Recension: Fjodor Tjutschew, Russland und der Westen. Politische Aufsätze, Verlag Ernst Kuhn (PF 47, 0-1080 Berlin), Berlin, 1992, 112 S., DM 29,80, ISBN 3-928864-02-5.
Totalement
oublié, bien qu’il fut l’inspirateur de Dostoïevski et de Tolstoï, qui
ne tarissaient pas d’éloges à son égard, Fiodor Ivanovitch Tioutchev
(1804-1873) a été, sa vie durant, une personnalité écartelée entre
tradition et modernité, entre l’athéisme et la volonté de trouver
ancrage et refuge en Dieu, entre l’Europe et la Russie. L’éditeur
berlinois Ernst Kuhn propose une traduction allemande des trois
principaux textes politiques de Tioutchev, rédigés au départ en français
(la langue qu’il maîtrisait le mieux); ces trois textes sont: “La
Russie et l’Allemagne” (1844), une réponse au pamphlet malveillant
qu’avait publié le Marquis de Custine sur l’Empire de Nicolas I, “La
Russie et la révolution” (1849), une lettre adressée au Tsar rendant
compte des événements de Paris en 1848, “La question romaine et la
Papauté” (1849) qui est un rapport sur la situation en Italie.
Dans
ces trois écrits, Tioutchev oppose radicalement la Russie à l’Europe
occidentale. La Russie est intacte dans sa foi orthodoxe; l’Europe est
pourrie par l’individualisme, issue de l’infaillibilité pontificale, de
la Réforme et de la Révolution française, trois manifestations
idéologiques qui ont épuisé les sources créatrices de l’Ouest du
continent. La Russie est le dernier barrage qui s’opposera à cette
“maladie française” (allusion à la syphilis). Cette vision prophétique
de l’histoire, apocalyptique, le rapproche d’un Donoso Cortès: au bout
du chemin, la Russie, incarnation du principe chrétien (orthodoxe)
affrontera l’Occident, incarnation du principe antichrétien. Cette
bataille sera décisive. Plusieurs idées-forces ont conduit Tioutchev à
esquisser cet Armageddon slavophile. Pour lui, le besoin de lier
toujours le passé au présent est “ce qui a de plus humain en l’homme”.
On ne peut donc regarder l’histoire avec l’oeil froid de l’empiriste; il
faut la rendre effervescente et vivante en y injectant ses émotions, en
lui donnant sans cesse une dimension mystique. Celle-ci est un
“principe de vie” (“natchalo”), encore actif en Russie, alors qu’en
Europe occidentale, où Tioutchev a passé vingt-deux ans de sa vie, règne
la “besnatchalié” (l’absence de principe de vie). C’est ce principe de
vie qui est Dieu pour notre auteur. C’est ce principe qui est ancre et
stabilité, pour un homme comme lui, qui n’a guère la fibre religieuse et
ne parvient pas à croire vraiment. Mais la foi est nécessaire car sans
Dieu, le pouvoir, le politique, n’est plus possible.
Mais
cette mobilisation du conservatisme, qu’il a prônée pendant le règne de
Nicolas I, a échoué devant la coalition anglo-franco-turque lors de la
Guerre de Crimée. Ces puissances voulaient empêcher la Russie de
parfaire l’unité de tous les Slaves, notamment ceux des Balkans.
L’avènement d’Alexandre II le déçoit: “Que peut le matérialisme banal du
gouvernement contre le matérialisme révolutionnaire?”, interroge-t-il,
inquiet des progrès du libéralisme en Russie.
Tioutchev
n’a pas seulement émis des réflexions d’ordre métaphysique. Pendant
toute sa carrière, il a tenté d’élaborer une politique russe à
l’intérieur du concert européen, s’éloignant, dans cette optique, de
l‘isolationnisme des slavophiles. Ceux-ci exaltaient le paysannat russe
et critiquaient la politique de Pierre le Grand. Tioutchev, lui,
exaltait cette figure car elle avait établi la Russie comme grande
puissance dans le Concert européen. Il optait pour une alliance avec la
Prusse, contre la France et l’Autriche. Il voulait mater le nationalisme
polonais et favoriser l’unité italienne. En ce sens, il était
“moderne”, à cheval entre deux tendances.
Un
auteur à méditer, à l’heure où la Russie, une nouvelle fois, est
écartelée entre deux volontés: repli sur elle-même ou occidentalisation.
Robert Steuckers.
(recension parue dans “Vouloir”, n°105/108, juillet-septembre 1993).