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samedi 30 juin 2018

La Marche Blanche de Bucarest : Réveil roumain, ou début de la fin du PSD ?

Par Modeste Schwartz.

Roumanie – Après des mois d’hésitations, au cours desquels il semblait qu’il ne serait jamais capable d’aucune réaction, le Parti Social-Démocrate au pouvoir à Bucarest a finalement, samedi 9 juin, décidé de faire descendre dans la rue une (petite) partie de son impressionnante majorité électorale, de façon à ne plus laisser le monopole des manifestations à l’infime minorité électorale qui pensait, il y a encore une semaine, détenir une sorte de monopole du mécontentement et du slogan. Apparemment, pari gagné : des centaines de milliers de manifestants (surtout provinciaux et méridionaux) ont réclamé l’abolition de « l’Etat parallèle » constitué par les « services » (comprendre : la police politique) et un parquet anti-corruption fonctionnant au grand jour comme un instrument de chantage politique au service des sponsors occidentaux de feu le système Băsescu ; exalté par la projection d’un très bon match de tennis gagné par leur championne nationale Simona Halep, ils ont acclamé le premier ministre Viorica Dăncilă, mais plus encore « l’homme fort » du PSD, Liviu Dragnea, qu’on a vu prendre un véritable bain de foule (à peine troublé par quelques provocateurs – qui ont néanmoins pu arriver sans problèmes à sa hauteur – contredisant ainsi de facto l’image de « clique inaccessible » qu’il s’efforcent eux-mêmes de propager à propos des leaders du PSD).
Visiblement inspirée des Marches de la Paix organisées pour le FIDESZ par Zsolt Bayer en Hongrie, cette manifestation tout de blanc vêtue (par allusion, semble-t-il, à la présomption d’innocence, si largement oubliée par ici) est l’aboutissement d’une longue marche vers la sortie du silence autiste dans lequel la majorité au pouvoir s’enfermait depuis plus d’un an, servant de punching ball muet à la hargne de la « société civile » de G. Soros et des fondations politiques allemandes. Cette descente du PSD dans la rue, dont il était question depuis plus d’un mois, était initialement censée prendre pour thème principal le refus – anticonstitutionnel, au demeurant – qu’oppose le président (issu du parti d’opposition « de droite » PNL) aux demandes d’organisation d’un référendum sur le thème de la famille (qui, compte tenu de l’opinion dominante en Roumanie, conduirait ipso facto, comme en Hongrie, à l’inscription dans la constitution du caractère hétérosexuel du mariage). Une gay pride avait d’ailleurs été organisée, préventivement, en parallèle, le même jour, quelques centaines de mètres plus loin ; elle s’est déroulée, minuscule comme toujours, sans aucun incident notable. On peut néanmoins voir un éventuel signe de faiblesse du PSD dans le fait qu’il ait finalement renoncé à cette thématique pour se concentrer sur celle des « abus du système judiciaire » : a-t-on craint que l’aile « gauchiste » du parti (incarnée par la sorosiste Corina Crețu – mais avec laquelle la très versatile Viorica Dăncilă a aussi flirté par le passé) ne se désolidarise – favorisant ainsi la tentative de mutinerie (pour l’instant plutôt ratée) dirigée de l’extérieur du parti par l’ancien premier-ministre Victor Ponta (qui se rêve désormais « Macron roumain ») ?
Moins transversal que celui de la famille, le thème de la lutte des instances démocratiquement élues contre le « binôme » (« services » + parquet anti-corruption) – c’est-à-dire une sorte de préfecture coloniale instituée par Washington et Bruxelles pour limiter la souveraineté du peuple roumain en attendant qu’il ne « mûrisse politiquement » – s’est avéré, lui aussi, fort porteur. Exhibant un mépris de classe sans bornes, les journalistes du camp libéral se sont acharnés à « piéger » des manifestants (pour la plupart de pauvres salariés ruraux sans fortune personnelle) à l’écran, en leur demandant s’ils avaient personnellement été victimes d’abus judiciaires ; il serait facile de leur répondre que ledit binôme, par chantage, a imposé pendant des années (et continue dans une certaine mesure à imposer) à la Roumanie des politiques gouvernementales (héritées de l’ère Băsescu) qui ne jouissent d’aucune sorte de soutien démocratique, et dont ces manifestants ont, pour la plupart, fait les frais : privatisation abusives (comme celle de la distribution de gaz à E.on Ruhrgaz au Nord et Elf Aquitaine au Sud, qui, en position de monopole, surfacturent au consommateur roumain le même gaz russe et roumain qu’il consomme depuis que Ceaușescu a fait poser ces conduites désormais usurpées par l’oligopole occidentale), politiques de rigueur budgétaire (qui, comme partout ailleurs, n’ont conduit à aucune amélioration macro-économique, mais ont provoqué un exil économique massif des jeunes) et réformisme sociétal importé (agenda LGBT, instrumentalisation politique de la minorité tzigane, de la condition des femmes, etc.).
