par Edouard Rix
S’interroger
sur la filiation de l’individualisme moderne, c’est poser la question
des origines et de l’évolution historique d’un des principes fondateurs
de nos sociétés contemporaines.
« Le
terme “individualisme“ recouvre les notions les plus hétérogènes que
l’on puisse imaginer » (1) écrivait le sociologue Max Weber dans L’Ethique protestante et l’Esprit du capitalisme.
Nous définirons l’individualisme comme une dimension de l’idéologie
moderne qui érige l’individu, en tant qu’être moral, en valeur suprême.
De la famille à l’individu
Pour
établir notre généalogie de l’individualisme moderne, nous commencerons
par les travaux d’un juriste britannique, sir Henry Sumner Maine. Ce
dernier, grand spécialiste du droit comparé, est l’auteur d’un ouvrage
publié en 1861 et qui a connu de nombreuses rééditions, Ancient Law,
dans lequel il examine les concepts juridiques des sociétés anciennes
en s’appuyant sur le droit romain, les systèmes juridiques de l’Inde et
de l’Europe orientale, ou encore les jurisprudence contemporaines.
Selon
Maine, les sociétés humaines ont connu successivement deux grands
principes d’organisation politique : la parenté de sang, puis la
communauté de territoire. Dans un chapitre intitulé « La société
primitive et l’ancien droit », consacré au droit dans les sociétés
archaïques, il écrit : « L’histoire des idées politiques commence, en
fait, avec l’idée que la parenté de sang est la seule base possible
d’une communauté de fonctions politiques ; et aucun de ces renversements
de sentiments que nous appelons solennellement révolutions n’a été si
surprenant et si complet que le changement survenu lorsque quelque autre
principe, celui de contiguïté locale par exemple, fut établi pour la
première fois comme base d’une action politique commune » (2). Sa thèse
est limpide : c’est lorsque le cadre territorial s’est substitué aux
liens de parenté comme fondement du système politique que l’organisation
sociale moderne que nous connaissons est apparue.
Pour
Maine, tout commence avec la famille : « la famille est le type même de
la société archaïque ». Pour retracer l’histoire des sociétés les plus
anciennes, il va s’appuyer, dans son enquête, sur des sources variées :
les observations des contemporains, les archives, mais surtout les
institutions et les systèmes juridiques primitifs qui se sont transmis
jusqu’à nos jours. Il analyse ainsi les premiers chapitres de la Genèse, où
l’organisation politique de la société apparaît fondée sur le pouvoir
patriarcal. Utilisant également la littérature antique, il cite le
passage de l’Odyssée concernant les cyclopes : pour Homère, ces
monstres incarnent « le type de civilisation étrangère et moins
avancée » (3). Les cyclopes n’avaient ni assemblées, ni thémistes,
et les chefs de famille exerçaient le pouvoir sur leurs épouses et leur
descendance. Dans la Grèce ancienne et à Rome, Maine trouve la trace
des groupes de filiation à partir desquels s’est constitué l’Etat. On
peut donc supposer que les premières communautés politiques apparurent
partout ou les familles, au lieu d’éclater à la mort du patriarche qui
les dirigeait, gardèrent leur unité. Les institutions romaines ont
conservé les vestiges de cette tradition : « Le groupe élémentaire est
la Famille, rattachée au plus ancien descendant mâle. L’agrégation des
Familles forme le Gens ou la Maison. L’agrégation des tribus constitue
l’Etat (Commonwealth) » (4). Maine en conclut que l’idée d’un lien
lignager commun est une donnée fondamentale des sociétés archaïques. Ce
phénomène est commun aux Indo-européens qui retracent leurs origines à
partir d’un même rameau familial.
Les
thèses de Maine sur les origines lignagères de la sociétés sont à
mettre en rapport avec les discussions sur le droit naturel. Pour Maine,
l’état de nature est une notion « non historique, invérifiable », de
même que l’idée de contrat social qui est au centre des doctrines
philosophiques. Sa position est à l’opposé des thèses défendues par
Hobbes, Locke et Rousseau. Pour lui, les philosophes voient l’état de
nature, l’état d’avant l’Etat, avec les yeux de l’individualisme
moderne, présupposant l’existence d’un contractualisme avant l’heure.
Au
modèle de l’autorité patriarcale, les sociétés modernes opposent une
autre conception du lien politique, la cellule de base n’étant plus la
famille mais l’individu. « L’unité de la société archaïque était la
famille, celle de la société moderne est l’individu » (5) insiste-t-il.
