Norbert von Handel
Le
présent article insiste sur la nécessité de renforcer la coopération
entre les Etats issus de l’ancienne monarchie des Habsbourgs pour que se
constitue, in fine, une alternative aux errements de l’Union Européenne
Construire
une Europe commune a certes été l’un des plus grands projets de
pacification que l’histoire humaine ait jamais connu. Pourtant, l’UE est
aujourd’hui en voie de perdre définitivement le capital de sympathie
dont elle bénéficiait à ses débuts. Le taux d’approbation à l’égard de
l’Europe de Bruxelles chute dans tous les pays de l’Union et cela de
manière spectaculaire. Plus de 40.000 fonctionnaires grassement payés
semblent, en beaucoup de domaines, y avoir perdu toute empathie avec les
désirs exprimés par les citoyens des pays membres de l’UE. En bon
nombre de lieux, on spécule que ce seront justement les partis critiques
à l’endroit de l’eurocratie qui engrangeront un solide paquet de voix
lors des prochaines européennes de 2014. Mais on échappe à la vérité
quand on interprète ce réflexe comme un retour au nationalisme ou comme
un populisme sans substance.
La
folie de tout vouloir réglementer, les lobbies à l’oeuvre sont autant
d’attitudes qui méritent d’être stigmatisées. Quelques exemples: depuis
fort peu de temps, on sait que l’UE envisage de réduire encore la
culture de certaines plantes nutritives rares. En guise de compromis, on
a proposé aux producteurs agricoles de devoir certifier leurs
productions. A moyen terme, bon nombre de sortes de fruits, de céréales,
de tubercules et de légumes vont disparaître, ce qui constitue
évidemment une folie sur le plan écologique. Derrière cette initiative
aberrante se cache bien entendu l’industrie agricole, défendue notamment
par les lobbyistes des géants alimentaires américains Monsanto et
Pioneer. Ce processus de diminution des espèces montre à l’évidence que
Merkel et Hollande sont encore et toujours les exécutants des volontés
américaines sur le plan économique, en dépit des très nombreuses
expériences négatives que ces deux figures-phares de la politique de
l’UE ont déjà expérimentées dans le passé.
On
doit aussi se rappeler que les accords de libre-échange
transatlantiques, que l’on s’apprête à signer avec les Etats-Unis, vont
nous apporter encore davantage de réglementations, Ce que les
propagandistes de cette politique taisent bien entendu en toutes les
langues. Le système douanier, relativement libéralisé, qui existe entre
l’Europe et les Etats-Unis, pourrait, en tous les cas de figure, être
amélioré de bien d’autres manières.
Bon
nombre d’Européens bien informés se posent la question: que pourra-t-on
encore réguler ou réglementer, sans autre nécessité que d’avantager les
Etats-Unis? A coup sûr, on peut émettre l’hypothèse que les
négociateurs américains sont plus intelligents que leurs homologues
européens et ne visent d’ailleurs qu’une seule chose, c’est-à-dire
l’américanisation complète de l’Europe.
Parlons
maintenant de la folie qui consiste à financer des Etats en faillite:
le Traité de Maastricht obligeait tous les Etats de l’UE à consolider
leurs budgets et à maintenir des politiques budgétaires réalistes et
durables. Or beaucoup de pays, y compris et surtout la France et
l’Allemagne, se sont éperdument moqué des clauses du Traité; la
Commission, elle aussi, est coupable: elle a complètement renoncé à
faire son travail de gardienne des Traités et a enfreint ses propres
normes, sans tenir compte le moins du monde d’un quelconque principe de
légalité. Qui plus est, le Traité de Maastricht interdit aux Etats
riches de financer par la bande les Etats en faillite.
