Rédigé par Anne Bernet
Dans Esprits et démons, histoire des phénomènes d'hystérie collective,
Yves-Marie Bercé professeur émerite d'histoire moderne à la Sorbonne,
répertorie les cas d'hystérie de masse apparentés à la démonomanie à
différentes époques. Descriptif, ce recensement historique et
sociologique fait se côtoyer les crises desdites possédées de Loudun,
les transes chamaniques ou vaudou, le tarentisme,... sans appréhender
dans ces symptômes ou rituels divers le point de bascule critique vers
la véritable possession diabolique.
À l’improviste, toute une communauté,
religieuse, scolaire, familiale, villageoise, paroissiale, est saisie de
symptômes étranges. Les uns crient au diable, les autres à la maladie
psychosomatique. Sans jamais s’aventurer à poser un diagnostic sur les
causes réelles de ces phénomènes, le professeur Yves-Marie Bercé
analyse, dans Esprits et démons, histoire des phénomènes d’hystérie collective1, de la Renaissance à nos jours, et d’un bout à l’autre de la planète, des histoires déconcertantes…
Yves-Marie Bercé est historien. À ce
titre, il ne prétend à aucune compétence ni en psychiatrie ni en
démonologie. C’est donc du strict point de vue de l’historien, sans
préjuger ni de la réalité des faits observés ni de leur cause exacte,
qu’il s’est intéressé à des évènements qui, très curieusement, où qu’ils
se produisent et sans que l’on puisse, souvent, envisager la
reproduction d’un modèle commun, revêtent des traits similaires.
Partout, jusqu’à une époque récente, ces comportements étranges, parfois
terrifiants, provoqués ou subis, ont été attribués, en milieux
chrétiens ou musulmans, à l’intervention d’entités maléfiques et
démoniaques ; en milieu païen à celle d’esprits supposés bienveillants
et susceptibles d’être utilisés dans l’intérêt d’un seul ou de tous.
L'exemple de Loudun
À l’instar des exorcistes, les mieux
placés pour savoir qu’à voir le diable n’importe où, y compris là où il
n’est pas, l’on finit par créer de véritables psychoses susceptibles
d’aboutir à de faux phénomènes de possession collective, l’historien
sait avec quelle prudence il faut prendre les assertions des victimes
prétendues d’attaques démoniaques. En ce domaine, le cas d’école,
quoiqu’il soit loin d’être unique à l’époque, comme Bercé le rappelle,
est celui des ursulines de Loudun. L’histoire est connue : la jeune
supérieure, Mère Jeanne des Anges, fille de la petite noblesse enfermée
sans vocation au couvent en raison de son physique disgracié,
malheureuse, frustrée, reporte ses désirs contrariés sur l’aumônier,
l’abbé Urbain Grandir, bel homme à la réputation sulfureuse et, pour son
malheur, opposant à Richelieu. À partir de 1632 et pour plusieurs
années, Mère Jeanne des Anges est prise de crises nerveuses
spectaculaires, et contagieuses puisque nombre de religieuses vont en
être saisies à leur tour. Au lieu de considérer l’évident déséquilibre
mental de la jeune femme, les magistrats la croient quand elle accuse le
prêtre de l’avoir ensorcelée, et ses filles avec elle : l’occasion est
trop belle de se débarrasser de Grandir, qui sera exécuté. L’on
s’avisera ensuite d’admettre et son innocence et la manipulation
inconsciente des ursulines. Ce drame incitera à l’avenir les juges à
plus de prudence, d’autant que, dans les pays catholiques, sous
l’influence des grands évêques de la Contre-Réforme, tels saint Charles
Borromée ou saint François de Sales, confrontés, surtout dans les pays
alpins où l’isolement accentue l’angoisse collective, à la prétendue
possession de villages entiers, l’Église tend à dédramatiser des
évènements où elle devine un malaise intime ou sociétal plutôt que
l’influence directe du démon.
À quel moment, cependant, ce malaise,
qu’il s’agisse de celui d’une collectivité d’où les hommes, partis
travailler au loin, sont trop absents, ou d’une panique liée à une
accumulation de malheurs, peut-il, par les failles ouvertes dans les
âmes traumatisées, ouvrir la porte à la vraie présence démoniaque ?
Voilà ce que l’historien ne saurait dire.
Faut-il regarder comme simple suggestion
les transes chamaniques ou vaudoues, alors même qu’elles cherchent
volontairement le contact avec des entités infernales ? Comment peut-on
distinguer ce qui est de Dieu et ce qui est du diable dans des crises,
authentiques ou simulées, qui bouleversent soudain des communautés
chrétiennes très ferventes ? La révocation de l’édit de Nantes
entraînera, avec la fuite au désert des protestants français, une
étrange vague de prophétie parmi les populations réformées cévenoles,
dont les membres se mettront à parler sous l’emprise, diront-ils, de
l’Esprit, comme, peu après, prétendront le faire d’autres persécutés,
les jansénistes convulsionnaires de Saint-Médard à Paris. Si le
traumatisme de la persécution, la conviction de souffrir pour la bonne
cause expliquent ces épidémies, les phénomènes qui les accompagnent n’en
sont pas moins déconcertants et impressionnants. Simple effet de la
suggestion ? Hystérie ? Influence du psychisme sur le physique ? En
Italie du Sud, les personnes prétendument mordues par la tarentule, une
araignée venimeuse, devaient danser jusqu’à épuisement pour évacuer le
venin. En fait, comme les études historiques et sociologiques le
prouvent, la morsure, vraie ou présumée, était surtout prétexte à un
défoulement individuel ou collectif, qui possédait un équivalent dans
les pays maghrébins musulmans, permettant de se libérer, en dansant
jusqu’à la transe et la perte de sens, de ses tensions et de tout ce que
la pudeur interdisait d’exprimer. Une sorte de psychanalyse dansée, ou
de musicothérapie…
Élevés au rang de rituels culturels, ces
recours dans les moments de tristesse insurmontables sont parfois encore
mis en scène de nos jours, moins pour le bien-être des participants que
pour perpétuer une tradition ancestrale.
L’inquiétant, dans tout cela, d’un point
de vue spirituel, est ce seuil fragile où le patient, le chaman, le
possédé vrai ou supposé accède à un niveau de conscience ou
d’inconscience où tout devient possible, y compris la véritable emprise
démoniaque.
Mais cela n’est plus du domaine de l’historien…
1. Yves-Marie Bercé, Esprits et démons, histoire des phénomènes d’hystérie collective, La Librairie Vuibert, 290 p., 21,90 e.
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