La grande nouveauté du monde moderne, c’est le remplacement du lien
statutaire qui prévalait dans les sociétés anciennes par la relation
purement contractuelle. Comme le résume Maine dans un célèbre
aphorisme : « Le mouvement progressif des sociétés jusqu’à nos jours a
été un mouvement du status au contrat » (6). Certes, au XIXème
siècle, il n’a pas été le seul à opposer le caractère individualiste des
sociétés modernes aux sociétés archaïques communautaires. Tocqueville,
par exemple, a fort bien analysé le développement et le triomphe de
l’individualisme dans l’Amérique démocratique et, au-delà les pays
développés d’Occident. De même, dans Gemeinschaft und Gesellschaft, publié en 1887, Ferdinand Tonnies oppose la communauté (gemeinschaft), unité organique, à la société (gesellschaft),
construction mécanique et rationalisée. « Maine inaugure une pensée du
politique à deux vitesses, selon laquelle une scission fondamentale
sépare archaïsme et modernité, ou, selon une formulation plus moderne,
sociétés holistes et sociétés individualistes » (7) écrit Marc Abélès
dans Anthropologie de l’Etat.
Sociétés holistes et sociétés individualistes
C’est
à Louis Dumont, dont l’œuvre embrasse l’ensemble des domaines des
sciences sociales (sociologie, anthropologie, philosophie, histoire,
droit et sciences politiques), que l’on doit l’analyse la plus
pertinente sur les concepts d’individualisme et d’holisme, permettant
une appréhension nouvelle de la modernité. En effet, Dumont distingue
les sociétés traditionnelles de la société moderne. « Dans les
premières, écrit-il, comme par ailleurs dans la République
de Platon, l’accent est mis sur la société dans son ensemble, comme
Homme collectif ; l’idéal se définit par l’organisation de la société en
vue de ses fins (et non en vue du bonheur individuel) ; il s’agit avant
tout d’ordre, de hiérarchie, chaque homme particulier doit contribuer à
sa place à l’ordre global et la justice consiste à proportionner les
fonctions sociales par rapport à l’ensemble » (8). Le sociologue
qualifie ce type de sociétés de « holiste ».
Il
poursuit : « Pour les modernes au contraire, l’Etre humain c’est
l’homme “élémentaire“, indivisible, sous sa forme d’être biologique et
en même temps de sujet pensant. Chaque homme particulier incarne en un
sens l’humanité entière. Il est la mesure de toute chose (…) Le royaume
des fins coïncide avec les fins légitimes de chaque homme, et ainsi les
valeurs se renversent. Ce qu’on appelle encore “société“ est le moyen,
la vie de chacun est la fin. Ontologiquement la société n’est plus, elle
n’est plus qu’un donné irréductible auquel on demande de ne point
contrarier les exigences de liberté et d’égalité » (9). Dumont constate
que « parmi les grandes civilisations que le monde a connues, le type
holiste de société a prédominé » (10). Il ajoute que « tout se passe
même comme s’il avait été la règle, à la seule exception de notre
civilisation moderne et de son type individualiste de société » (11). La
civilisation européenne est donc, à l’origine, une civilisation
holiste, la société y étant perçue comme une communauté, comme un tout
organique auquel on appartient par héritage.
« Ce
n’est pas en tant qu’individu, note Jean-Pierre Vernant, que l’homme
grec respecte ou craint un dieu, c’est en tant que chef de famille,
membre d’un genos, d’une phratrie, d’un dème, d’une cité ». De même,
aucune tradition philosophique classique ne pose l’homme comme un
individu isolé. Ainsi, pour Aristote, l’homme est par nature un zoon politikon,
un animal politique, qui n’est nullement détaché des autres hommes.
Toutefois, « la transition dans la pensée philosophique de Platon et
d’Aristote aux nouvelles écoles de la période hellénistique montre une
discontinuité », souligne Louis Dumont, « l’émergence soudaine de
l’individualisme » (12). En effet, précise-t-il, « alors que la polis
était considérée comme autosuffisante chez Platon et Aristote, c’est
maintenant l’individu qui est censé se suffire à lui-même. Cet individu
est, soit supposé comme un fait, soit posé comme un idéal par les
épicuriens, cyniques et stoïciens tous ensemble » (13).
