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vendredi 17 janvier 2014

Fiodor Tioutchev


tutchev.jpgRecension: Fjodor Tjutschew, Russland und der Westen. Politische Aufsätze, Verlag Ernst Kuhn (PF 47, 0-1080 Berlin), Berlin, 1992, 112 S., DM 29,80, ISBN 3-928864-02-5.
Totalement oublié, bien qu’il fut l’inspirateur de Dostoïevski et de Tolstoï, qui ne tarissaient pas d’éloges à son égard, Fiodor Ivanovitch Tioutchev (1804-1873) a été, sa vie durant, une personnalité écartelée entre tradition et modernité, entre l’athéisme et la volonté de trouver ancrage et refuge en Dieu, entre l’Europe et la Russie. L’éditeur berlinois Ernst Kuhn propose une traduction allemande des trois principaux textes politiques de Tioutchev, rédigés au départ en français (la langue qu’il maîtrisait le mieux); ces trois textes sont: “La Russie et l’Allemagne” (1844), une réponse au pamphlet malveillant qu’avait publié le Marquis de Custine sur l’Empire de Nicolas I, “La Russie et la révolution” (1849), une lettre adressée au Tsar rendant compte des événements de Paris en 1848, “La question romaine et la Papauté” (1849) qui est un rapport sur la situation en Italie.
Dans ces trois écrits, Tioutchev oppose radicalement la Russie à l’Europe occidentale. La Russie est intacte dans sa foi orthodoxe; l’Europe est pourrie par l’individualisme, issue de l’infaillibilité pontificale, de la Réforme et de la Révolution française, trois manifestations idéologiques qui ont épuisé les sources créatrices de l’Ouest du continent. La Russie est le dernier barrage qui s’opposera à cette “maladie française” (allusion à la syphilis). Cette vision prophétique de l’histoire, apocalyptique, le rapproche d’un Donoso Cortès: au bout du chemin, la Russie, incarnation du principe chrétien (orthodoxe) affrontera l’Occident, incarnation du principe antichrétien. Cette bataille sera décisive. Plusieurs idées-forces ont conduit Tioutchev à esquisser cet Armageddon slavophile. Pour lui, le besoin de lier toujours le passé au présent est “ce qui a de plus humain en l’homme”. On ne peut donc regarder l’histoire avec l’oeil froid de l’empiriste; il faut la rendre effervescente et vivante en y injectant ses émotions, en lui donnant sans cesse une dimension mystique. Celle-ci est un “principe de vie” (“natchalo”), encore actif en Russie, alors qu’en Europe occidentale, où Tioutchev a passé vingt-deux ans de sa vie, règne la “besnatchalié” (l’absence de principe de vie). C’est ce principe de vie qui est Dieu pour notre auteur. C’est ce principe qui est ancre et stabilité, pour un homme comme lui, qui n’a guère la fibre religieuse et ne parvient pas à croire vraiment. Mais la foi est nécessaire car sans Dieu, le pouvoir, le politique, n’est plus possible.
Mais cette mobilisation du conservatisme, qu’il a prônée pendant le règne de Nicolas I, a échoué devant la coalition anglo-franco-turque lors de la Guerre de Crimée. Ces puissances voulaient empêcher la Russie de parfaire l’unité de tous les Slaves, notamment ceux des Balkans. L’avènement d’Alexandre II le déçoit: “Que peut le matérialisme banal du gouvernement contre le matérialisme révolutionnaire?”, interroge-t-il, inquiet des progrès du libéralisme en Russie.
Tioutchev n’a pas seulement émis des réflexions d’ordre métaphysique. Pendant toute sa carrière, il a tenté d’élaborer une politique russe à l’intérieur du concert européen, s’éloignant, dans cette optique, de l‘isolationnisme des slavophiles. Ceux-ci exaltaient le paysannat russe et critiquaient la politique de Pierre le Grand. Tioutchev, lui, exaltait cette figure car elle avait établi la Russie comme grande puissance dans le Concert européen. Il optait pour une alliance avec la Prusse, contre la France et l’Autriche. Il voulait mater le nationalisme polonais et favoriser l’unité italienne. En ce sens, il était “moderne”, à cheval entre deux tendances.
Un auteur à méditer, à l’heure où la Russie, une nouvelle fois, est écartelée entre deux volontés: repli sur elle-même ou occidentalisation.

Robert Steuckers.

(recension parue dans “Vouloir”, n°105/108, juillet-septembre 1993).