Par Modeste Schwartz.
Roumanie – Après
des mois d’hésitations, au cours desquels il semblait qu’il ne serait
jamais capable d’aucune réaction, le Parti Social-Démocrate au pouvoir à
Bucarest a finalement, samedi 9 juin, décidé de faire descendre dans la
rue une (petite) partie de son impressionnante majorité électorale, de
façon à ne plus laisser le monopole des manifestations à l’infime
minorité électorale qui pensait, il y a encore une semaine, détenir une
sorte de monopole du mécontentement et du slogan. Apparemment, pari
gagné : des centaines de milliers de manifestants (surtout provinciaux
et méridionaux) ont réclamé l’abolition de « l’Etat parallèle »
constitué par les « services » (comprendre : la police politique) et un
parquet anti-corruption fonctionnant au grand jour comme un instrument de chantage politique
au service des sponsors occidentaux de feu le système Băsescu ; exalté
par la projection d’un très bon match de tennis gagné par leur
championne nationale Simona Halep, ils ont acclamé le premier ministre
Viorica Dăncilă, mais plus encore « l’homme fort » du PSD, Liviu
Dragnea, qu’on a vu prendre un véritable bain de foule (à peine troublé
par quelques provocateurs – qui ont néanmoins pu arriver sans problèmes à
sa hauteur – contredisant ainsi de facto l’image de « clique
inaccessible » qu’il s’efforcent eux-mêmes de propager à propos des
leaders du PSD).
Visiblement inspirée des Marches
de la Paix organisées pour le FIDESZ par Zsolt Bayer en Hongrie, cette
manifestation tout de blanc vêtue (par allusion, semble-t-il, à la
présomption d’innocence, si largement oubliée par ici) est
l’aboutissement d’une longue marche vers la sortie du silence autiste
dans lequel la majorité au pouvoir s’enfermait depuis plus d’un an,
servant de punching ball muet à la hargne de la « société civile » de G.
Soros et des fondations politiques allemandes. Cette descente du PSD
dans la rue, dont il était question depuis plus d’un mois, était initialement censée
prendre pour thème principal le refus – anticonstitutionnel, au
demeurant – qu’oppose le président (issu du parti d’opposition « de
droite » PNL) aux demandes d’organisation d’un référendum sur le thème
de la famille (qui, compte tenu de l’opinion dominante en Roumanie,
conduirait ipso facto, comme en Hongrie, à l’inscription dans la
constitution du caractère hétérosexuel du mariage). Une gay pride
avait d’ailleurs été organisée, préventivement, en parallèle, le même
jour, quelques centaines de mètres plus loin ; elle s’est déroulée,
minuscule comme toujours, sans aucun incident notable. On peut néanmoins
voir un éventuel signe de faiblesse du PSD dans le fait qu’il ait
finalement renoncé à cette thématique pour se concentrer sur celle des
« abus du système judiciaire » : a-t-on craint que l’aile « gauchiste »
du parti (incarnée par la sorosiste Corina Crețu – mais avec laquelle la
très versatile Viorica Dăncilă a aussi flirté par le passé) ne se
désolidarise – favorisant ainsi la tentative de mutinerie (pour
l’instant plutôt ratée) dirigée de l’extérieur du parti par l’ancien
premier-ministre Victor Ponta (qui se rêve désormais « Macron roumain ») ?
Moins transversal que celui de la
famille, le thème de la lutte des instances démocratiquement élues
contre le « binôme » (« services » + parquet anti-corruption) –
c’est-à-dire une sorte de préfecture coloniale instituée par Washington
et Bruxelles pour limiter la souveraineté du peuple roumain en attendant
qu’il ne « mûrisse politiquement » – s’est avéré, lui aussi, fort
porteur. Exhibant un mépris de classe sans bornes, les journalistes du
camp libéral se sont acharnés à « piéger » des manifestants (pour la
plupart de pauvres salariés ruraux sans fortune personnelle) à l’écran,
en leur demandant s’ils avaient personnellement été victimes d’abus
judiciaires ; il serait facile de leur répondre que ledit binôme, par
chantage, a imposé pendant des années (et continue dans une certaine
mesure à imposer) à la Roumanie des politiques gouvernementales
(héritées de l’ère Băsescu)
qui ne jouissent d’aucune sorte de soutien démocratique, et dont ces
manifestants ont, pour la plupart, fait les frais : privatisation
abusives (comme celle de la distribution de gaz à E.on Ruhrgaz au Nord
et Elf Aquitaine au Sud, qui, en position de monopole, surfacturent au
consommateur roumain le même gaz russe et roumain qu’il consomme depuis
que Ceaușescu a fait
poser ces conduites désormais usurpées par l’oligopole occidentale),
politiques de rigueur budgétaire (qui, comme partout ailleurs, n’ont
conduit à aucune amélioration macro-économique, mais ont provoqué un
exil économique massif des jeunes) et réformisme sociétal importé
(agenda LGBT, instrumentalisation politique de la minorité tzigane, de
la condition des femmes, etc.).