Dans son ouvrage, désormais classique, A History of Political Theory,
Georges Sabine classe les trois écoles philosophiques comme différentes
variétés de “renonciation“ (14). En effet, ces écoles enseignent la
sagesse, et pour devenir un sage, il faut d’abord renoncer au monde…
Comment interpréter la genèse de cet individualisme philosophique ?
Dumont l’explique ainsi : « L’activité philosophique, l’exercice soutenu
par des générations de penseurs de l’enquête rationnelle, doit avoir
par lui-même nourri l’individualisme, car la raison, si elle est
universelle en principe, œuvre en pratique à travers la personne
particulière qui l’exerce, et prend le premier plan sur toutes choses,
au moins implicitement » (15). Si Platon et Aristote, après Socrate,
avaient su reconnaître que l’homme est essentiellement un être social,
leurs successeurs hellénistiques posèrent comme idéal supérieur celui du
sage détaché de la vie sociale. La ruine de la polis grecque et
l’unification du monde – Grecs et Barbares confondus – sous l’égide de
l’empire universel d’Alexandre, événement historique sans précédent,
aura sans doute favorisé l’avènement de cet individualisme.
L’individualisme chrétien
Ainsi
que l’a montré Louis Dumont dans ses travaux, c’est avec le
christianisme que l’individualisme fait véritablement son apparition
dans l’espace mental européen, de pair avec l’égalitarisme et
l’universalisme.
L’universitaire
écrit : « Il n’y a pas de doute sur la conception fondamentale de
l’homme née de l’enseignement du Christ : comme l’a dit Troeltsch,
l’homme est un individu-en-relation-avec-Dieu, ce qui signifie, à notre
usage, un individu essentiellement hors du monde » (16). Et d’ajouter :
« La valeur infinie de l’individu est en même temps l’abaissement, la
dé-valuation du monde tel qu’il est : un dualisme est posé, une question
est établie qui est constitutive du christianisme et traversera toute
l’histoire » (17). Il précise : « Il suit de l’enseignement du Christ et
ensuite de Paul que le chrétien est un “individu-en-relation-à Dieu. Il
y a, dit Ernst Troelsch, “individualisme absolu et universalisme
absolu“ en relation à Dieu. L’âme individuelle reçoit valeur éternelle
de sa relation filiale à dieu, et dans cette relation se fonde également
la fraternité humaine : les chrétiens se rejoignent dans le Christ dont
ils sont les membres » (18). Conclusion : « L’individu comme valeur
était alors conçu à l’extérieur de l’organisation sociale et politique
donnée, il était en dehors et au-dessus d’elle, un
individu-hors-du-monde » (19). A l’aide de l’exemple indien, Dumont
soutient que l’individualisme n’aurait pas pu se développer autrement à
partir du holisme traditionnel.
La
relation de l’individu et du monde va subir toute une évolution dans la
conception chrétienne. Dans un premier temps, correspondant à l’époque
du christianisme primitif, l’opposition au monde est très forte. Les
obligations sociales, confondues avec le service des valeurs païennes,
sont niées ; la vie dans le monde est à la fois une condition et un
obstacle au salut individuel. Dans un deuxième temps, l’Eglise ayant
triomphé du paganisme, revendique son droit au pouvoir politique. La
conversion de l’Empereur et ensuite de l’Empire impose à l’Eglise une
relation plus étroite à l’Etat. Elle se « mondanise » : ce qui est du
monde devient simplement subordonné à ce qui est hors-du-monde. Du même
coup, l’individualisme, porteur de l’élément extramondain, peut se
développer librement au détriment de la communauté. Cette
« mondanisation » s’opère en deux étapes. D’abord, le pape Gélase
développe une théorie de la relation entre l’Eglise et l’Empereur qui
aboutit à une dyarchie hiérarchique, faisant la distinction hiérarchique
entre l’auctoritas du prêtre et la potestas du
souverain. Le prêtre est subordonné au souverain dans les affaires
mondaines qui concernent l’ordre public. On a affaire à une
« complémentarité hiérarchique » (20). Puis, au VIIIème siècle, se
produit un changement majeur. Les papes rompent leurs liens avec Byzance
et s’arrogent le pouvoir temporel suprême en Occident. L’Eglise prétend
maintenant régner, directement ou indirectement, sur le monde, ce qui
signifie que l’individualisme chrétien est maintenant engagé dans le
monde à un degré sans précédent.
