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dimanche 9 février 2014

Le vent de la mondialisation emporte-t-il les structures du monde ? Les cinq i

Chronique RDN n°18 – Le vent de la mondialisation emporte-t-il les structures du monde ? Les cinq i

Quelle est longue cette transition stratégique commencée avec la fin de la guerre froide ! 25 ans déjà, un quart de siècle, une génération. Le temps file et, vu des pays développés, le monde semble se déconstruire sous leurs yeux au fur et à mesure que le leadership leur échappe et que les structures émergentes investissent, avec leurs besoins, leurs frustrations et leurs projets, l’arène internationale. Cette glissade stratégique apparaît à beaucoup comme incontrôlée et irréversible. Certains incriminent la mondialisation ou ses obstacles et pestent contre l’arriération étatique, la résistance nationale au progrès ; d’autres en profitent sans vergogne pour s’ériger en centres de puissance ou de profits.
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Voici quelques variations sur ce thème pour commencer l’année 2014.
1-
Il est vrai qu’au début des années 1990, on avait le sentiment fort de quitter un point d’équilibre tendu mais somme toute assez confortable avec ses règles du jeu fourbies pour la guerre froide et ses comportements prévisibles des différents joueurs de la planète stratégique. On rêvait déjà d’un nouveau point d’équilibre, plus vertueux dont la diplomatie préventive et le progrès économique et social seraient les clés de voûte. Pourtant ces perspectives ont buté sur des inerties sociopolitiques et ethno économiques partout dans le monde et ont même ravivé des cicatrices à vif depuis la fin des empires du XIXe siècle (Balkans, Levant, Afrique). Trois facteurs de rupture stratégique étaient aussi à l’œuvre depuis longtemps dont on a alors pris progressivement la mesure pour constater qu’ils changeaient profondément la donne stratégique. On les connait pour les avoir souvent énoncés comme une litanie : la révolution démographique (la planète est en route vers une population de plus de 9 milliards d’habitants), l’exigence économique (la consommation actuelle des ressources de la planète n’est plus soutenable) et la globalisation des marchés (elle induit un bazar économique incontrôlable avec la financiarisation systémique des productions et la déconnexion entre producteurs et consommateurs). Ces facteurs semblent interdire tout nouveau point d’équilibre à court et moyen terme et affectent profondément la gouvernance mondiale. Ils introduisent des biais nouveaux, définissent une autre géostratégie et une nouvelle géo-économie et modifient la hiérarchie des puissances.

2-
C’est ainsi que, depuis 25 ans, on déconstruit des pans entiers des structures anciennes pour s’adapter tant bien que mal à ces facteurs de rupture sans vraiment pouvoir établir une nouvelle cohérence. De nouveaux acteurs sont à la manœuvre qui contournent les États, par-dessus, –par une forme de supranationalité économique transversale– et par-dessous, –par la multiplication d’activités infra-étatique et transnationales. Médias, marchés, lobbies, multinationales, ONG, fondamentalismes de toutes sortes et maintenant groupes mafieux et syndicats du crime organisé se sont substitué à l’autorité des Etats pour mettre la gouvernance mondiale en coupe réglée au profit de leurs commanditaires.

3-
Dans ce mouvement de démontage d’une forme d’ordre étatique établi et d’une manière de communauté internationale responsable, des rêves s’évanouissent, des objectifs deviennent inaccessibles, des principes se révèlent d’application bien relative et des procédures sont inopérantes. Ainsi en va-t-il de l’universalité, celle prônée par la charte de l’ONU et des droits de l’homme ; de la démocratie parlementaire pour tous ; de la concurrence économique généralisée comme facteur de progrès ou d’agrégation des États, comme la voyait l’Union européenne ; des « biens publics mondiaux » et des utopies qui lui sont rattachées de plus en plus accaparés par quelques uns, démasqués dans leurs entreprises ; de l’hyperpuissance américaine, à la puissance désormais relative, forcée de choisir sa direction stratégique principale en pivotant vers l’Asie ; des idéologies classiques sommées de se soumettre au principe de réalité, de l’économie sociale de marché d’en rabattre et du politique de composer avec les religions…

4-
Dans ce désordre qui se généralise, on voit également des fractures se creuser au milieu des continents, comme en Europe entre le Nord et le Sud, en Afrique de part et d’autre du Sahara. On voit des fragilités nouvelles apparaître en lien avec la fracture numérique et la manipulation systématique de l’information. On voit des séparations s’organiser selon des lignes ethno-religieuses que les Etats ne savent plus gérer. Des extrémismes qui fleurissent et avec eux de nouvelles guerres de religion qui éclatent, comme celle qui enflamme l’Oumma musulmane. De nouvelles conflictualités qui se préparent méthodiquement, avec la fabrication en cours de l’ennemi chinois, chargé de rassembler une communauté occidentale qui se dilue. Cet ennemi chinois rêvé qui finira bien par le devenir si l’on n’y prend garde, comme ses ancêtres le furent, l’ennemi iranien ou l’ennemi terroriste…

Comment ne pas être tenté dès lors par le diagnostic des 3i :

                      incertitudes, impuissance et donc impasse.

