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NDLA : cet article constitue la version définitive, amendée et légèrement remaniée, de celui paru dans Défense & Sécurité Internationale
n°93 (juin 2013). En six mois, le contenu et le vote de la Loi de
Programmation militaire, la séquence diplomatique syrienne, dont la
France n'est pas sortie grandie, la séquence diplomatique iranienne, où
Paris est apparu incapable d'une vision de long terme, et l'apparente
absence de vision de long terme pour l'Afrique, tendent à renforcer les
analyses ci-après. Le vide stratégique français, s'il ne date en aucun
cas de la publication du dernier Livre blanc sur la Défense et la
Sécurité nationale, ne s'approfondit cependant pas moins. Quoi
qu'affirment les déclarations officielles, la France n'est plus une
grande puissance car elle s'avère incapable de se penser et de penser et
d'agir sur le monde qui l'entoure comme telle.
Toute reproduction ou citation sont interdites sans mon autorisation expresse.
Bien que son objectif soit la détermination d’une « stratégie de défense et de sécurité nationale », le Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale (LBDSN), version 2013, reste loin en-deçà de cet objectif. Révélateur d’une identité stratégique en crise, il illustre la déshérence de la pensée stratégique française contemporaine, et les incohérences de la politique extérieure de la France, tout en soulignant le poids, dans la détermination des options diplomatiques et militaires, des corporatismes.
Il est illusoire de chercher, dans ce Livre blanc, une stratégie nationale. Celle-ci est en effet absente de ce document qui, au fil de ses sept chapitres et 160 pages, est davantage un reflet de l’approfondissement de la « crise des fondements »(1) qui touche depuis plus de vingt ans la stratégie et, plus largement, la politique extérieure de la France. C’est donc à ce titre de révélateur que nous l’étudierons ici : la courte portée de ses orientations capacitaires – pas plus de cinq ans très probablement(2) – et son positionnement en amont des documents opérationnels réduisent de facto l’intérêt de son analyse d’un point de vue strictement militaire.
L’identité stratégique de la France : la fin de la singularité
Depuis le retrait de Paris du commandement intégré de l’OTAN, en 1966, la stratégie française s’était caractérisée par sa volonté de se singulariser de celle de ses principaux alliés. Sans jamais cesser d’appartenir au bloc occidental – ni d’ailleurs à l’Alliance atlantique elle-même –, la France a ainsi promu, de manière plus ou moins affirmée jusqu’à la fin de la Guerre froide, l’idée que sa souveraineté et la maîtrise de son destin dépendaient de sa capacité à élaborer une stratégie indépendante et à se donner les moyens de sa mise en œuvre. Or, en dépit des multiples références à l’autonomie de décision et d’action nationales, le LBDSN 2013 confirme l’inflexion marquée dès la fin de la Guerre froide vers une « dé-singularisation » de la stratégie française vis-à-vis de celle des autres pays européens et des États-Unis.
Certes de manière moins explicite que la précédente, l’édition 2013 du LBDSN n’envisage plus la France comme une nation dotée d’une stratégie spécifique ; elle en fait plus que jamais un membre parmi d’autres d’une communauté « de valeurs et d’intérêts » (p. 16) déterminant des « interdépendances librement consenties » (p. 21) dont les contours sont ceux à la fois de l’Union européenne et de l’OTAN. De manière notable, l’ambition première de la France au sein de ce concert de dépendances mutuelles n’est plus d’y faire valoir ses intérêts propres : si multiplicateur de puissance il y a, celui-ci est mis « au service de la paix et de la stabilité du monde » (p. 15).
Telle qu’elle est définie dans le LBDSN, l’identité stratégique nationale de la France n’a ainsi de spécificités que celles liées à la géographie, l’outre-mer en particulier. La mention régulière des intérêts à défendre est quant à elle soluble dans « la paix et la stabilité du monde », deux concepts auxquels le livre blanc accorde une valeur intrinsèque, indépendamment de la situation stratégique réelle. Inscrite « dans la perspective plus large de la contribution de notre pays à un ordre international fondé sur la paix, la justice et le droit » (p. 12) par le LBDSN, la finalité ultime de la stratégie de la France relève ainsi davantage de la déclaration d’intentions morales que de la volonté politique.
L’illusion d’un vaste espace a-conflictuel
Le refus du réalisme politique constitue la première caractéristique de l’identité stratégique décrite par le LBDSN. Ce réalisme est d’ailleurs, dans une phrase à la formulation pour le moins surprenante, récusé à demi-mot : « certaines puissances occidentales sont en effet gagnées par la lassitude ou le réalisme politique » (p. 31 ; italiques ajoutés par l'auteur).
Ce refus s’illustre par une négation systématique de la possibilité de conflits d’intérêts au sein de la communauté d’interdépendances à laquelle la France se rattache, le mot « conflit » étant entendu dans son sens le plus restrictif de « conflit armé », là où une acception plus large de ce terme aurait pu ouvrir sur une tout autre perception du monde. L’Union européenne est ainsi d’emblée réputée rendre « impensable la perspective d’un conflit en son sein » (p. 13), tandis que l’affirmation « entre les États-Unis, le Canada et l’Europe d’une profonde communauté de valeurs et d’intérêts » (p. 16) étend cet espace de négation de conflit à l’ensemble euro-atlantique.
Ce consensus tout diplomatique exclut d’emblée la possibilité d’une stratégie intégrale comme horizon du Livre blanc : la négation du conflit suggère celle de toute possibilité d’interactions dialectique ou de relations de concurrence/compétition entre États alliés, relations qui peuvent pourtant occasionnellement déboucher sur des conflits, ceux-ci n'étant pas nécessairement armés.
Ce postulat témoigne, parmi d’autres, du manque de recul historique du LBDSN ; les exemples de « conflits amicaux », même si l’on veut en exclure l’actualité, sont pourtant nombreux. Ainsi, les accords de Bretton Woods, signés en octobre 1944 – mentionnés par le Livre blanc dans l’énumération des institutions multilatérales auxquelles la France participe (p. 15) – ont été pensés avant tout par les États-Unis comme une instrumentalisation de l’économie et du droit international pour éliminer définitivement le rival politique et économique qu’était alors le Royaume-Uni, en prévision de l’après-guerre(3).
Cette absence de profondeur historique caractérise également l’identité stratégique française définie par le LBDSN. En cohérence avec ce qui précède, le Livre blanc positionne assez logiquement la France comme une puissance du statu quo. Son identité stratégique est ainsi résolument conservatrice, sécurité et stabilité étant les maîtres mots du LBDSN. Les « priorités stratégiques » définies au chapitre 4 ressortent ainsi uniquement de buts négatifs : après la protection du territoire national, des citoyens (« ressortissants ») et de l’État (« fonctions essentielles de la Nation »), il s’agit de « garantir … la sécurité » ou de « stabiliser » les trois zones prioritaires définies (espace euro-atlantique, puis « voisinage de l’Europe » et « Proche-Orient et golfe Arabo-Persique »), la dernière priorité (« contribuer à la paix dans le monde ») résumant la posture stratégique française dans le reste du monde).
Pour l’essentiel, il s’agit pour Paris de garantir le maintien de l’ordre international construit initialement en 1945, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis redéfini en 1991 avec la chute de l’URSS, hors de tout affrontement de puissances. L’identité stratégique française est sous cet angle avant tout déterminée par la défense du « nouvel ordre mondial » tel que pouvait le définir le président américain George H. W. Bush à l’issue de la Guerre du Golfe de 1990-19914. En dépit des références, pourtant nombreuses, aux évolutions profondes du monde et de ses équilibres depuis plus de deux décennies, le Livre blanc semble n’envisager en réponse que de « s’adapter avec agilité » sic (p. 9).