Tels
sont les stades de la transformation de l’individu-hors-du-monde à
l’individu-dans-le-monde : l’individu chrétien, étranger au monde à
l’origine, s’y trouve progressivement de plus en plus profondément
impliqué. L’Histoire de l’Europe chrétienne va devenir l’Histoire de la
diffusion progressive de l’individualisme. « Par étages, la vie mondaine
sera ainsi contaminée par l’élément extramondain jusqu’à ce que,
finalement, l’hétérogénéité du monde s’évanouisse entièrement. Alors le
champ entier sera unifié, le holisme aura disparu de la représentation,
la vie dans le monde sera conçue comme pouvant être entièrement
conformée à la valeur suprême, l’individu hors-du-monde sera devenu le
moderne individu-dans-le-monde » (21).
Laïcisation de l’individualisme
L’étape
suivante est la laïcisation. A partir de la Renaissance, le
christianisme, confronté à la Réforme protestante, ne peut plus
organiser naturellement la vie collective. La religion « cesse le garant
d’une structure hiérarchique : elle révèle, au plan politique, sa
charge égalitaire » écrit Paul Claval (22).
La
laïcisation des valeurs chrétiennes fait de l’individualisme, de
l’égalitarisme et de l’universalisme des notions concrètes de la vie
profane. L’Etat moderne est une « église transformée », dixit Louis
Dumont, qui ne règne que sur des individus. L’individualisme progresse, à
partir du XIIIème siècle, à travers l’émancipation d’une catégorie : le
politique, et la naissance d’une institution, l’Etat. Le processus
culmine chez Calvin qui fait du monde une vaste théocratie, où règne la
valeur individualiste. Avec lui, « la dichotomie hiérarchique qui
caractérisait notre champ d’étude prend fin : l’élément mondain
antagonique, auquel l’individualisme devait jusque-là faire une place,
disparaît entièrement dans la théocratie de Calvin. Le champ est
absolument unifié. L’individu est maintenant dans le monde, et la valeur
individualiste règne sans restriction ni limitation. Nous avons devant
nous l’individu-dans-le-monde » (23).
Le
libéralisme a hérité de la conception individualiste, égalitariste et
universaliste, induite par le christianisme. Pour Dumont, à partir du
XVIIIème siècle, l’émancipation de la catégorie économique représente, à
son tour, par rapport à la religion et à la politique, à l’Eglise et à
l’Etat, un progrès de l’individualisme. « La vue économique est
l’expression achevée de l’individualisme » précise-t-il (24). Dans un
premier temps historique, le libéralisme hérite de la justification
religieuse de l’individualisme : « Pour Locke, concevoir la société
comme juxtaposition d’individus abstraits fut possible seulement parce
que, aux liens concrets de la société, il pouvait substituer la moralité
en tant qu’elle réunit ces individus de l’espèce humaine sous le regard
de Dieu » (25). Il insiste : « La substitution à l’homme comme être
social de l’homme comme individu a été possible parce que le
christianisme garantissait l’individu en tant qu’être moral » (26). La
moralité prend alors appui sur la foi « pour offrir un substitut au
holisme dans l’espèce humaine en tant que porteur de l’obligation
morale » (27). Dans un deuxième temps, lorsque la religion, victime du
processus de désacralisation, de désensorcellement, de désenchantement (Entzauberung)
du monde, mis en œuvre par le rationalisme, commence à perdre de son
influence, les bases morales du libéralisme tendent à s’effacer tandis
que, parallèlement, le goût de l’effort et de la discipline du travail
individuel sont progressivement remplacés par la recherche hédoniste du
bonheur individuel. Avec l’affaiblissement de la croyance en Dieu,
l’individualisme changera de pôle : il ne s’exprime plus sous la forme
d’une volonté tendue vers l’effort, la glorification de Dieu dans le
monde, mais sous celle d’un pur hédonisme, d’un désir de jouissance et
la recherche du bonheur.