5-
C’est que la transition en cours depuis 25 ans s’éternise et que l’on s’épuise à l’analyser et à tenter, pour les uns de freiner les effets délétères de cette déconstruction qui affecte un ordre jusque là favorable, et pour les autres, de l’accélérer pour, avec ou sans un choc brutal permettant un chaos constructif, trouver un équilibre plus favorable à ses intérêts. Mais si la plupart des acteurs attend passivement une mutation brutale de l’ordre du monde, c’est que les efforts faits pour colmater les brèches, réparer l’ordre ancien ou rétablir des stabilités régionales ou transversales sont en fait découragés par les nouveaux venus dans la gouvernance mondiale : Etats dits émergents ou opérateurs économiques se comportant comme des Etats. Tout se passe comme si aucun nouveau point d’équilibre n’était possible avant la fin de la transition démographique de la planète, attendue pour le dernier quart de ce siècle. Et qu’en attendant, il fallait admettre une forme de jungle, celle qui s’établit au sein des Etats et entre des Etats qui se voient disputer leur autorité plus ou moins légitime par des acteurs nouveaux, transversaux, éphémères, anonymes. Le passage du monde des empires du XIXe siècle au monde des Etats-nations du XXe siècle a pris quelques décennies et nécessité quelques guerres. Celui du monde des Etats au monde des sociétés du XXIe siècle pourrait être bien plus long, avec de graves secousses, plus par des crises que par des guerres et plus par des orages de violence au sein des populations que par des révolutions classiques comme au XVIII et XIXe siècles.

6-
Aussi en attendant ce rendez-vous encore lointain d’une stabilité espérée vers 2075 , pour conjurer ce dépassement inquiétant du cadre étatique et éviter le collapse général du système du monde, on observe un peu partout un appel au retour des identités électives, des autorités assumées, à l’affirmation des intérêts collectifs de sociétés qui se recomposent selon des contrats sociaux et politiques réévalués que n’aurait pas reniés Jean-Jacques Rousseau. Car pour transposer la récente formule de Pierre Manent[1], la gouvernance mondialisée n’exige nullement que le stratégiste se laisse dominer par l’économie ou les médias. A côté de leurs nécessaires régulations, il reste de la place pour des valeurs à vocation universelle et derrière le système fonctionnel qu’ils forment, il y a de l’espace pour des ambitions régionales, des intérêts nationaux et des engagements sociaux, car leurs contraintes n’effacent pas les responsabilités étatiques. Car la complexité exige la volonté.

Aux trois i négatifs du diagnostic ajoutons-en deux, irrédentisme et inventivité.

CA2 Jean Dufourcq

rédacteur en chef de la RDN, de l’Académie de marine


[1] CF. Interview dans le Figaro du 17 janvier de Pierre Manent auteur de l’ouvrage Les métamorphoses de la cité – Essai sur la dynamique de l’Occident. Cette réflexion dont on saluera la profondeur et la lucidité rencontre une réflexion de la Lettre de Léosthène n°898 « Tentations autoritaires » du 7 janvier et les perspectives que trace Chantal Delsol dans son très récent ouvrage Les pierres d’angle – À quoi tenons-nous ? (Ed. du Cerf). La philosophe y montre que les responsabilités que les sociétés doivent assumer sont des dettes, des créances du passé qui constituent de fait le socle de l’avenir. On associera à ces deux références, celle de la communication que Pïerre Hassner a délivrée en Sorbonne le 27 janvier, qui abordait entre autres la régulation internationale et la transformation de la guerre, « risque réciproque assuré ». Il y a exploré la façon actuelle de la conjurer ou de la conduire « de façon latérale » dans des champs nouveaux (cyber, drones, forces spéciales), pour éviter l’obligation de la mener de façon frontale (chaire des Grands enjeux contemporains de l’Université Paris I Panthéon Sorbonne).