Ce conservatisme stratégique fonde une conception strictement sécuritaire de l’emploi par la France des outils de sa puissance.
La « sécurité nationale », horizon imprécis
Puissance du statu quo, n’inscrivant pas sa stratégie dans la perspective de conflits de puissance – le LBDSN ne conçoit ceux-ci que comme un cas limite et strictement sous forme d’affrontements militaires pris à l’initiative d’un tiers –, la France n’envisage son action internationale que sous la forme d’une défense d’arrière-garde de « ses valeurs et ses intérêts », tout en contribuant à la stabilité et à la paix mondiales. L’approche de la politique extérieure telle qu’elle transparaît dans la définition donnée par le LBDSN de la « stratégie de défense et de sécurité nationale » la rend de fait mue uniquement par des buts négatifs(5) de préservation et sécurisation.
Le Livre blanc commence ainsi par définir la sécurité nationale, concept introduit dans l’édition de 2008, comme « visant un objectif plus large que la simple protection du territoire et de la population contre des agressions extérieures imputables à des acteurs étatiques » (p. 10). Cette première affirmation, qui s’attache à distinguer « défense nationale » et « sécurité nationale », témoigne surtout d’une conception restreinte de la première notion : en effet, l’idée de défense ne saurait se comprendre uniquement face à « des acteurs étatiques ».
La définition se poursuit par l’inclusion au périmètre de la sécurité nationale de « la nécessité, pour la France, de gérer les risques et les menaces, directs ou indirects, susceptibles d’affecter la vie de la Nation » (pp. 10-11). Le niveau d’ambition fixé n’est ainsi en aucun cas celui d’une stratégie nationale intégrale(6). Bien qu’effectivement plus large que celui d’une stratégie militaire, le périmètre de la sécurité nationale est moins précis. Il introduit simultanément des notions de « menaces » et de « risques » qui débordent également du périmètre de la politique extérieure – et de la politique tout court – pour y inclure un ensemble de cas où n’existent pas d’acteurs tiers, tels que les catastrophes naturelles ou les accidents industriels. Ni stratégie militaire, ni politique extérieure intégrée, la « stratégie de défense et de sécurité nationale » s’inscrit surtout sous l’égide du métaconcept de crise, qui recouvre une large variété de situations sans rapport entre elles. Or dans l’usage sémantique du couple « menaces/risques », visant à définir un « éventail des possibles » (p. 47) auxquels il s’agit de répondre par les moyens disponibles, la définition de chacun des deux concepts pose problème.
Les menaces sont définies par le LBDSN comme « les situations où la France doit être en mesure de faire face à la possibilité d’une intention hostile sic » (p. 11). Or cette formulation fait de la menace une situation et non un ennemi (ou à tout le moins un adversaire). Cohérente avec le refus de l’idée de conflictualité évoqué plus tôt, cette définition ramène finalement la menace à un risque provoqué, les « risques » étant quant à eux définis comme « tous les périls susceptibles, en l’absence d’intention hostile, d’affecter la sécurité de la France : ils comprennent donc aussi bien des événements politiques que des risques naturels, industriels, sanitaires ou technologiques » (p. 11). Ce très vaste spectre place finalement sur le même plan des événements aussi variés dans leur nature, leur forme et leur ampleur que les « printemps arabes » de 2011, la guerre au Mali depuis le début de cette année, une éventuelle crue exceptionnelle de la Seine ou un accident similaire à celui de la centrale nucléaire japonaise de Fukushima en 2011, mais également une myriade d’événements de moindre ampleur ou de phénomènes plus diffus comme « le crime organisé » ou « la prolifération des armes de destruction massive » (p. 10). Ce flou est certes clarifié par la définition de priorités stratégiques, mais il n’en fait pas moins de la « stratégie de défense et de sécurité nationale » un agrégat de politiques publiques de nature différentes : militaire, certes, mais aussi policière et judiciaire, sanitaire, économique et industrielle, éducative et scientifique, etc. sans autre dénominateur que celui, très imprécis, de « sécurité », qui pose un double problème.
Le premier avait déjà fait débat lors de l’introduction du concept de sécurité nationale dans le Livre blanc en 2008 : la sécurité n’est pas une donnée quantifiable, mais relève essentiellement du domaine des perceptions. Si la non-réalisation d’un risque – par exemple une attaque terroriste – est certes un objectif tangible pour une politique de sécurité, il n’en va pas de même pour des risques impossibles à empêcher (par définition un accident par exemple) ou des menaces qui, là encore par définition, existent ou peuvent être perçues comme existant, qu’elles se concrétisent par des actions hostiles ou non. Le LBDSN n’est à ce titre pas clair. Si la nécessité de « bâtir la résilience de la Nation » (p. 12) est un objectif tangible – encore que le concept de résilience ne soit pas défini en dépit d’ouvrages et d’articles multiples sur le sujet depuis 2008 et son introduction dans le LBDSN(7) –, une définition des risques et menaces selon leur nature (potentiellement évitable ; potentiellement inévitable ; à gérer et/ou minimiser, par exemple) aurait permis de fixer davantage qu’un horizon de moyens sécuritaires, et aussi de définir plus clairement ce qui relève de la sauvegarde du territoire et des populations et ce qui dépend de la défense à strictement parler.
Le second problème est, du point de vue de l’élaboration d’une stratégie, encore plus gênant : le LBDSN n’aborde la marche du monde que comme un risque ou une menace, c’est-à-dire qu’il ne juge d’un événement que sous l’angle de son impact sur la « sécurité nationale ». Ce faisant, il se refuse d’emblée à toute élaboration de buts positifs à une stratégie nationale, et favorise à l’inverse une posture de repli et de simple réaction. La politique étrangère française, à laquelle le général de Gaulle pouvait fixer pour but – certes très imprécis – la « grandeur de la France », se voit ici ramenée à une simple extension lointaine de la fonction de garde-frontière. L’un des concepts centraux de toute stratégie pérenne, la notion d’opportunité, brille ainsi par son absence, seule l’idée d’influence étant mentionnée. Et encore cette dernière n’est-elle pas précisée, et est en outre décorrélée de la stratégie de défense et de sécurité nationale : l’action diplomatique, économique, culturelle est ainsi conçue comme strictement distincte de l’action militaire, hors de la protection étroite d’intérêts menacés. La promotion de ces mêmes intérêts n’est donc envisagée que de manière indirecte.
Le triomphe des corporatismes sur la stratégie
La conséquence de cette approche sécuritaire est de faire de la « stratégie de défense et de sécurité nationale » telle que définie dans le livre blanc un simple exercice de mise en rapport de risques et/ou menaces avec des capacités, celles-ci faisant l’objet du chapitre le plus volumineux, le chapitre 7 (« Les moyens de la stratégie », qui représente avec 45 pages plus du quart du document). Ces capacités sont à leur tour organisées selon deux approches. La première approche repose sur cinq « fonctions stratégiques » : connaissance et anticipation, protection, prévention, dissuasion, intervention. La seconde approche est la définition d’un « modèle d’armée » précisant à la fois des volumes globaux de personnels et d’équipement, et des « contrats opérationnels » qui décrivent des modules de forces répondant à des scénarios spécifiques.
Ces capacités sont remarquables par l’absence presque totale de choix qu’elles reflètent, hormis une baisse du volume global des personnels et des équipements. Il s’agissait déjà d’une tendance observé dans le LBDSN de 2008, qui lui-même reprenait un modèle d’armée défini lors de la professionnalisation de 1997, qui a son tour perpétuait un modèle élaboré au début de la décennie 1990 en l’adaptant à la fin de la conscription. Autrement dit, les fondamentaux du modèle d’armée et des structures de forces, comprises comme l’organisation tactique, opérative et stratégique des moyens et la conception de ceux-ci et de leur emploi en fonction de cette organisation dans le cadre d’un processus dialectique entre organisationnel et matériel, demeurent inchangés depuis plus de vingt ans. Mais il est vrai que la plupart des matériels nouveaux remontent eux aussi, dans leur conception, à la fin de la Guerre froide.