Confrontée à ce crime de lèse-maïdan, la minorité libérale (qui domine largement les médias roumains) a d’ailleurs produit des réactions de haine hystérique qui semblent être le copier-coller de celles des libéraux hongrois face aux Marches de la Paix – en un peu plus ridicule si possible, puisque ces « journalistes » « horrifiés » par la manifestation pro-PSD sont, presque sans exceptions, ceux-là même qui encensaient les « manifestations anti-corruption » organisées l’an dernier. Comme nous l’avions souligné à l’époque, ces manifestations pro-UE et anti-PSD, auxquelles se joignait volontiers – en violation flagrante des obligations liées à son statut – le président Johannis, n’étaient en rien plus spontanées que celle de samedi dernier, leur organisation étant le fait d’un dense tissu d’ONG financées par l’Occident et pour la plupart pilotées depuis la « galaxie Soros » ; leur organisation n’était pas non plus moins onéreuse, et bénéficiait même du soutien affiché (sous forme de distribution d’aliments et de boissons) des succursales locales de banques occidentales (comme Raiffeisen) ; on accuse actuellement des entreprises proches du PSD d’avoir « forcé » leurs employés à participer à la marche anti-abus de samedi, mais les multinationales (notamment du secteurs informatique) présentes à Bucarest n’avaient à l’époque pas caché qu’elles accordaient des journées de congé extraordinaires à ceux de leurs employés qui « voulaient » aller manifester contre le PSD (sans préciser le sort réservé à ceux qui n’auraient pas voulu).
Ce dernier exemple illustre bien l’incompatibilité du projet (vaguement) autochtoniste défendu (au moins en paroles) par le PSD et le type d’économie coloniale « à l’africaine » qui s’est développé à l’issue des réformes de l’époque Băsescu (prolongée, par certains aspects, après la chute de ce dernier par les gouvernements de V. Ponta) : ces employés de multinationales, gagnant de 3 à 10 fois un SMIC roumain, affichent un ultra-libéralisme anti-fiscaliste d’autant plus féroce qu’ils doivent une grande partie de leur arrogante réussite à l’exemption d’impôt de facto (à travers l’off-shoring) dont bénéficient leurs employeurs – lesquels employeurs ne s’abstiennent néanmoins pas d’utiliser les infrastructures roumaines, construites par ces retraités méprisés et entretenues au frais des contribuables non-exemptés (c’est-à-dire notamment des PME de province, à capital roumain, dont les employés sous-payés étaient largement représentés au meeting pro-PSD de samedi…). On voit ici de la façon la plus concrète comment la trahison économique de facto de ce qu’on appelle en Roumanie le « secteur corporatiste » ne peut pas ne pas être le revers d’une trahison politique. Comme de juste, une des critiques les plus féroces formulées contre le meeting pro-PSD, écrite par un expat anglo-saxon, Craig Turp, a été publiée par Emerging Europe, site parmi les sponsors duquel on trouve la plupart des grands noms de l’outsourcing occidental de Roumanie.
Cette guerre civile des multinationales (en situation d’évasion fiscale massive) et des PME (à qui ces dernières reprochent… de vivre sur fonds publics !) et des métropoles (à commencer par Bucarest et Cluj) contre les provinces recouvre aussi des aspects culturels, que les contenus audio-visuels hostiles consacrés au meeting anti-abus ne manquent pas – avec la savoureuse naïveté des convertis de fraîche date à la religion progressiste, convaincus d’être du bon côté de l’Histoire – de souligner, voire de caricaturer : tandis que les maïdan avortés de 2017 « dégénéraient » facilement en festivals de rue de tambours africains, de techno/rave ou de musiques New-Age, la Roumanie rurale de samedi dernier est montée à Bucarest avec ses fanfares populaires ; et s’il était probablement bien moins aisé de s’y procurer un joint ou un rail de speed, il faut reconnaître que la bière, elle, y a coulé à flots. Ajoutons que les pages Facebook anti-PSD, à l’approche de cette manifestation se déroulant le même jour qu’une marche des fiertés homosexuelles, ont partagé jusqu’à la nausée la blague suivante : un père, voyant que son fils se prépare à participer à une manifestation samedi dernier, lui lance « J’espère que tu es gay ! » – et nous aurons complété le portrait de cette « droite » roumaine dont la haine de classe est l’unique survivance conservatrice, et qui n’est chrétienne qu’aux jours de commémorations anticommunistes.