Confrontée à ce crime de
lèse-maïdan, la minorité libérale (qui domine largement les médias
roumains) a d’ailleurs produit des réactions de haine hystérique qui
semblent être le copier-coller de celles des libéraux hongrois face aux
Marches de la Paix – en un peu plus ridicule si possible, puisque ces
« journalistes » « horrifiés » par la manifestation pro-PSD sont,
presque sans exceptions, ceux-là même qui encensaient les
« manifestations anti-corruption » organisées l’an dernier. Comme nous
l’avions souligné à l’époque, ces manifestations pro-UE et anti-PSD,
auxquelles se joignait volontiers – en violation flagrante des
obligations liées à son statut – le président Johannis, n’étaient en
rien plus spontanées que celle de samedi dernier, leur organisation
étant le fait d’un dense tissu d’ONG financées par l’Occident et pour la
plupart pilotées depuis la « galaxie Soros » ; leur organisation
n’était pas non plus moins onéreuse, et bénéficiait même du soutien
affiché (sous forme de distribution d’aliments et de boissons) des
succursales locales de banques occidentales (comme Raiffeisen) ; on
accuse actuellement des entreprises proches du PSD d’avoir « forcé »
leurs employés à participer à la marche anti-abus de samedi, mais les
multinationales (notamment du secteurs informatique) présentes à
Bucarest n’avaient à l’époque pas caché qu’elles accordaient des
journées de congé extraordinaires à ceux de leurs employés qui
« voulaient » aller manifester contre le PSD (sans préciser le sort
réservé à ceux qui n’auraient pas voulu).
Ce dernier exemple illustre bien
l’incompatibilité du projet (vaguement) autochtoniste défendu (au moins
en paroles) par le PSD et le type d’économie coloniale « à l’africaine »
qui s’est développé à l’issue des réformes de l’époque Băsescu
(prolongée, par certains aspects, après la chute de ce dernier par les
gouvernements de V. Ponta) : ces employés de multinationales, gagnant de
3 à 10 fois un SMIC roumain, affichent un ultra-libéralisme
anti-fiscaliste d’autant plus féroce qu’ils doivent une grande partie de
leur arrogante réussite à l’exemption d’impôt de facto
(à travers l’off-shoring) dont bénéficient leurs employeurs – lesquels
employeurs ne s’abstiennent néanmoins pas d’utiliser les infrastructures
roumaines, construites par ces retraités méprisés et entretenues au
frais des contribuables non-exemptés (c’est-à-dire notamment des PME de
province, à capital roumain, dont les employés sous-payés étaient
largement représentés au meeting pro-PSD de samedi…). On voit ici de la
façon la plus concrète comment la trahison économique de facto de ce
qu’on appelle en Roumanie le « secteur corporatiste » ne peut pas ne pas
être le revers d’une trahison politique. Comme de juste, une des
critiques les plus féroces formulées contre le meeting pro-PSD, écrite
par un expat anglo-saxon, Craig Turp, a été publiée par Emerging Europe, site parmi les sponsors duquel on trouve la plupart des grands noms de l’outsourcing occidental de Roumanie.
Cette guerre civile des
multinationales (en situation d’évasion fiscale massive) et des PME (à
qui ces dernières reprochent… de vivre sur fonds publics !) et des
métropoles (à commencer par Bucarest et Cluj) contre les provinces
recouvre aussi des aspects culturels, que les contenus audio-visuels
hostiles consacrés au meeting anti-abus ne manquent pas – avec la
savoureuse naïveté des convertis de fraîche date à la religion
progressiste, convaincus d’être du bon côté de l’Histoire – de
souligner, voire de caricaturer : tandis que les maïdan avortés de 2017
« dégénéraient » facilement en festivals de rue de tambours africains,
de techno/rave ou de musiques New-Age, la Roumanie rurale de samedi
dernier est montée à Bucarest avec ses fanfares populaires ; et s’il
était probablement bien moins aisé de s’y procurer un joint ou un rail
de speed, il faut reconnaître que la bière, elle, y a coulé à flots.
Ajoutons que les pages Facebook anti-PSD, à l’approche de cette
manifestation se déroulant le même jour qu’une marche des fiertés
homosexuelles, ont partagé jusqu’à la nausée la blague suivante : un
père, voyant que son fils se prépare à participer à une manifestation
samedi dernier, lui lance « J’espère que tu es gay ! » – et nous aurons complété le portrait de cette « droite » roumaine
dont la haine de classe est l’unique survivance conservatrice, et qui
n’est chrétienne qu’aux jours de commémorations anticommunistes.