Le Livre blanc est sur ce point desservi par son positionnement singulier dans l’édifice de la défense française : ni stratégie nationale intégrale – il demeure, on l’a vu, sectoriel –, ni stratégie militaire à proprement parler, ni loi de programmation budgétaire, et encore moins doctrine opérative ou tactique, il est pourtant supposé déterminer un modèle d’armée et fixer des « contrats opérationnels » qui en déterminent le cadre d’emploi. Or ce modèle d’armée, qui constitue le « LBDSN utile » pour l’institution militaire, ne peut être défini par une stratégie militaire à partir de laquelle serait déclinée une doctrine opérative adaptée, cette stratégie étant inexistante. Le Concept et la Doctrine d’emploi des forces(8) ne sont pas en effet des documents stratégiques ni opératifs. Tout en déterminant une partie du cadre technique/tactique, ils sont en réalité des hybrides entre les deux. Le Livre blanc définit en fait un modèle d’armée par combinaison entre les doctrines spécifiques à chaque armée et l’enveloppe budgétaire disponible. Il en vient dès lors à refléter davantage le résultat des équilibres entre armées, autrement dit du poids respectif de chaque corporatisme, y compris celui des organismes interarmées.
La logique de réservoir de forces qui prime se fait de plus sans que soit en amont menée une réelle réflexion tactique et opérative sur le caractère des opérations futures, ce qui n’est pas sans conséquences sur les structures de forces. La principale contrainte apparaît en réalité comme logistique (les capacités de projection) et témoigne de la faible synergie interarmées en dehors des théâtres d’opérations. Chaque armée s’efforce en fait de défendre son format et les financements afférents au lieu de contribuer à la cohérence de l’ensemble, ce qui aboutit à des structures interarmées strictement ad hoc et dès lors peu efficaces hors d’affrontements limités. La pression budgétaire considérable à laquelle sont soumises les armées ne facilite certes pas les rapprochements ; mais c’est en réalité le modèle de chaque armée qui pose problème. Chaque armée est en effet essentiellement organisée pour agir seule, et tend naturellement à privilégier ses missions spécifiques, qu’elle considère comme son cœur de métier : l’armée de Terre et l’armée de l’Air ne sont ainsi pas davantage une force aéroterrestre intégrée que l’armée de Terre et la Marine nationale une force amphibie intégrée, et l’idée d’une « AirSea Battle à la française » relève sans doute aujourd’hui du vœu pieux(9). Le « concert interarmées » peut ainsi être une réalité en opérations, mais sans que les conséquences en soient tirées au plan institutionnel. Ceci entrave une révolution organisationelle pourtant rendue plus vitale à chaque baisse de format et que la mise en place de superstructures interarmées de plus en plus macrocéphales ne constitue pas.
Le Livre blanc, dont l’un des objectifs affichés est de permettre une plus grande cohérence de l’action publique, pourrait ainsi constituer un frein à l’innovation militaire, tant dans le domaine organisationnel et doctrinal que dans le domaine technologique. Des structures de forces destinées à préserver inchangé le panel de capacités de chaque armée ne constituent en effet pas une base solide pour une stratégie militaire, surtout lorsque viennent s’y empiler des capacités transverses (spatial, cyber, renseignement, opérations spéciales) dont l’intégration est généralement ou incomplète ou soumise à ce qui apparaît davantage comme des effets de mode. Dans l’édition 2013 du LBDSN, c’est ainsi le cas du cyberespace et des opérations spéciales, comme cela a failli être le cas pour la défense antimissile balistique.
Il en va de même pour l’articulation entre les différents domaines, susceptibles pourtant, une fois fédérés, de constituer les piliers d’une stratégie nationale intégrale. En séparant le sécuritaire du reste de l’action extérieure de la France, cette « stratégie de défense et de sécurité nationale » tend à scinder cette action en « tuyaux » relativement hermétiques – diplomatique, économique, militaire, etc. –, alors qu’il conviendrait au contraire de l’intégrer. La mise en avant de tel ou tel volet apparaît ainsi comme strictement conjoncturelle, la norme étant un ordre dispersé peu propice à l’atteinte par la France d’une situation d’avantage stratégique durable dans l’environnement contemporain(10).
Souveraineté nationale et légitimité de l’action : la crise des fondements
L’inscription de l’action internationale de la France dans un cadre où le conflit est sinon nié, du moins considéré comme l’exception – témoignant d’un irénisme qu’il conviendrait d’ajouter aux caractéristiques de l’identité stratégique définie plus haut – se combine à un rapport ambigu à l’exercice de la souveraineté nationale, qui commence par une définition de celle-ci pour le moins étonnante.
Le Livre blanc affirme que « la souveraineté est un fondement de la sécurité nationale » et qu’elle « repose sur l’autonomie de décision et d’action de l’État » (p. 19). Il poursuit en citant l’article III de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (« le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément ») et affirme que « le maintien de la souveraineté nationale est une responsabilité essentielle du pouvoir politique. Il fonde la mission des forces armées ». Simultanément, le LBDSN indique que « souveraineté et légitimité internationale sont donc deux fondements essentiels et complémentaires de sa stratégie de défense et de sécurité nationale » (p. 19). Ces différentes affirmations relatives aux « fondements de la stratégie de défense et de sécurité nationale » méritent que l’on s’y attarde. Elles révèlent l’approfondissement de la crise des fondements décrite il y a vingt ans par le général Poirier(11).
La définition de la souveraineté nationale, affirmée comme fondant la stratégie française, est en effet simultanément absolument imprécise et foncièrement erronée en termes de philosophie politique, car confondant plusieurs notions. Lorsqu’elle est définie comme « l’autonomie de décision et d’action de l’État », il est moins question de souveraineté que d’indépendance nationale : en d’autres termes, de capacité pour la France, et pour reprendre les propres termes du LBDSN, « de peser sur un environnement extérieur dont elle ne peut s’isoler » (p. 19). La préservation de l’indépendance nationale est ainsi l’un des deux objets premiers de la dissuasion nucléaire, avec l’intégrité territoriale. Or la dissuasion, qualifiée par le LBDSN d’« ultime garantie de notre souveraineté », ne garantit pas la souveraineté nationale : seule la volonté populaire le peut. La dissuasion ne peut que préserver l’espace physique et politique d’exercice de la souveraineté, ce qui est fort différent.
De la même manière, le contresens est manifeste dans l’assertion selon laquelle la souveraineté « fonde » la sécurité nationale. Or la souveraineté définit l’existence de la nation en tant que corps politique autonome ; la sécurité nationale, acte purement technique, n’intervient pas ici. Cette maladresse de vocabulaire témoigne à vrai dire d’un problème plus large, et sans doute beaucoup plus profond, dans l’ensemble du document : celui d’un usage du langage approximatif, voire fautif, comme le montre cette autre confusion dans la légitimation de l’action entre la légitimité, concept politique, et la légalité, concept technique. Le chapitre 2, qui aurait dû clarifier ces notions, fait procéder de la légitimité internationale l’action de la France (par ailleurs distinguée au même endroit de « l’influence », qui est pourtant un type d’action). Il semble qu’il s’agisse en réalité de la légalité – respect du droit international et, en interne, du droit français. Or si le postulat retenu est bien « qu’est légitime ce qui est légal », il s’agit là d’une option politique sérieuse… dont la légitimité ne peut provenir que de l’exercice de la souveraineté nationale.
