Propos et graphiques de Nicolas Lebourg recueillis par Lucie Soullier, « Changement de nom du FN : « On est loin d’une révolution doctrinale » », Le Monde, 3-4 juin 2018, p 7.
C’est en 1934 que naît l’idée de créer un « front national »
rassemblant toutes les chapelles nationalistes. Mais l’extrême droite
française reste divisée en une foule de groupuscules, même sous Vichy.
Après Mai 68 puis le départ de De Gaulle, de nombreuses tentatives
d’unification sont en concurrence. Sous l’influence et grâce aux
finances de leurs amis italiens, les néofascistes d’Ordre nouveau
lancent leur FN et contactent Jean-Marie Le Pen qui, lui-même, avait
dirigé des formations évoquant ce nom, dont le Front national des
combattants. C’est une légende de gauche que de croire que cela a un
quelconque rapport avec le FN qui avait existé dans la Résistance :
c’est une dénomination interne à ce champ, renvoyant à cette stratégie
dite de compromis nationaliste.
Non, la stratégie de compromis nationaliste a été remplacée par une
allégeance à la famille Le Pen depuis la scission mégrétiste de 1999.
Mais, comme le manque de cadres est criant, le FN s’est mis à les
repêcher individuellement depuis les municipales de 2014, où une
cinquantaine de membres des identitaires ont été élus sur ses listes. En
outre, pour l’essentiel de nos concitoyens, qu’ils soient pour ou
contre, c’est le lepénisme ou le marinisme qui existent, l’étiquette est
secondaire. Le FN peut espérer imposer « les nationaux » comme nouvelle
dénomination, mais on a vu la presse ne pas se laisser imposer « Les
Républicains » par la droite, parlant du « parti Les Républicains ». Sur
le plan doctrinal, le fondement du parti depuis les années 1980 est le
principe de préférence nationale. Dans le programme de 2017, il a été
réduit, mais on est loin d’une révolution doctrinale.
La présence d’anciens SS aux débuts du FN lui est souvent rappelée
par ses opposants. L’idée est donc qu’en rompant avec ses origines il y
aurait une rupture avec l’étiquette extrême droite. Jean-Marie Le Pen
avait lui-même pensé à cela après les présidentielles de 1974 et de
1988. Cela permet à sa fille d’éviter le débat sur son leadership et de
pouvoir justifier une évolution de programme. Mais il n’y a pas de
transformation culturelle ou programmatique.
On a évoqué le Rassemblement national populaire du collaborationniste
Marcel Déat. Mais on ferait mieux de penser au Rassemblement national
de 1954 qui regroupait des groupuscules contre ce qu’il était le premier
parti à nommer « le système », selon une formule alors empruntée à
l’extrême droite allemande de l’entre-deux-guerres. Ce RN avait été
balayé par la vague poujadiste. En 1986, les listes Rassemblement
national du FN groupaient moitié FN, moitié divers droite, mais, dès la
première réunion des 35 députés élus, Jean-Pierre Stirbois, numéro deux
du FN, exigeait d’eux qu’ils ne se revendiquent que frontistes.
Cela permet d’entretenir la confusion avec la famille politique dite
de « rassemblement national » qui traverse le clivage droite-gauche,
correspondant à des personnalités comme Napoléon III, le général de
Gaulle ou Jean-Pierre Chevènement. La force du FN est de fidéliser
fortement ceux qui le rejoignent. Mais si un bunker est quasi
imprenable, il est aussi quasi incapable de lancer une offensive à
découvert. D’où la question posée à partir de 1998 puis de 2015 par les
cadres les moins courtisans : les Le Pen veulent-ils le pouvoir ou jouir
du bonheur de disposer de cette niche ? Il leur faut donner le
sentiment qu’ils offrent une perspective.
Les européennes vont être importantes car le FN étant sorti en tête
la dernière fois, une baisse, même légère, sera mauvaise pour son
storytelling. Mais, si le FN a échoué à se convertir en parti ayant une
offre politique complète, il se replie sur ce qui fait son succès : le
rejet de l’immigration et de la société multiculturelle, le désir
d’unité et d’autorité. Sur ces points, il y a une demande sociale qui
peut lui donner encore de très grands succès. L’intérêt de ses cadres
serait une reprise de la stratégie des régionales de 1998 lors des
prochains scrutins locaux, dire : « Nous sommes pour la préférence
nationale », car c’est le moteur du vote FN ; mais ajouter : « Comme
celle-ci n’est pas applicable à l’échelle locale, nous faisons des
alliances pour localement participer au pouvoir. » Le parti donnerait
ainsi des perspectives d’embourgeoisement et de réussite à court terme
et un horizon mobilisateur pour les présidentielles suivantes.
Après le second tour de mai 2017, un cadre du FN m’a demandé : « Sincèrement, est-ce que vous pensez qu’on peut se débarrasser de Marine ? » Je
lui ai répondu que j’étais désolé mais que, comme il le savait,
l’application des statuts de son parti la rendait indéboulonnable avant
un troisième échec à la présidentielle. Par ailleurs, elle habite le
segment. On le voit quand on regarde dans une base de données les
dizaines de milliers d’articles de presse publiés avec les noms des deux
présidents consécutifs du FN, ainsi que les formules « extrême droite »
et « Front national ». On observe non seulement un emballement de leur
production, montrant qu’il y a eu une bulle spéculative autour de Marine
Le Pen et du FN, mais, quand on regarde le jeu de proportions entre les
sujets, on voit aussi comment « Marine Le Pen » a pris toute la place,
faisant reculer « extrême droite » et supplantant « Front national ».
Elle les a vampirisés, légitimant son aventure personnelle. Débarrassée
de Florian Philippot et de Marion Maréchal-Le Pen, si elle peut se
présenter en 2022, elle n’aura pas de concurrence sérieuse dans son
champ. Après, tout sera ouvert pour ceux qui se seront préparés.
De quoi le Front national était-il le nom ?
Assiste-t-on à l’enterrement du FN ?
Quelle stratégie se cache derrière ce changement de nom ?
L’objectif est donc de respectabiliser le parti d’extrême droite. Pourtant, ce « Rassemblement national » a lui aussi des échos peu consensuels dans l’histoire…
Ces références aux précédents RN sont-elles volontaires ?
Le FN-RN prône le « rassemblement », mais à
l’intérieur de lui-même. Les alliances avec d’autres partis sont-elles
finalement une priorité ?
Notre système institutionnel impose des alliances. Au congrès de
1990, le FN dit pour la première fois qu’il est candidat au pouvoir,
mais qu’il y arrivera seul, sans alliances. Trente ans après, cela ne
marche toujours pas et, dans le questionnaire adressé aux militants pour
le congrès 2018, il leur était demandé d’adouber des alliances avec des
personnalités, et non des partis. C’est la logique de ce que le parti
et la presse nomment les prises de guerre, mais cela ne déplace pas
électoralement des groupes sociaux significatifs.
N’y a-t-il pas un risque de déperdition d’électeurs et de militants avec ce changement ?
Marine Le Pen peut-elle encore réellement rassembler ?