Mais revenons sur le fond. La
presse « anti-corruption », Craig Turp en tête, accuse Liviu Dragnea
d’avoir voulu organiser une « démonstration de force » en prévision de
l’audience du 21 juin censée se prononcer sur les accusations de
« corruption » formulées à son encontre par le Parquet Anti-Corruption
de Laura C. Kövesi – c’est-à-dire de mettre parti et gouvernement au
service d’intérêts privés et mafieux. L’ennui, c’est que – comme il est
d’ailleurs même possible de le lire entre les lignes de Craig Turp, qui
ne croit plus devoir défendre « qu’une partie » du système judiciaire –
même une partie des juges roumains, ayant compris qu’ils avaient une
chance d’échapper au chantage du binôme, ont commencé à se rebeller
contre cet arbitraire sans précédent depuis la chute de Nicolae Ceaușescu,
dont les vrais héritiers, en termes de méthodes, sont l’équipe
Kövesi-Macovei-Johannis, et non le PSD. Le 31 mai dernier, la Cour
Constitutionnelle a déclaré que le président Johannis abusait de ses
prérogatives en bloquant le remplacement de Laura C. Kövesi à la tête du
Parquet Anti-Corruption, réclamée par son ministre de tutelle, le
ministre de la justice Tudorel Toader. La
réalité de la situation roumaine actuelle est donc celle d’un putsch
civil/policier de basse intensité, couvert par l’idéologie
« anti-corruption », et dont le but n’est autre que celui de frustrer
une très claire majorité démocratique du bénéfice de son vote.
En Roumanie, comme dans bien des pays de l’Europe actuelle, les amis de
l’UE ne sont plus ceux de la démocratie, et comme il est difficile de
brandir, comme en Italie, face aux Roumains (dont les maigres économies
sont rarement placées en banque ou en bourse) « la punition des
marchés », ces amis de « l’Etat de droit » dictatorial sont revenus aux
bonnes vieilles méthodes que leur dame-patronnesse Monica Macovei,
procureur dès l’époque communiste, appliquait déjà sous Ceaușescu :
la fourgonnette et le cachot. Le fait que le seul parti roumain de
premier plan (celui du président Johannis) qui soutienne sans réserve ce
retour aux heures les plus sombres de la rééducation de masse
s’intitule « national et libéral » n’est que la cerise caragialesque au
sommet de ce beau gâteau cuit selon les recettes du baroque balkanique.
Mais c’est aussi là que le bas
blesse pour le PSD qui, au pouvoir au Parlement depuis 6 ans et au
gouvernement depuis le départ du très douteux Victor Ponta, se comporte
malgré tout encore et toujours comme un parti d’opposition, dénonce,
récrimine, et n’agit pas. Il peut certes évoquer le sabotage
institutionnel – à la limite de la haute trahison, compte tenu de ses
liens avec des puissances étrangères – pratiqué par Klaus Johannis,
lorsqu’il s’agit de démettre la très compromise Laura C. Kövesi. En
revanche, on voit mal quel obstacle légal a pu empêcher la coalition au
pouvoir de réintroduire l’imposition progressive, de mettre fin aux
privilèges fiscaux des multinationales, voire (comme en Hongrie) de
renationaliser une partie des secteurs stratégiques privatisés de façon
abusive et frauduleuse par les régimes antérieurs. En dehors de hausses
salariales fort bien venues (et d’ailleurs inéluctables, sur un marché
où la croissance se heurte de plus en plus à la muraille de la
démographie), et de la gratuité des trains pour ces mêmes étudiants qui
aiment tant le persifler, il faut bien
reconnaître que le PSD n’a pour l’instant pas fait grand-chose pour sa
base, reconduisant même année après années les budgets pharaoniques de
ces mêmes « services » que son discours officiel accuse d’ingérence
politique au service de l’étranger ! Pour
l’instant, la Roumanie profonde semble – comme l’a démontré le meeting
de samedi, en dépit des ridicules insinuations de Craig Turp – faire
encore confiance au PSD pour prendre réellement son parti, inverser le
naufrage migratoire et démographique en cours et relancer la
modernisation des infrastructures (ce qu’un partenariat Roumanie-V4,
dans le cadre de la politique hongroise d’ouverture à l’Est, lui
permettrait d’ailleurs de faire). Mais il faut bien reconnaître que
cette confiance repose plus sur la parole donnée que sur d’éventuels
gages – et que si Dragnea tarde trop à s’acquitter de son mandat réel,
il pourrait finir par se le voir retirer. De ce point de vue, la toute
dernière échéance sera probablement celle des élections présidentielles
de 2019, que ledit Dragnea a de bonnes chances de gagner contre
l’impopulaire Johannis… à condition de rester en liberté jusque-là.
A moins, bien sûr, que Klaus
Johannis – le « last good guy standing » de Craig Turp, qui pour
l’instant « joue la montre » – ne s’entête à refuser le remplacement de
Laura C. Kövesi – auquel cas, compte tenu de l’arrêt récent de la Cour
Constitutionnelle, il s’exposera à un vote de suspension au Parlement,
débouchant de façon prévisible sur une suspension de 30 jours au cours
de laquelle son remplaçant par intérim (probablement le président du
Sénat, Călin Popescu Tăriceanu,
à la tête du petit parti nationaliste ALDE, allié au PSD de Dragnea)
aura le temps de finir ses devoirs à sa place. Au terme de la période de
suspension, il devra se soumettre au résultat d’un référendum de
confirmation, qui pourrait hâter la chute de la présidence dans le camp
PSD-ALDE. On peut donc s’attendre au cours des prochaines semaines à des
réactions violentes du binôme, d’autant plus dures que leurs auteurs
sont maintenant presque désespérés.