Les fondements affirmés de la stratégie de défense et de sécurité nationale sont donc, sous l’aspect d’un apparent classicisme, le reflet d’une crise profonde des fondements de la pensée stratégique française. Le choix d'ancrer la stratégie nationale dans un droit international alternativement considéré comme un référent moral – implicitement jugé supérieur à la politique – ou comme un simple objet technique pose problème, particulièrement s'agissant d'un document officiel, et pas uniquement parce que, de toutes les branches du droit, le droit international est celui dont l'élaboration est la plus profondément liée non seulement aux intérêts de chacune des parties, mais aux rapports de puissance existant entre celles-ci(12). Plus fondamentalement en effet, ce choix procède d'un refus d'admettre que la nature même de la stratégie est de mettre en acte une pensée politique. Pour la France, la seule légitimité possible de cette pensée est la souveraineté nationale ; dès lors le droit international ne fonde aucune légitimité. Il n'est qu'un outil parmi d'autres, qu'investit dans le cadre de sa stratégie la puissance souveraine française afin d'accomplir ses buts politiques.
Un vide stratégique aux racines politiques
Les maladresses et les incohérences du document reflètent, certes, sa gestation tourmentée, le Livre blanc version 2013 ayant été remanié à de multiples reprises, presque jusqu’à la veille de sa publication. Mais elles illustrent surtout la crise profonde de la pensée militaire, stratégique, et plus largement politique, qui semble aujourd’hui toucher la France et son État. Le statut de la souveraineté nationale et l’appréhension de la notion de légitimité sont ainsi symptomatiques d’une difficulté plus générale à penser la stratégie comme concrétisant une volonté politique, en l’occurrence une volonté de puissance.
Au final, le Livre blanc ne définit pas une stratégie nationale, intégrale, et se cantonne à une « stratégie de sécurité nationale » déclinée sous une forme strictement technique, abritée derrière le paravent double d’une prétendue analyse géopolitique et d’un rappel erroné de fondamentaux politiques. Cela ne l’empêche pourtant pas de régulièrement postuler ou prédéfinir les finalités politiques de l’action extérieure de la France, ôtant à l’autorité politique l’exercice libre de la souveraineté dont elle est dépositaire, et qui est censée fonder son action. Ainsi la définition des fonctions opérationnelles, en précisant une typologie des opérations, présuppose-t-elle les buts de guerre poursuivis pour chacune de celles-ci. Par exemple les « opérations de gestion de crise » auront pour « objectif politique principal … de rétablir et de maintenir les conditions de sécurité nécessaires à une vie normale ... il s’agira de contraindre les adversaires à déposer les armes, plus que de rechercher leur destruction » (p. 84). De même, « dans des conflits conventionnels, l’action militaire visera à contraindre de vive force la volonté politique de l’adversaire, en neutralisant, par exemple par une campagne d’attrition, les sources de sa puissance » (p. 83). Non seulement les buts de guerre, mais aussi les formes opératives permettant d’atteindre ceux-ci sont présupposés, niant le caractère unique de chaque conflit et ramenant la guerre, « poursuite de la politique par d’autres moyens », à un simple acte technique de « gestion de crise ».
L’ambiguïté d’une posture stratégique promouvant simultanément la souveraineté nationale – supposant la liberté d’action stratégique la plus totale – et le strict respect des formes de la légitimité internationale est ici mise en évidence : la stratégie nationale affirmée n’a pas de buts précis, mais chaque catégorie d'intervention s’en voit attribuer un a priori.
Cette volonté de réduire au champ technique de leur mise en œuvre des problématiques politiques n’empêche pas les « priorités stratégiques » d’être définies de manière particulièrement imprécise. C’est, par exemple, le cas de la zone Antilles-Guyane, pour laquelle le LBDSN indique que « la France se doit d’assumer les responsabilités que lui confère sa présence dans cette région complexe sic » (p. 50)… Difficile de discerner iciune pensée stratégique. En fait, le Livre blanc ne parvient jamais à s’extraire de son ambiguïté fondamentale : est-il l’expression d’une vision stratégique ou bien la feuille de route devant permettre sa mise en œuvre ? L’annonce de sa révision tous les cinq ans, c’est-à-dire au rythme des mandats présidentiels, renforce l’idée selon laquelle il doit proposer une stratégie nationale, mais dans le même temps son périmètre comme son contenu témoignent d’un grand soin à ne jamais aborder autrement que de manière absolument consensuelle les principales questions stratégiques du moment. Au final, ce Livre blanc apparaît bel et bien comme une manière de justifier par l’emploi abusif et répété du mot « stratégie » un exercice institutionnel à la visée purement capacitaire.
De ce point de vue, force est de constater que le propos est, encore une fois, incohérent. En présentant un monde empli de menaces et de risques toujours plus nombreux, ce que l’analyse confirme en effet, et en proposant en réponse un modèle sécuritaire à la fois incomplet(13) et de plus en plus contraint ; en conservant des ambitions mondiales tout en ne s’en donnant aucun moyen ; en parlant de souveraineté sans être capable de la définir et sans se donner les moyens de son exercice plein et entier, le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, édition de 2013, consacre surtout un déclassement qui est, d’abord, celui de la pensée stratégique française. Or l’intelligence est l’atout primordial d’une stratégie nationale. Un pays dont les documents de référence produits par l’État en semblent dépourvus peut-il encore se prétendre souverain ?
Notes
(1) Poirier, Lucien, La crise des fondements, Paris, Economica, 1994.
(2) Comme le suggère l'introduction du LBDSN : « La stratégie de défense et de sé... sera désormais régulièrement révisée tous les cinq ans » (p. 9).
(3) Comme l'expose l'ouvrage récent de Benn Steil, The Battle of Bretton Woods. John Maynard Keynes, Harry Dexter White and the Making of a New World Order, Princeton, Princeton University Press, 2013. Cette politique agressive vis à vis du Royaume-Uni sera dépassée et entièrement inversée avec la mise en place du Plan Marshall, reconnaissant le différentiel de puissance désormais écrasant entre Washington et son ancienne puissance coloniale.
(4) George H.W. Bush, « Address Before a Joint Session of the Congress on the Persian Gulf Crisis and the Federal Budget Deficit », 09 septembre 1991. Texte intégral disponible en ligne sur le site de la George Bush Presidential Library and Museum à l'adresse suivante : http://bushlibrary.tamu.edu/research/public_papers.php?id=2217&year=1990&month=9
(5) Au sens où ce terme est compris en stratégie théorique ; le mot « négatif » n'est ici pas un jugement sur la valeur de ces buts, mais un descriptif de leur nature strictement défensive.
(6) Telle que nous pouvions la définir dans un précédent article. Voir Benoist Bihan, « Pour une stratégie nationale française », Défense et Sécurité internationale n°90, mars 2013.
(7) Voir notamment les travaux de Joseph Henrotin sur le sujet.
(8) DIA-01 – Doctrine d'Emploi des Forces – N°127/DEF/CICDE/NP, Centre interarmées de Concepts, de Doctrines et d'Expérimentations (CICDE) / État-major des Armées, Paris, 2011.
(9) Il faut remarquer que cette situation n'est en aucun cas spécifique à la France.
(10) L'avantage stratégique ne doit pas être compris comme synonyme de « domination » ou « prééminence », mais bien comme l'atteinte et la conservation durable d'une situation permettant à la France de tirer un rendement supérieur des atouts et attributs de sa puissance, de manière comparable à l'avantage compétitif d'une entreprise, qui voit celle-ci être plus profitable que le marché dans lequel elle opère. La notion d'avantage stratégique peut fonder une stratégie intégrale dépassant la simple sécurité/défense, intégrant des notions comme la prospérité, etc.
