous voulez, c’est un complot qui a été bien préparé mais qu’est-ce que vous voulez Amirouche s’est fait avoir d’une façon très simple. Il l’a reconnu.
Hamou Amirouche : On aborde systématiquement le complot de l« la bleuïte » du point de vue de la responsabilité d’Amirouche, systématiquement, or il faudrait l’envisager, l’aborder aussi du point de vue de l’armée française. Qu’elle est la responsabilité de l’armée française dans l’exécution de centaines d’étudiants maquisards, d’authentiques patriotes ? Personnellement, j’estime que ce soit par le biais d’un complot, comme le complot de « la bleuïte » , ou par le biais de B26 et de Napalm, c’est le même résultat. Donc, à mon avis, il faut aussi ne pas disculper, ne pas écarter l’énorme responsabilité que porte l’armée française, les services spéciaux français dans le complot de « la bleuïte » .
Reporter, voix masculine : A ce jour, on ne connaît pas le nombre de victimes de « la bleuïte » . Sont-ils 300 ? 500 ? 1000 ? 2000 ? 6000 ? Aux termes de la Guerre, lorsque la machination sera révélée, tous les bleus, les moudjahidines considérés comme traîtres seront intégrés dans la nation algérienne au titre de martyres.

Merci à Hamou Amirouche, Djoudi Attoumi, Lakhdar Bouragaa, Jean-Charles Jauffret, Rémy Madoui, Abdel-Halim Medjaoui, Salah Mekacher, Tarik Mira, Georges Oudinot et Paul et Marie-Catherine Villatoux, historiens au Service historique de la défense.
Merci également à Janine Léger, Hocine Bouzaïr et au colonel Hacène de la Wilaya IV.
Archive INA, Olivier Tosseri.
Les chants du maquis proviennent du Musée national du Moudjahid à Alger et de la Fondation mémoire de la Wilaya IV historique.
Textes lus par : Kader Kadda et Madjid Bouali.
Mixage : Johan-Richard Dufour ( ?)
« La « bleuïte » ou l’art de la guerre », un documentaire de Jean-Louis Rioual, réalisé par Véronik Lamendour.

Des livres signalés sur le site de France Culture
- Paul-Alain Léger, Aux carrefours de la guerre, Ed. Albin Michel, 1989.
Présentation de l’éditeur : Le 11 novembre 1940, Paul-Alain Léger manifeste à l’Arc de triomphe aux côtés de ses camarades lycéens contre l’occupant allemand ; en mai 1961, devenu capitaine après avoir traversé tous les « grands carrefours de la guerre », il se retrouve incarcéré au fort de Nogent à la suite du « putsch des généraux » à Alger. Ce raccourci résume le caractère exceptionnel de la vie de combattant de l’auteur de ces souvenirs.
Fuyant à 19 ans la zone occupée, Paul-Alain Léger gagne l’Algérie. Après le débarquement anglo-américain de novembre 1942, il est envoyé à l’école d’élèves-officiers de Cherchell. Il rejoint les FFl en Grande-Bretagne. Parachuté en France en juillet 1944, avec une quinzaine d’hommes, il est au centre de l’opération du Bois d’Anjou, épisode mémorable dans l’histoire des missions des SAS. En avril 1945, c’est l’opération « Amherst » derrière les lignes allemandes, aux Pays-Bas. Paul-Alain Léger effectue ensuite deux séjours en Indochine ; il participe, entre autres, en janvier 1947, à la fameuse mission parachutiste sur Nam-Dinh.
Opérant pour le SDECE, le capitaine Léger prend part à l’expédition de Suez en 1956. Il demande son affectation en Algérie où il forme le Groupe de Renseignement et d’Exploitation qui obtient des résultats remarquables par l’infiltration et l’intoxication du FLN à Alger et dans la Wilaya III. Léger laisse son nom à la Bleuïte, l’un des épisodes les plus extraordinaires de la guerre d’Algérie.
1958, 1960, 1961... Le 13 mai, les Barricades, le putsch des généraux. Trois dates d’espérances mais d’espoirs ensevelis. Là s’achèvent les souvenirs passionnants, évoqués avec talent, humour et émotion, d’un combattant dont la vocation s’était éveillée à 18 ans par le refus de la défaite.
- Rémy Madoui, J’ai été fellagha, officier français et déserteur : du FLN à l’OAS, Ed. Seuil, 2 avril 2004.
Présentation de l’éditeur : La vie de Rémy Madoui, pris dans le chaudron de la guerre d’Algérie, tient du roman d’aventures. À 16 ans, en 1955, le jeune Algérien quitte sa famille pour monter au maquis FLN. Pendant cinq ans, il est un fellagha, dans des unités de combat, avant de devenir officier des services de renseignements de la Wilaya IV, celle de l’Algérois.
En 1960, au cours d’une purge interne au FLN qui fait des milliers de victimes, il est arrêté et torturé par les siens. Il réussit à s’évader et à rejoindre un poste militaire français. Il choisit alors de continuer la lutte armée contre le FLN qui, à ses yeux, ne défend plus le peuple algérien. Sous-lieutenant dans un commando, il combat dans la région où il était maquisard, contre ses anciens amis. En 1962, en désespoir de cause, il déserte et rejoint le maquis OAS de l’Ouarsenis. Fait prisonnier, jugé, il purge une peine de deux ans de prison.
À travers cet itinéraire incroyable, Rémy Madoui offre un témoignage irremplaçable et inédit sur la vie des maquisards pourchassés par l’armée française. Il raconte de l’intérieur l’« affaire Si Salah » à laquelle il a été mêlé, montrant la lutte interne au FLN entre modérés et extrémistes, intérieur et extérieur, politiques et militaristes. Ce récit de la prise de pouvoir par l’aile radicale du FLN permet un éclairage indispensable sur l’évolution de l’Algérie après l’indépendance
[1On peut lire la totalité de cette émission, ainsi que l’ensemble des épisodes de cette série sur ce site, voir par exemple « La guerre d’Algérie, vingt cinq ans après : la Bataille d’Alger 1957 » d’où ont été extraits les propos de Paul-Alain Leger