Mais revenons sur le fond. La presse « anti-corruption », Craig Turp en tête, accuse Liviu Dragnea d’avoir voulu organiser une « démonstration de force » en prévision de l’audience du 21 juin censée se prononcer sur les accusations de « corruption » formulées à son encontre par le Parquet Anti-Corruption de Laura C. Kövesi – c’est-à-dire de mettre parti et gouvernement au service d’intérêts privés et mafieux. L’ennui, c’est que – comme il est d’ailleurs même possible de le lire entre les lignes de Craig Turp, qui ne croit plus devoir défendre « qu’une partie » du système judiciaire – même une partie des juges roumains, ayant compris qu’ils avaient une chance d’échapper au chantage du binôme, ont commencé à se rebeller contre cet arbitraire sans précédent depuis la chute de Nicolae Ceaușescu, dont les vrais héritiers, en termes de méthodes, sont l’équipe Kövesi-Macovei-Johannis, et non le PSD. Le 31 mai dernier, la Cour Constitutionnelle a déclaré que le président Johannis abusait de ses prérogatives en bloquant le remplacement de Laura C. Kövesi à la tête du Parquet Anti-Corruption, réclamée par son ministre de tutelle, le ministre de la justice Tudorel Toader. La réalité de la situation roumaine actuelle est donc celle d’un putsch civil/policier de basse intensité, couvert par l’idéologie « anti-corruption », et dont le but n’est autre que celui de frustrer une très claire majorité démocratique du bénéfice de son vote. En Roumanie, comme dans bien des pays de l’Europe actuelle, les amis de l’UE ne sont plus ceux de la démocratie, et comme il est difficile de brandir, comme en Italie, face aux Roumains (dont les maigres économies sont rarement placées en banque ou en bourse) « la punition des marchés », ces amis de « l’Etat de droit » dictatorial sont revenus aux bonnes vieilles méthodes que leur dame-patronnesse Monica Macovei, procureur dès l’époque communiste, appliquait déjà sous Ceaușescu : la fourgonnette et le cachot. Le fait que le seul parti roumain de premier plan (celui du président Johannis) qui soutienne sans réserve ce retour aux heures les plus sombres de la rééducation de masse s’intitule « national et libéral » n’est que la cerise caragialesque au sommet de ce beau gâteau cuit selon les recettes du baroque balkanique.
Vue aérienne de l’événement. Photo : Partidul Social Democrat
Mais c’est aussi là que le bas blesse pour le PSD qui, au pouvoir au Parlement depuis 6 ans et au gouvernement depuis le départ du très douteux Victor Ponta, se comporte malgré tout encore et toujours comme un parti d’opposition, dénonce, récrimine, et n’agit pas. Il peut certes évoquer le sabotage institutionnel – à la limite de la haute trahison, compte tenu de ses liens avec des puissances étrangères – pratiqué par Klaus Johannis, lorsqu’il s’agit de démettre la très compromise Laura C. Kövesi. En revanche, on voit mal quel obstacle légal a pu empêcher la coalition au pouvoir de réintroduire l’imposition progressive, de mettre fin aux privilèges fiscaux des multinationales, voire (comme en Hongrie) de renationaliser une partie des secteurs stratégiques privatisés de façon abusive et frauduleuse par les régimes antérieurs. En dehors de hausses salariales fort bien venues (et d’ailleurs inéluctables, sur un marché où la croissance se heurte de plus en plus à la muraille de la démographie), et de la gratuité des trains pour ces mêmes étudiants qui aiment tant le persifler, il faut bien reconnaître que le PSD n’a pour l’instant pas fait grand-chose pour sa base, reconduisant même année après années les budgets pharaoniques de ces mêmes « services » que son discours officiel accuse d’ingérence politique au service de l’étranger ! Pour l’instant, la Roumanie profonde semble – comme l’a démontré le meeting de samedi, en dépit des ridicules insinuations de Craig Turp – faire encore confiance au PSD pour prendre réellement son parti, inverser le naufrage migratoire et démographique en cours et relancer la modernisation des infrastructures (ce qu’un partenariat Roumanie-V4, dans le cadre de la politique hongroise d’ouverture à l’Est, lui permettrait d’ailleurs de faire). Mais il faut bien reconnaître que cette confiance repose plus sur la parole donnée que sur d’éventuels gages – et que si Dragnea tarde trop à s’acquitter de son mandat réel, il pourrait finir par se le voir retirer. De ce point de vue, la toute dernière échéance sera probablement celle des élections présidentielles de 2019, que ledit Dragnea a de bonnes chances de gagner contre l’impopulaire Johannis… à condition de rester en liberté jusque-là. 

A moins, bien sûr, que Klaus Johannis – le « last good guy standing » de Craig Turp, qui pour l’instant « joue la montre » – ne s’entête à refuser le remplacement de Laura C. Kövesi – auquel cas, compte tenu de l’arrêt récent de la Cour Constitutionnelle, il s’exposera à un vote de suspension au Parlement, débouchant de façon prévisible sur une suspension de 30 jours au cours de laquelle son remplaçant par intérim (probablement le président du Sénat, Călin Popescu Tăriceanu, à la tête du petit parti nationaliste ALDE, allié au PSD de Dragnea) aura le temps de finir ses devoirs à sa place. Au terme de la période de suspension, il devra se soumettre au résultat d’un référendum de confirmation, qui pourrait hâter la chute de la présidence dans le camp PSD-ALDE. On peut donc s’attendre au cours des prochaines semaines à des réactions violentes du binôme, d’autant plus dures que leurs auteurs sont maintenant presque désespérés.