(11) Poirier, Lucien, Op.Cit.
(12) Qui ne sont pas identiques au rapports de force, une nuance que les spécialistes des relations internationales, en France en tout cas, semblent ignorer.
(13) La prise en compte de l’économie, par exemple, n’est ainsi que le prétexte à la baisse du budget, pas à la mise en place de capacités de « guerre/défense économique ».
Illustration : Un hélicoptère Tigre et un VBCI lors de l'opération "Serval", au Mali. (c) armée de Terre
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Bien que son objectif soit la détermination d’une « stratégie de défense et de sécurité nationale », le Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale (LBDSN), version 2013, reste loin en-deçà de cet objectif. Révélateur d’une identité stratégique en crise, il illustre la déshérence de la pensée stratégique française contemporaine, et les incohérences de la politique extérieure de la France, tout en soulignant le poids, dans la détermination des options diplomatiques et militaires, des corporatismes.
Il est illusoire de chercher, dans ce Livre blanc, une stratégie nationale. Celle-ci est en effet absente de ce document qui, au fil de ses sept chapitres et 160 pages, est davantage un reflet de l’approfondissement de la « crise des fondements »(1) qui touche depuis plus de vingt ans la stratégie et, plus largement, la politique extérieure de la France. C’est donc à ce titre de révélateur que nous l’étudierons ici : la courte portée de ses orientations capacitaires – pas plus de cinq ans très probablement(2) – et son positionnement en amont des documents opérationnels réduisent de facto l’intérêt de son analyse d’un point de vue strictement militaire.
L’identité stratégique de la France : la fin de la singularité
Depuis le retrait de Paris du commandement intégré de l’OTAN, en 1966, la stratégie française s’était caractérisée par sa volonté de se singulariser de celle de ses principaux alliés. Sans jamais cesser d’appartenir au bloc occidental – ni d’ailleurs à l’Alliance atlantique elle-même –, la France a ainsi promu, de manière plus ou moins affirmée jusqu’à la fin de la Guerre froide, l’idée que sa souveraineté et la maîtrise de son destin dépendaient de sa capacité à élaborer une stratégie indépendante et à se donner les moyens de sa mise en œuvre. Or, en dépit des multiples références à l’autonomie de décision et d’action nationales, le LBDSN 2013 confirme l’inflexion marquée dès la fin de la Guerre froide vers une « dé-singularisation » de la stratégie française vis-à-vis de celle des autres pays européens et des États-Unis.
Certes de manière moins explicite que la précédente, l’édition 2013 du LBDSN n’envisage plus la France comme une nation dotée d’une stratégie spécifique ; elle en fait plus que jamais un membre parmi d’autres d’une communauté « de valeurs et d’intérêts » (p. 16) déterminant des « interdépendances librement consenties » (p. 21) dont les contours sont ceux à la fois de l’Union européenne et de l’OTAN. De manière notable, l’ambition première de la France au sein de ce concert de dépendances mutuelles n’est plus d’y faire valoir ses intérêts propres : si multiplicateur de puissance il y a, celui-ci est mis « au service de la paix et de la stabilité du monde » (p. 15).
Telle qu’elle est définie dans le LBDSN, l’identité stratégique nationale de la France n’a ainsi de spécificités que celles liées à la géographie, l’outre-mer en particulier. La mention régulière des intérêts à défendre est quant à elle soluble dans « la paix et la stabilité du monde », deux concepts auxquels le livre blanc accorde une valeur intrinsèque, indépendamment de la situation stratégique réelle. Inscrite « dans la perspective plus large de la contribution de notre pays à un ordre international fondé sur la paix, la justice et le droit » (p. 12) par le LBDSN, la finalité ultime de la stratégie de la France relève ainsi davantage de la déclaration d’intentions morales que de la volonté politique.
L’illusion d’un vaste espace a-conflictuel
Le refus du réalisme politique constitue la première caractéristique de l’identité stratégique décrite par le LBDSN. Ce réalisme est d’ailleurs, dans une phrase à la formulation pour le moins surprenante, récusé à demi-mot : « certaines puissances occidentales sont en effet gagnées par la lassitude ou le réalisme politique » (p. 31 ; italiques ajoutés par l'auteur).
Ce refus s’illustre par une négation systématique de la possibilité de conflits d’intérêts au sein de la communauté d’interdépendances à laquelle la France se rattache, le mot « conflit » étant entendu dans son sens le plus restrictif de « conflit armé », là où une acception plus large de ce terme aurait pu ouvrir sur une tout autre perception du monde. L’Union européenne est ainsi d’emblée réputée rendre « impensable la perspective d’un conflit en son sein » (p. 13), tandis que l’affirmation « entre les États-Unis, le Canada et l’Europe d’une profonde communauté de valeurs et d’intérêts » (p. 16) étend cet espace de négation de conflit à l’ensemble euro-atlantique.
Ce consensus tout diplomatique exclut d’emblée la possibilité d’une stratégie intégrale comme horizon du Livre blanc : la négation du conflit suggère celle de toute possibilité d’interactions dialectique ou de relations de concurrence/compétition entre États alliés, relations qui peuvent pourtant occasionnellement déboucher sur des conflits, ceux-ci n'étant pas nécessairement armés.
Ce postulat témoigne, parmi d’autres, du manque de recul historique du LBDSN ; les exemples de « conflits amicaux », même si l’on veut en exclure l’actualité, sont pourtant nombreux. Ainsi, les accords de Bretton Woods, signés en octobre 1944 – mentionnés par le Livre blanc dans l’énumération des institutions multilatérales auxquelles la France participe (p. 15) – ont été pensés avant tout par les États-Unis comme une instrumentalisation de l’économie et du droit international pour éliminer définitivement le rival politique et économique qu’était alors le Royaume-Uni, en prévision de l’après-guerre(3).
Cette absence de profondeur historique caractérise également l’identité stratégique française définie par le LBDSN. En cohérence avec ce qui précède, le Livre blanc positionne assez logiquement la France comme une puissance du statu quo. Son identité stratégique est ainsi résolument conservatrice, sécurité et stabilité étant les maîtres mots du LBDSN. Les « priorités stratégiques » définies au chapitre 4 ressortent ainsi uniquement de buts négatifs : après la protection du territoire national, des citoyens (« ressortissants ») et de l’État (« fonctions essentielles de la Nation »), il s’agit de « garantir … la sécurité » ou de « stabiliser » les trois zones prioritaires définies (espace euro-atlantique, puis « voisinage de l’Europe » et « Proche-Orient et golfe Arabo-Persique »), la dernière priorité (« contribuer à la paix dans le monde ») résumant la posture stratégique française dans le reste du monde).
Pour l’essentiel, il s’agit pour Paris de garantir le maintien de l’ordre international construit initialement en 1945, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis redéfini en 1991 avec la chute de l’URSS, hors de tout affrontement de puissances. L’identité stratégique française est sous cet angle avant tout déterminée par la défense du « nouvel ordre mondial » tel que pouvait le définir le président américain George H. W. Bush à l’issue de la Guerre du Golfe de 1990-19914. En dépit des références, pourtant nombreuses, aux évolutions profondes du monde et de ses équilibres depuis plus de deux décennies, le Livre blanc semble n’envisager en réponse que de « s’adapter avec agilité » sic (p. 9).
Ce conservatisme stratégique fonde une conception strictement sécuritaire de l’emploi par la France des outils de sa puissance.