La
sécularisation des idéologies religieuses, la laïcisation de
l’individualisme entraîne, nécessairement, le matérialisme. La recherche
individuelle du bonheur, sans prise en considération de l’intérêt
collectif, fait de la conquête des choses, et non plus du dépassement de
soi, le but essentiel de l’existence. C’est ainsi que La Déclaration d’Indépendance
américaine, proclamée à Philadelphie, le 4 juillet 1776, insiste moins
sur les droits politiques du citoyen que sur la recherche pour l’homme
du bonheur, sur le droit de l’individu à résister à toute souveraineté
qui entraverait son libre arbitre et son bon plaisir. On y trouve, en
effet, cette formule révélatrice : « Nous considérons comme des vérités
évidentes par elles-mêmes que les hommes naissent égaux ; que leur
Créateur les a dotés de certains droits inaliénables, parmi lesquels
sont la vie, la liberté, la recherche du bonheur (pursuit of happiness);
que les gouvernements humains ont été institués pour garantir ces
droits ». Chez les Pères de l’Indépendance on retrouve donc l’idée, déjà
formulée chez Hobbes, Locke ou Rousseau, que l’individu constitue
l’unité de base de la vie. Or, remarque à juste titre Guillaume Faye,
« une telle idée, aujourd’hui, rejetée par les sciences sociales et
l’éthologie, provient, comme l’on montré Halbwachs et Baudrillard, de la
transposition politique du dogme chrétien du salut individuel. Le
destin collectif et historique se trouve mis entre parenthèses, rendu
provisoire, au profit du destin existentiel de l’individu » (28).
Karl
Marx n’échappe pas à cette vue-du-monde. Le sociologue et économiste
révolutionnaire-conservateur autrichien Othmar Spann avait déjà souligné
la prédominance des traits individualistes chez lui (29). De même,
Dumont soutient la thèse que « Marx est essentiellement individualiste »
(30). Dans le marxisme, peuples et nations ne sont qu’accessoires par
rapport à cette humanité potentielle, simple somme d’individus elle
aussi, qu’est la classe. « Le but de Marx demeure l’émancipation de
l’homme par la révolution prolétarienne, écrit Dumont, et ce but est
construit sur la présupposition de l’individu » (31). La conception de
l’homme comme individu est ainsi à la base de la théorie de la
valeur-travail, chez Ricardo comme chez Marx. Pour lui, la cause est
entendue : « Le socialiste Marx croit à l’Individu d’une manière qui n’a
pas de précédent chez Hobbes, Rousseau et Hegel et même, dirait-on,
chez Locke » (32).
Postmodernité et néo-individualisme
Dans
les années 70, les sociétés occidentales développées entrent dans un
processus de changement radical quant à leur mode d’organisation social,
culturel et politique, qui équivaut à un changement complet de
civilisation. C’est alors que le concept de postmodernité fait son
apparition pour désigner ce changement complet de civilisation. Il
renvoie à plusieurs éléments : l’effondrement de la rationalité et la
faillite des « grands récits » ou « métarécits » (33), la fin de l’ère
industrielle productiviste, la consommation de masse, la montée de
l’individualisme, le dépérissement des normes d’autorité et de
discipline, la désaffection pour les passions politiques et le
militantisme, la désyndicalisation.
Le philosophe Gilles Lipovetsky a produit une magistrale analyse de ce phénomène dans des essais brillants comme L’ère du vide et L’Empire de l’éphémère.
Il estime que la société postmoderne est caractérisée avant tout par un
néo-individualisme hédoniste et autiste, ce qu’il appelle la « seconde
révolution individualiste » : engouement pour les nouvelles technologies
et les sports de glisse, indifférence à autrui, désinvestissement de la
vie publique, perte de sens des grandes institutions sociales et
politiques, dissolution de la mémoire collective, relativisme moral,
narcissisme exacerbé, « cocooning » de la jeunesse. Autant de thèmes à
rapprocher des travaux du sociologue américain Christopher Lasch qui,
dans La culture du narcissisme, met l’accent sur l’apparition
d’un nouveau type d’individu caractérisé par une « personnalité
narcissique ». Loin de s’alarmer de l’inéluctable progression de cet
individualisme de masse, Lipovetsky s’en félicite. Finie la contrainte
autoritaire, voici venu le temps de l’explication et du dialogue. Pour
lui, cet individualisme contemporain est une « chance démocratique ».
Mais,
depuis les attentats du 11 septembre 2001, les choses auraient changé.
L’individu jouissif de la postmodernité serait devenu un individu
anxieux. Au désir d’affranchissement de toutes les normes, aurait
succédé une demande généralisée de protection, une obsession de la
santé, et une inquiétude vis-à-vis du futur. Nous aurions basculé dans
les Temps hypermodernes (34), caractérisés par l’ « hyper » :
hyper-puissance américaine, hyperconsommation et hypernarcissisme. Fin
de la postmodernité, bienvenue à l’hypermodernité ! Lipovetsky insiste
sur la recomposition de notre rapport au temps. C’est le règne de
l’économie du stock zéro, de la production à flux tendu, de la
consommation immédiate. Le passé étant invalidé, le futur apparaissant
comme incertain voire risqué, reste le présent qui devient l’axe central
du rapport au temps. L’ici et maintenant est prédominant. Le triomphe
de l’instantanéité signe l’abandon de toute attitude prométhéenne. Le
présent hédoniste l’emporte.