Que
s’est-il passé? Suite à une crise de folie, on a financé la Grèce à
coups ininterrompus de milliards tant et si bien qu’on ne voit pas
encore le bout de cette politique de banqueroute. On n’a pas touché les
grands jongleurs de la finance en pratiquant cette politique mais on a
durement frappé le peuple grec, qui n’en est nullement responsable. On
n’a donc pas sauvé un Etat mais bien les grandes banques des pays
occidentaux les plus riches qui avaient spéculé de la manière la plus
erronée qui soit en Grèce.
Evoqons
les errements de l’UE en politique étrangère: l’ancien chancelier de la
RFA Schröder vient de reconnaître, très justement, que l’Europe devrait
se tourner vers la Russie pour pouvoir pratiquer avec cet Etat de
dimensions gigantesques une politique économique rationnelle, surtout
dans le secteur de l’énergie. Au lieu de pratiquer cette politique
préconisée par l’ancien chancelier socialiste allemand, les Européens se
laissent entraîner par les Américains dans une “Ostpolitik” inamicale à
l’égard de Moscou (qui consiste notamment à déployer des missiles non
pas contre l’Iran, comme on le prétend, mais directement contre la
Russie). Cette attitude plonge la Russie dans l’amertume, où elle
marinera longtemps, au détriment de toutes bonnes relations euro-russes.
Otto de Habsbourg disait, et je le cite, que l’Europe s’étendait
jusqu’à l’Oural (ndlr: et même jusqu’aux frontières de la Mandchourie et
jusqu’au Détroit de Bering!). Cette évidence géographique, Madame
Ashton ne semble pas vouloir la percevoir. Par ailleurs, un président de
la RFA, dont l’expérience politique est somme toute très limitée, nous
déclare que l’Allemagne est, elle aussi, “un pays musulman”! Plus
rarement, pour ainsi dire jamais, on n’entend un homme ou une femme
politique en vue de l’UE déclarer que l’Europe chrétienne et
occidentale, repose sur trois piliers: l’Acropole, le Capitole et le
Golgotha.
Et
où reste la défense européenne? Pour rendre l’Europe eurocratique
sympathique aux citoyens européens, il aurait fallu diminuer le poids
colossal de la bureaucratie. L’UE doit se cantonner à ses tâches
fondamentales: assurer la paix intérieure, pratiquer une politique
étrangère commune et unitaire. Le chapitre de la défense commune, par
exemple, n’a pas encore trouvé la moindre amorce de concrétisation.
L’OTAN coordonne la plupart des états-majors européens mais on en reste
là (ndlr: et dans la dépendance américaine).
Reconstituer
la Mitteleuropa, voilà une chance réelle pour l’Europe de demain. De
nombreux hommes politiques clairvoyants, dont Otto de Habsbourg et son
fils Charles de Habsbourg, dont l’ancien ministre des affaires
étrangères d’Autriche, Alois Mock, ou l’ancien ministre autrichien de la
défense Werner Fasslabend ou encore l’homme politique
démocrate-chrétien autrichien Ehrard Busek (spécialisé dans les
politiques de l’espace danubien; photo), insistent depuis de longues
années sur la nécessité d’intégrer toutes les régions de l’espace
danubien. Sur les plans économiques, infrastructurels, culturels et
éducatifs, militaires et défensifs, cette intégration est souhaitable et
nécessaire, sans parler de la nécessité tout aussi impérieuse de
comprendre, ensemble, les vicissitudes souvent très douloureuses du
passé, dans le respect de toutes les cultures concrètes qui
s’épanouissent dans cet espace.
D’autres
regroupements, comme celui que l’on appelle le “Groupe de Visegrad” —et
ce fut l’une des erreurs les plus flagrantes de la politique étrangère
autrichienne de ne pas y avoir participer et adhérer— ou comme
l’Institut de l’Espace Danubien (“Institut für den Donauraum”) d’Erhard
Busek, ainsi que, dans le domaine culturel, le Groupe “Arge Alpe Adria”,
se sont efforcés au fil des années, en déployant beaucoup d’énergie, de
défendre et d’illustrer l’héritage historique commun de tous les Etats
de la région, renouant de la sorte avec l’histoire du Saint-Empire
Romain de la Nation Germanique et celle de la monarchie
austro-hongroise.