La « sécurité nationale », horizon imprécis
Puissance du statu quo, n’inscrivant pas sa stratégie dans la perspective de conflits de puissance – le LBDSN ne conçoit ceux-ci que comme un cas limite et strictement sous forme d’affrontements militaires pris à l’initiative d’un tiers –, la France n’envisage son action internationale que sous la forme d’une défense d’arrière-garde de « ses valeurs et ses intérêts », tout en contribuant à la stabilité et à la paix mondiales. L’approche de la politique extérieure telle qu’elle transparaît dans la définition donnée par le LBDSN de la « stratégie de défense et de sécurité nationale » la rend de fait mue uniquement par des buts négatifs(5) de préservation et sécurisation.
Le Livre blanc commence ainsi par définir la sécurité nationale, concept introduit dans l’édition de 2008, comme « visant un objectif plus large que la simple protection du territoire et de la population contre des agressions extérieures imputables à des acteurs étatiques » (p. 10). Cette première affirmation, qui s’attache à distinguer « défense nationale » et « sécurité nationale », témoigne surtout d’une conception restreinte de la première notion : en effet, l’idée de défense ne saurait se comprendre uniquement face à « des acteurs étatiques ».
La définition se poursuit par l’inclusion au périmètre de la sécurité nationale de « la nécessité, pour la France, de gérer les risques et les menaces, directs ou indirects, susceptibles d’affecter la vie de la Nation » (pp. 10-11). Le niveau d’ambition fixé n’est ainsi en aucun cas celui d’une stratégie nationale intégrale(6). Bien qu’effectivement plus large que celui d’une stratégie militaire, le périmètre de la sécurité nationale est moins précis. Il introduit simultanément des notions de « menaces » et de « risques » qui débordent également du périmètre de la politique extérieure – et de la politique tout court – pour y inclure un ensemble de cas où n’existent pas d’acteurs tiers, tels que les catastrophes naturelles ou les accidents industriels. Ni stratégie militaire, ni politique extérieure intégrée, la « stratégie de défense et de sécurité nationale » s’inscrit surtout sous l’égide du métaconcept de crise, qui recouvre une large variété de situations sans rapport entre elles. Or dans l’usage sémantique du couple « menaces/risques », visant à définir un « éventail des possibles » (p. 47) auxquels il s’agit de répondre par les moyens disponibles, la définition de chacun des deux concepts pose problème.
Les menaces sont définies par le LBDSN comme « les situations où la France doit être en mesure de faire face à la possibilité d’une intention hostile sic » (p. 11). Or cette formulation fait de la menace une situation et non un ennemi (ou à tout le moins un adversaire). Cohérente avec le refus de l’idée de conflictualité évoqué plus tôt, cette définition ramène finalement la menace à un risque provoqué, les « risques » étant quant à eux définis comme « tous les périls susceptibles, en l’absence d’intention hostile, d’affecter la sécurité de la France : ils comprennent donc aussi bien des événements politiques que des risques naturels, industriels, sanitaires ou technologiques » (p. 11). Ce très vaste spectre place finalement sur le même plan des événements aussi variés dans leur nature, leur forme et leur ampleur que les « printemps arabes » de 2011, la guerre au Mali depuis le début de cette année, une éventuelle crue exceptionnelle de la Seine ou un accident similaire à celui de la centrale nucléaire japonaise de Fukushima en 2011, mais également une myriade d’événements de moindre ampleur ou de phénomènes plus diffus comme « le crime organisé » ou « la prolifération des armes de destruction massive » (p. 10). Ce flou est certes clarifié par la définition de priorités stratégiques, mais il n’en fait pas moins de la « stratégie de défense et de sécurité nationale » un agrégat de politiques publiques de nature différentes : militaire, certes, mais aussi policière et judiciaire, sanitaire, économique et industrielle, éducative et scientifique, etc. sans autre dénominateur que celui, très imprécis, de « sécurité », qui pose un double problème.
Le premier avait déjà fait débat lors de l’introduction du concept de sécurité nationale dans le Livre blanc en 2008 : la sécurité n’est pas une donnée quantifiable, mais relève essentiellement du domaine des perceptions. Si la non-réalisation d’un risque – par exemple une attaque terroriste – est certes un objectif tangible pour une politique de sécurité, il n’en va pas de même pour des risques impossibles à empêcher (par définition un accident par exemple) ou des menaces qui, là encore par définition, existent ou peuvent être perçues comme existant, qu’elles se concrétisent par des actions hostiles ou non. Le LBDSN n’est à ce titre pas clair. Si la nécessité de « bâtir la résilience de la Nation » (p. 12) est un objectif tangible – encore que le concept de résilience ne soit pas défini en dépit d’ouvrages et d’articles multiples sur le sujet depuis 2008 et son introduction dans le LBDSN(7) –, une définition des risques et menaces selon leur nature (potentiellement évitable ; potentiellement inévitable ; à gérer et/ou minimiser, par exemple) aurait permis de fixer davantage qu’un horizon de moyens sécuritaires, et aussi de définir plus clairement ce qui relève de la sauvegarde du territoire et des populations et ce qui dépend de la défense à strictement parler.
Le second problème est, du point de vue de l’élaboration d’une stratégie, encore plus gênant : le LBDSN n’aborde la marche du monde que comme un risque ou une menace, c’est-à-dire qu’il ne juge d’un événement que sous l’angle de son impact sur la « sécurité nationale ». Ce faisant, il se refuse d’emblée à toute élaboration de buts positifs à une stratégie nationale, et favorise à l’inverse une posture de repli et de simple réaction. La politique étrangère française, à laquelle le général de Gaulle pouvait fixer pour but – certes très imprécis – la « grandeur de la France », se voit ici ramenée à une simple extension lointaine de la fonction de garde-frontière. L’un des concepts centraux de toute stratégie pérenne, la notion d’opportunité, brille ainsi par son absence, seule l’idée d’influence étant mentionnée. Et encore cette dernière n’est-elle pas précisée, et est en outre décorrélée de la stratégie de défense et de sécurité nationale : l’action diplomatique, économique, culturelle est ainsi conçue comme strictement distincte de l’action militaire, hors de la protection étroite d’intérêts menacés. La promotion de ces mêmes intérêts n’est donc envisagée que de manière indirecte.
Le triomphe des corporatismes sur la stratégie
La conséquence de cette approche sécuritaire est de faire de la « stratégie de défense et de sécurité nationale » telle que définie dans le livre blanc un simple exercice de mise en rapport de risques et/ou menaces avec des capacités, celles-ci faisant l’objet du chapitre le plus volumineux, le chapitre 7 (« Les moyens de la stratégie », qui représente avec 45 pages plus du quart du document). Ces capacités sont à leur tour organisées selon deux approches. La première approche repose sur cinq « fonctions stratégiques » : connaissance et anticipation, protection, prévention, dissuasion, intervention. La seconde approche est la définition d’un « modèle d’armée » précisant à la fois des volumes globaux de personnels et d’équipement, et des « contrats opérationnels » qui décrivent des modules de forces répondant à des scénarios spécifiques.
Ces capacités sont remarquables par l’absence presque totale de choix qu’elles reflètent, hormis une baisse du volume global des personnels et des équipements. Il s’agissait déjà d’une tendance observé dans le LBDSN de 2008, qui lui-même reprenait un modèle d’armée défini lors de la professionnalisation de 1997, qui a son tour perpétuait un modèle élaboré au début de la décennie 1990 en l’adaptant à la fin de la conscription. Autrement dit, les fondamentaux du modèle d’armée et des structures de forces, comprises comme l’organisation tactique, opérative et stratégique des moyens et la conception de ceux-ci et de leur emploi en fonction de cette organisation dans le cadre d’un processus dialectique entre organisationnel et matériel, demeurent inchangés depuis plus de vingt ans. Mais il est vrai que la plupart des matériels nouveaux remontent eux aussi, dans leur conception, à la fin de la Guerre froide.
