Eric Le Boucher / Editorialiste
Aujourd'hui, le discrédit de la politique et de l'économie est plus fort que tous les arguments que l'on a pu employer pour contenir le populisme. Il faut penser autrement les réponses à apporter face à un mouvement qui ne cesse de s'étendre en Europe.
En Slovénie, dimanche 3 juin, l'ancien Premier ministre conservateur Janez Jansa, qui a fait campagne sur les thèmes de l'invasion migratoire, a de bonnes chances d'emporter les élections législatives. Victor Orban est venu de la Hongrie voisine le soutenir. Le pays n'a que 2 millions d'habitants, dira-t-on, quelle importance ? Voilà un pays européen de plus, à côté de l'Italie, où la population succombe aux discours populistes.
La vague progresse
comme inexorablement dans l'ensemble des pays occidentaux. On s'était
trop vite réjoui du « coup d'arrêt » donné l'an passé aux Pays-Bas et en
France, la vérité est que le péril populiste est devant nous. La cause
en est une profonde mésestimation du phénomène par ceux que les
populistes nomment, à tort ou à raison, « les élites ». Trois erreurs
ont été commises.
Paresse Intellectuelle
La première relève de l'analyse politique commise au départ. Il y a trente ans, la montée de l'extrême droite a été fustigée comme le retour du fascisme. Un étiquetage réflexe qui cachait une grande paresse intellectuelle. Le nationalisme des années 1930 était conquérant (Allemagne, Italie, Japon), celui d'aujourd'hui est, tout à l'inverse, défensif et fataliste. Puis l'ajout aux thèses anti-migratoires des thèmes antimondialisation du populisme d'extrême gauche (Le mélenchonisme, le Mouvement 5 étoiles, le corbynisme) est venu amplifier le jeu tout en le troublant, autorisant des rapprochements de programme et des transferts inédits. Comme une bande de Möbius, le paysage politique s'est retourné pour joindre les deux extrêmes dans le même camp du « dégagisme » de l'élite, avec la colère comme très efficace ciment commun.Lente adaptation
La
deuxième erreur est économique. Le capitalisme libéral schumpétérien
est très inégalitaire et il fait des perdants par millions. La réponse
de l'élite a été double. Un, expliquer que les politiques de « l'offre »
en faveur de la croissance fonctionnent, elles font baisser le taux de
chômage (exemple l'Allemagne), et en conséquence tout le monde finira
par s'y retrouver. Deux, adapter les filets sociaux de sécurité qui
datent de l'après-guerre et l'ère fordienne. Cette réponse double bute
sur la lenteur de l'adaptation nécessaire, sur le manque de courage des
partis traditionnels à réformer avec radicalité l'Etat providence. D'où
leur perte de crédibilité et le dégagisme. Mais, plus profondément, elle
se heurte à la nature même du nouveau capitalisme financiarisé,
technologique, socialement et politiquement aveugle, sans aucun état
d'âme vis-à-vis des perdants.
Erreur morale
La
troisième erreur est morale. L'« élite » croit avoir fait du bon
travail et les mécontents ne sont que des « mal-informés ». La planète
ne s'est jamais aussi bien portée : des milliards d'emplois ont été
créés par la mondialisation, la pauvreté extrême (vivre avec moins de 1,90 dollar par jour) est en train d'être vaincue
, la mortalité infantile a été divisée par deux en trente ans,
l'espérance de vie atteint 75 ans, contre 50 ans en 1960, et,
contrairement aux discours populistes, les inégalités mondiales ont
baissé grâce une répartition de la production beaucoup plus équilibrée.
Bref, l'humain vit plus longtemps et bien mieux, les progrès se
diffusant à une vitesse inédite et prodigieuse. Et puis, pour la
première fois depuis deux siècles, les populations du Sud ont enfin
accès à une prospérité et à l'espoir d'une vie digne. Les Européens de
foi socialiste ou de culture chrétienne devraient se réjouir et non se
plaindre. Qu'il y ait quelques perdants au Nord est, somme toute, un
prix à payer très faible. Cette belle consolation morale n'a,
évidemment, qu'un bien faible écho dans le coeur de ceux qui perdent
leur emploi dans les vallées rouillées de Lorraine ou de l'Illinois.
Dédain et incompréhension
Ces
trois erreurs d'analyse s'enrobent dans un dédain qui n'est parfois que
de l'incompréhension, mais qui est ressenti très fortement. Les cartes
électorales démontrant que les électeurs de Donald Trump ou de Marine Le
Pen sont « les moins diplômés » confortent lesdits électeurs plutôt
qu'elles ne les ramènent dans le droit chemin. L'Italie nous apprend que
tous les discours de l'élite sur « les mauvaises solutions » du
populisme, par rapport à celles raisonnables de Bruxelles, des partis
traditionnels et des experts de tout poil, ne convainquent aucun
électeur de la Ligue ou du M5S. Au contraire. Le discrédit de la
politique et de l'économie est plus fort et il a des arguments : c'est
vrai que les partis politiques ont été incapables, c'est vrai que le
capitalisme est « non inclusif » pour reprendre les euphémismes du FMI
ou de l'OCDE.
Vieilleries
Quant
aux valeurs « morales », les élites ont bien du mal à convaincre que ce
qui a fait la force du monde occidental ces deux siècles derniers,
c'est-à-dire la réussite par le travail, la famille, une solidarité avec
les gens de sa condition et le respect des usages du village, sont des
vieilleries. Les populistes les vantent au contraire et ils sont
entendus quand ils les disent menacées par les ratés de l'intégration et
par l'incivilité.
Il est temps de repenser entièrement les
réponses au populisme pour les rendre autrement crédibles. La difficulté
est que les bonnes réponses relèvent d'un « multilatéralisme fort »,
comme le dit très justement Emmanuel Macron. L'immigration comme la
transformation du capitalisme pour le rendre « bon » ne trouveront
d'issue que par la coopération mondiale. Le drame est que les populistes
nationalistes ont gagné beaucoup de pays et qu'ils entravent cette
seule bonne voie.
Eric Le Boucher