Ici,
nous devons poser un deuxième jalon: comme les Etats scandinaves ou
comme le Benelux qui ont une forte influence en Europe (quant à savoir
si cette influence est pertinente, a ou non des effets positifs pour
l’instant est une autre histoire), les Etats d’Europe centrale et
d’Europe du Sud-Est doivent pouvoir à terme parler d’une même voix, du
moins dans les questions les plus importantes. Ainsi, ils disposeraient
des millions démographiques indispensables qui leur permettraient de
jouer dans le concert des grandes puissances européennes. A l’heure
actuelle, les petits pays comme l’Autriche, ne sont jamais plus autre
chose que des entités dépendantes des grands Etats. Les grandes idées et
les projets politiques sont absents ou ne sont pas transposables dans
le réel.
Au
cours de ces dernières années et de ces derniers mois, l’Ordre de
Saint-Georges, dont les préoccupations sont européennes et sociales et
dont l’origine s’enracine dans la Maison de Habsbourg-Lorraine, a
organisé une quantité de manifestations et a fondé de nombreuses
antennes en Italie du Nord, en Croatie, en Slovénie, en Autriche et
s’apprête à en fonder aussi dans l’avenir en République tchèque, en
Hongrie et en Slovaquie. De telles initiatives rencontrent de plus en
plus d’approbations. L’objectif, à moyen terme, est de faire émerger une
institution au-delà des partis, composée de parlementaires européens,
de régions et d’Etats, qui sont tous prêts à défendre les intérêts des
petits pays dans toutes les institutions, commissions, parlements et
caucus européens.
Comme
Charles de Habsbourg et Ehrard Busek l’ont exprimé, chacun de manière
différente, il faut, pour que ces initiatives connaissent le succès,
fédérer les intérêts de tous ces pays dans les secteurs
infrastructurels, économiques, culturels, éducatifs et militaires, de
façon à ce qu’ils soient représentés unis. Pour y parvenir, il me paraît
plus important d’agir sur des bases territoriales/étatiques plutôt que
sur des structures partisanes. Les partis sont des instances certes
nécessaires mais ils ne visent que leurs intérêts propres et non pas
ceux de leurs pays.
Un
bloc mitteleuropéen consolidé, qui se sera construit sur l’histoire
pleine de vicissitudes des pays qui le constitueront, qui représentera
la culture réelle de ces pays, qui visera à faire valoir les intérêts et
les revendications justifiés des pays de la Mitteleuropa, pourrait
rendre plus europhiles de larges strates de la population et rendre l’UE
plus intelligible.
C’est
justement dans les pays issus du territoire de l’ancienne monarchie
austro-hongroise que l’on voit que le mythe des Habsbourg n’a pas été
brisé et que les politiques préconisées par Otto et Charles de Habsbourg
ont été rendues vivantes et plausibles. Il suffit de se rappeler
l’initiative du pique-nique “Paneuropa” qui a amorcé le processus de
démantèlement du Rideau de Fer entre l’Autriche et la Hongrie.
L’Autriche officielle reconnaît de plus en plus, en dépit de son
“républicanisme” affiché, les mérites anciens de la monarchie
austro-hongroise. L’Autriche républicaine commence à comprendre les
enjeux que défendait cette monarchie et regarde désormais autrement
l’oeuvre de la Maison des Habsbourg, après s’être débarrassé de quelques
filtres historiques incapacitants, imposés il y a cinq ou six
décennies. Il n’y a pas que l’Autriche qui profitera de cette dynamique:
l’UE tout entière en sera la bénéficiaire. Il vaut donc la peine de
s’engager et de se battre pour ces projets.
Norbert von HANDEL.
(article paru dans “zur Zeit”, Vienne, http://www.zurzeit.at , n°51-52/2013).