Le Livre blanc est sur ce point desservi par son positionnement singulier dans l’édifice de la défense française : ni stratégie nationale intégrale – il demeure, on l’a vu, sectoriel –, ni stratégie militaire à proprement parler, ni loi de programmation budgétaire, et encore moins doctrine opérative ou tactique, il est pourtant supposé déterminer un modèle d’armée et fixer des « contrats opérationnels » qui en déterminent le cadre d’emploi. Or ce modèle d’armée, qui constitue le « LBDSN utile » pour l’institution militaire, ne peut être défini par une stratégie militaire à partir de laquelle serait déclinée une doctrine opérative adaptée, cette stratégie étant inexistante. Le Concept et la Doctrine d’emploi des forces(8) ne sont pas en effet des documents stratégiques ni opératifs. Tout en déterminant une partie du cadre technique/tactique, ils sont en réalité des hybrides entre les deux. Le Livre blanc définit en fait un modèle d’armée par combinaison entre les doctrines spécifiques à chaque armée et l’enveloppe budgétaire disponible. Il en vient dès lors à refléter davantage le résultat des équilibres entre armées, autrement dit du poids respectif de chaque corporatisme, y compris celui des organismes interarmées.
La logique de réservoir de forces qui prime se fait de plus sans que soit en amont menée une réelle réflexion tactique et opérative sur le caractère des opérations futures, ce qui n’est pas sans conséquences sur les structures de forces. La principale contrainte apparaît en réalité comme logistique (les capacités de projection) et témoigne de la faible synergie interarmées en dehors des théâtres d’opérations. Chaque armée s’efforce en fait de défendre son format et les financements afférents au lieu de contribuer à la cohérence de l’ensemble, ce qui aboutit à des structures interarmées strictement ad hoc et dès lors peu efficaces hors d’affrontements limités. La pression budgétaire considérable à laquelle sont soumises les armées ne facilite certes pas les rapprochements ; mais c’est en réalité le modèle de chaque armée qui pose problème. Chaque armée est en effet essentiellement organisée pour agir seule, et tend naturellement à privilégier ses missions spécifiques, qu’elle considère comme son cœur de métier : l’armée de Terre et l’armée de l’Air ne sont ainsi pas davantage une force aéroterrestre intégrée que l’armée de Terre et la Marine nationale une force amphibie intégrée, et l’idée d’une « AirSea Battle à la française » relève sans doute aujourd’hui du vœu pieux(9). Le « concert interarmées » peut ainsi être une réalité en opérations, mais sans que les conséquences en soient tirées au plan institutionnel. Ceci entrave une révolution organisationelle pourtant rendue plus vitale à chaque baisse de format et que la mise en place de superstructures interarmées de plus en plus macrocéphales ne constitue pas.
Le Livre blanc, dont l’un des objectifs affichés est de permettre une plus grande cohérence de l’action publique, pourrait ainsi constituer un frein à l’innovation militaire, tant dans le domaine organisationnel et doctrinal que dans le domaine technologique. Des structures de forces destinées à préserver inchangé le panel de capacités de chaque armée ne constituent en effet pas une base solide pour une stratégie militaire, surtout lorsque viennent s’y empiler des capacités transverses (spatial, cyber, renseignement, opérations spéciales) dont l’intégration est généralement ou incomplète ou soumise à ce qui apparaît davantage comme des effets de mode. Dans l’édition 2013 du LBDSN, c’est ainsi le cas du cyberespace et des opérations spéciales, comme cela a failli être le cas pour la défense antimissile balistique.
Il en va de même pour l’articulation entre les différents domaines, susceptibles pourtant, une fois fédérés, de constituer les piliers d’une stratégie nationale intégrale. En séparant le sécuritaire du reste de l’action extérieure de la France, cette « stratégie de défense et de sécurité nationale » tend à scinder cette action en « tuyaux » relativement hermétiques – diplomatique, économique, militaire, etc. –, alors qu’il conviendrait au contraire de l’intégrer. La mise en avant de tel ou tel volet apparaît ainsi comme strictement conjoncturelle, la norme étant un ordre dispersé peu propice à l’atteinte par la France d’une situation d’avantage stratégique durable dans l’environnement contemporain(10).
Souveraineté nationale et légitimité de l’action : la crise des fondements
L’inscription de l’action internationale de la France dans un cadre où le conflit est sinon nié, du moins considéré comme l’exception – témoignant d’un irénisme qu’il conviendrait d’ajouter aux caractéristiques de l’identité stratégique définie plus haut – se combine à un rapport ambigu à l’exercice de la souveraineté nationale, qui commence par une définition de celle-ci pour le moins étonnante.
Le Livre blanc affirme que « la souveraineté est un fondement de la sécurité nationale » et qu’elle « repose sur l’autonomie de décision et d’action de l’État » (p. 19). Il poursuit en citant l’article III de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (« le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément ») et affirme que « le maintien de la souveraineté nationale est une responsabilité essentielle du pouvoir politique. Il fonde la mission des forces armées ». Simultanément, le LBDSN indique que « souveraineté et légitimité internationale sont donc deux fondements essentiels et complémentaires de sa stratégie de défense et de sécurité nationale » (p. 19). Ces différentes affirmations relatives aux « fondements de la stratégie de défense et de sécurité nationale » méritent que l’on s’y attarde. Elles révèlent l’approfondissement de la crise des fondements décrite il y a vingt ans par le général Poirier(11).
La définition de la souveraineté nationale, affirmée comme fondant la stratégie française, est en effet simultanément absolument imprécise et foncièrement erronée en termes de philosophie politique, car confondant plusieurs notions. Lorsqu’elle est définie comme « l’autonomie de décision et d’action de l’État », il est moins question de souveraineté que d’indépendance nationale : en d’autres termes, de capacité pour la France, et pour reprendre les propres termes du LBDSN, « de peser sur un environnement extérieur dont elle ne peut s’isoler » (p. 19). La préservation de l’indépendance nationale est ainsi l’un des deux objets premiers de la dissuasion nucléaire, avec l’intégrité territoriale. Or la dissuasion, qualifiée par le LBDSN d’« ultime garantie de notre souveraineté », ne garantit pas la souveraineté nationale : seule la volonté populaire le peut. La dissuasion ne peut que préserver l’espace physique et politique d’exercice de la souveraineté, ce qui est fort différent.
De la même manière, le contresens est manifeste dans l’assertion selon laquelle la souveraineté « fonde » la sécurité nationale. Or la souveraineté définit l’existence de la nation en tant que corps politique autonome ; la sécurité nationale, acte purement technique, n’intervient pas ici. Cette maladresse de vocabulaire témoigne à vrai dire d’un problème plus large, et sans doute beaucoup plus profond, dans l’ensemble du document : celui d’un usage du langage approximatif, voire fautif, comme le montre cette autre confusion dans la légitimation de l’action entre la légitimité, concept politique, et la légalité, concept technique. Le chapitre 2, qui aurait dû clarifier ces notions, fait procéder de la légitimité internationale l’action de la France (par ailleurs distinguée au même endroit de « l’influence », qui est pourtant un type d’action). Il semble qu’il s’agisse en réalité de la légalité – respect du droit international et, en interne, du droit français. Or si le postulat retenu est bien « qu’est légitime ce qui est légal », il s’agit là d’une option politique sérieuse… dont la légitimité ne peut provenir que de l’exercice de la souveraineté nationale.