Robert
Steuckers a parfaitement résumé la généalogie intellectuelle de
l’individualisme moderne tel que nous venons de la décrire :
« L’Occident a raisonné depuis mille ans en termes de salut individuel,
lors de la phase religieuse de son développement, en termes de profit
individuel, lors de sa phase bourgeoise et matérialiste, en termes de
narcissisme hédoniste, dans la phase de déliquescence totale qu’il
traverse aujourd’hui ».
Edouard Rix, Terre & Peuple magazine, solstice d’été 2011, n°48, pp. 11-15.
NOTES
(1) M. Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, Paris, 1964, p. 122, note 23.
(2) H.S. Maine, Ancient Law, Oxford University Press, Londres, 1959, p. 106.
(3) Ibid, p. 103.
(4) Ibid, p. 106.
(5) Ibid, p. 104.
(6) Ibid, p. 141.
(7) M. Abélès, Anthropologie de l’Etat, Petite bibliothèque Payot, Paris, 2005, p. 46.
(8) L. Dumont, Homo hierarchicus. Essai sur le système des castes, Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences humaines, Paris, 1966, p. 23.
(9) Ibid.
(10) L. Dumont, Homo aequalis. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Gallimard, Paris, 1977, p. 12.
(11) Ibid.
(12) L. Dumont, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Seuil, coll. Esprit, Paris, 1983, p. 37.
(13) Ibid.
(14) G. H. Sabine, A History of Political Theory, Londres, 1963, p. 137.
(15) L. Dumont, Essais sur l’individualisme, op.cit., p. 39.
(16) L. Dumont, « La genèse chrétienne de l’individualisme. Une vue modifiée de nos origines », Le Débat, septembre-octobre 1981, 15, p. 127.
(17) Ibid, p. 129.
(18) L. Dumont, Essais sur l’individualisme, op.cit., p. 40.
(19) Ibid, p. 58.
(20) Ibid, p. 53.
(21) L. Dumont, « La genèse chrétienne de l’individualisme », op. cit., p. 130.
(22) P. Claval, « Idéologie et démocratie », in Michel Prigent, éd., Les intellectuels et la démocratie, PUF, Paris, 1980, p. 81.
(23) L. Dumont, Essais sur l’individualisme, op.cit., p. 60.
(24) Ibid, p. 23.
(25) L. Dumont, Homo aequalis, op. cit., p. 81.
(26) Ibid.22)
(27) Ibid, p. 80.
(28) G. Faye, Le Système à tuer les peuples, Copernic, Paris, 1981, p. 100.
(29) O. Spann, Der wahre Staat, 1931, pp. 130-131.
(30) L. Dumont, Homo aequalis, op. cit., p. 139.
(31) Ibid, p.197.
(32) L. Dumont, Essais sur l’individualisme, op.cit., p. 111.
(33) J.F. Lyotard, La condition postmoderne, éditions de Minuit, Paris, 1979.
(34) G. Lipovetsky, Les Temps hypermodernes. Entretien avec Sébastien Charles, Grasset, Paris, 2004.
BIBLIOGRAPHIE
M. Abélès, Anthropologie de l’Etat, Petite bibliothèque Payot, Paris, 2005, 253 p.
L. Dumont, Homo hierarchicus. Essai sur le système des castes, Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences humaines, Paris, 1966, 445 p.
L. Dumont, Homo aequalis. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Gallimard, Paris, 1977, 270 p.
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C. Lasch, La culture du narcissisme, Champs Flammarion, Paris, 2006, 332 p.
G. Lipovetsky, L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Gallimard, Paris, 1983, 246 p.
G. Lipovetsky, L’empire de l’éphémère : la mode et son destin dans les sociétés modernes, Gallimard, Paris, 1987, 345 p.
G. Lipovetsky, Les Temps hypermodernes. Entretien avec Sébastien Charles, Grasset, Paris, 2004, 186 p.
J.F. Lyotard, La condition postmoderne, éditions de Minuit, Paris, 1979, 128 p.
H.S. Maine, Ancient Law, Oxford University Press, Londres, 1959, p. 106.