Les fondements affirmés de la stratégie de défense et de sécurité nationale sont donc, sous l’aspect d’un apparent classicisme, le reflet d’une crise profonde des fondements de la pensée stratégique française. Le choix d'ancrer la stratégie nationale dans un droit international alternativement considéré comme un référent moral – implicitement jugé supérieur à la politique – ou comme un simple objet technique pose problème, particulièrement s'agissant d'un document officiel, et pas uniquement parce que, de toutes les branches du droit, le droit international est celui dont l'élaboration est la plus profondément liée non seulement aux intérêts de chacune des parties, mais aux rapports de puissance existant entre celles-ci(12). Plus fondamentalement en effet, ce choix procède d'un refus d'admettre que la nature même de la stratégie est de mettre en acte une pensée politique. Pour la France, la seule légitimité possible de cette pensée est la souveraineté nationale ; dès lors le droit international ne fonde aucune légitimité. Il n'est qu'un outil parmi d'autres, qu'investit dans le cadre de sa stratégie la puissance souveraine française afin d'accomplir ses buts politiques.
Un vide stratégique aux racines politiques
Les maladresses et les incohérences du document reflètent, certes, sa gestation tourmentée, le Livre blanc version 2013 ayant été remanié à de multiples reprises, presque jusqu’à la veille de sa publication. Mais elles illustrent surtout la crise profonde de la pensée militaire, stratégique, et plus largement politique, qui semble aujourd’hui toucher la France et son État. Le statut de la souveraineté nationale et l’appréhension de la notion de légitimité sont ainsi symptomatiques d’une difficulté plus générale à penser la stratégie comme concrétisant une volonté politique, en l’occurrence une volonté de puissance.
Au final, le Livre blanc ne définit pas une stratégie nationale, intégrale, et se cantonne à une « stratégie de sécurité nationale » déclinée sous une forme strictement technique, abritée derrière le paravent double d’une prétendue analyse géopolitique et d’un rappel erroné de fondamentaux politiques. Cela ne l’empêche pourtant pas de régulièrement postuler ou prédéfinir les finalités politiques de l’action extérieure de la France, ôtant à l’autorité politique l’exercice libre de la souveraineté dont elle est dépositaire, et qui est censée fonder son action. Ainsi la définition des fonctions opérationnelles, en précisant une typologie des opérations, présuppose-t-elle les buts de guerre poursuivis pour chacune de celles-ci. Par exemple les « opérations de gestion de crise » auront pour « objectif politique principal … de rétablir et de maintenir les conditions de sécurité nécessaires à une vie normale ... il s’agira de contraindre les adversaires à déposer les armes, plus que de rechercher leur destruction » (p. 84). De même, « dans des conflits conventionnels, l’action militaire visera à contraindre de vive force la volonté politique de l’adversaire, en neutralisant, par exemple par une campagne d’attrition, les sources de sa puissance » (p. 83). Non seulement les buts de guerre, mais aussi les formes opératives permettant d’atteindre ceux-ci sont présupposés, niant le caractère unique de chaque conflit et ramenant la guerre, « poursuite de la politique par d’autres moyens », à un simple acte technique de « gestion de crise ».
L’ambiguïté d’une posture stratégique promouvant simultanément la souveraineté nationale – supposant la liberté d’action stratégique la plus totale – et le strict respect des formes de la légitimité internationale est ici mise en évidence : la stratégie nationale affirmée n’a pas de buts précis, mais chaque catégorie d'intervention s’en voit attribuer un a priori.
Cette volonté de réduire au champ technique de leur mise en œuvre des problématiques politiques n’empêche pas les « priorités stratégiques » d’être définies de manière particulièrement imprécise. C’est, par exemple, le cas de la zone Antilles-Guyane, pour laquelle le LBDSN indique que « la France se doit d’assumer les responsabilités que lui confère sa présence dans cette région complexe sic » (p. 50)… Difficile de discerner iciune pensée stratégique. En fait, le Livre blanc ne parvient jamais à s’extraire de son ambiguïté fondamentale : est-il l’expression d’une vision stratégique ou bien la feuille de route devant permettre sa mise en œuvre ? L’annonce de sa révision tous les cinq ans, c’est-à-dire au rythme des mandats présidentiels, renforce l’idée selon laquelle il doit proposer une stratégie nationale, mais dans le même temps son périmètre comme son contenu témoignent d’un grand soin à ne jamais aborder autrement que de manière absolument consensuelle les principales questions stratégiques du moment. Au final, ce Livre blanc apparaît bel et bien comme une manière de justifier par l’emploi abusif et répété du mot « stratégie » un exercice institutionnel à la visée purement capacitaire.
De ce point de vue, force est de constater que le propos est, encore une fois, incohérent. En présentant un monde empli de menaces et de risques toujours plus nombreux, ce que l’analyse confirme en effet, et en proposant en réponse un modèle sécuritaire à la fois incomplet(13) et de plus en plus contraint ; en conservant des ambitions mondiales tout en ne s’en donnant aucun moyen ; en parlant de souveraineté sans être capable de la définir et sans se donner les moyens de son exercice plein et entier, le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, édition de 2013, consacre surtout un déclassement qui est, d’abord, celui de la pensée stratégique française. Or l’intelligence est l’atout primordial d’une stratégie nationale. Un pays dont les documents de référence produits par l’État en semblent dépourvus peut-il encore se prétendre souverain ?
Notes
(1) Poirier, Lucien, La crise des fondements, Paris, Economica, 1994.
(2) Comme le suggère l'introduction du LBDSN : « La stratégie de défense et de sé... sera désormais régulièrement révisée tous les cinq ans » (p. 9).
(3) Comme l'expose l'ouvrage récent de Benn Steil, The Battle of Bretton Woods. John Maynard Keynes, Harry Dexter White and the Making of a New World Order, Princeton, Princeton University Press, 2013. Cette politique agressive vis à vis du Royaume-Uni sera dépassée et entièrement inversée avec la mise en place du Plan Marshall, reconnaissant le différentiel de puissance désormais écrasant entre Washington et son ancienne puissance coloniale.
(4) George H.W. Bush, « Address Before a Joint Session of the Congress on the Persian Gulf Crisis and the Federal Budget Deficit », 09 septembre 1991. Texte intégral disponible en ligne sur le site de la George Bush Presidential Library and Museum à l'adresse suivante : http://bushlibrary.tamu.edu/research/public_papers.php?id=2217&year=1990&month=9
(5) Au sens où ce terme est compris en stratégie théorique ; le mot « négatif » n'est ici pas un jugement sur la valeur de ces buts, mais un descriptif de leur nature strictement défensive.
(6) Telle que nous pouvions la définir dans un précédent article. Voir Benoist Bihan, « Pour une stratégie nationale française », Défense et Sécurité internationale n°90, mars 2013.
(7) Voir notamment les travaux de Joseph Henrotin sur le sujet.
(8) DIA-01 – Doctrine d'Emploi des Forces – N°127/DEF/CICDE/NP, Centre interarmées de Concepts, de Doctrines et d'Expérimentations (CICDE) / État-major des Armées, Paris, 2011.
(9) Il faut remarquer que cette situation n'est en aucun cas spécifique à la France.
(10) L'avantage stratégique ne doit pas être compris comme synonyme de « domination » ou « prééminence », mais bien comme l'atteinte et la conservation durable d'une situation permettant à la France de tirer un rendement supérieur des atouts et attributs de sa puissance, de manière comparable à l'avantage compétitif d'une entreprise, qui voit celle-ci être plus profitable que le marché dans lequel elle opère. La notion d'avantage stratégique peut fonder une stratégie intégrale dépassant la simple sécurité/défense, intégrant des notions comme la prospérité, etc.
(11) Poirier, Lucien, Op.Cit.
(12) Qui ne sont pas identiques au rapports de force, une nuance que les spécialistes des relations internationales, en France en tout cas, semblent ignorer.
(13) La prise en compte de l’économie, par exemple, n’est ainsi que le prétexte à la baisse du budget, pas à la mise en place de capacités de « guerre/défense économique ».
Illustration : Un hélicoptère Tigre et un VBCI lors de l'opération "Serval", au Mali. (c) armée de Terre