Alors que la Commission européenne poursuit en secret
la négociation du traité transatlantique, dit Tafta, avec les
Etats-Unis, il est utile d’examiner ce à quoi a servi le traité qui lui
sert de modèle : l’Alena, entre les Etats-Unis, le Canada, et le
Mexique. Le bilan est simple : il donne des pouvoirs exorbitants aux
grandes entreprises.
Vingt ans après son entrée en vigueur, beaucoup a déjà été écrit sur
les effets désastreux pour les travailleurs et les agriculteurs du
Mexique, des États-Unis et du Canada, de l’accord de libre échange nord
américain (Alena, en anglais NAFTA).
Mais l’Alena a également réécrit les règles de
l’investissement international, et cela pourrait se révéler son legs le
plus insidieux.
Les règles d’investissement de l’Alena étaient ostensiblement conçues
pour donner aux investisseurs américains ou canadiens un moyen de
régler les conflits avec le gouvernement du Mexique : les auteurs du
pacte faisaient valoir que le système juridique mexicain était
inefficace et corrompu.
La série de procès qui ont ensuite été intentés contre le Mexique et
le Canada, en s’appuyant sur l’Alena, montre que le processus de
règlement des différends relatifs aux investissements prévu par cet
accord est un outil aux services des grandes entreprises pour faire
chanter les États et empêcher des politiques sociales et respectueuses
de l’environnement.
Une modification des règles au profit des multinationales
Le chapitre 11 de l’Alena a non seulement déréglementé la circulation
des capitaux et facilité la délocalisation de la production à travers
les frontières, mais il a également inclus un système de « règlement des différends » entre investisseur privé et État (Investor-State Dispute Settlement, ISDS, AGCS en français).
Cet arbitrage commercial international permet aux multinationales de
contourner les tribunaux classiques respectueux de la souveraineté des
États et de leurs droits nationaux, notamment sur la protection de
l’environnement. Ce système permet aux multinationales d’appliquer
directement des « protections » en vertu du contrat, en fait des normes minimales de traitement et l’interdiction de l’expropriation « indirecte » des investissements existants ou futurs.
Les recours selon l’AGCS sont des plaintes d’investisseurs
nord-américains d’un pays contre une décision, la politique, le droit,
la réglementation qui selon l’investisseur aurait violé les dispositions
de l’Alena en matière de protection des investissements.
Par exemple, si un gouvernement met en œuvre une réglementation du
travail ou de l’environnement qu’une multinationale n’aime pas, même si
le règlement est légal et appliqué à toutes les entreprises qui
travaillent dans le pays, cette société peut néanmoins poursuivre en
dommages-intérêts ce pays à la Banque mondiale (Centre international de
la Banque mondiale pour le règlement des différends relatifs aux
investissements, dit Cirdi ou, en anglais, Icsid).
Le Canada et le Mexique ont été jusqu’à présent les plus grands perdants dans ce schéma. (Voir les poursuites contre le Canada.)
Le gouvernement américain a fait face lui-même à plusieurs poursuites
selon le chapitre 11, mais n’a jamais perdu un procès. Les trois pays
ont dû payer des sommes énormes en frais juridiques, ou en honoraires
versés à des tribunaux d’arbitrage.
Dans tous les cas, les perdants sont les citoyens ordinaires, parce
que l’argent pour apaiser les sociétés et payer ces dépenses provient du
trésor public. Et désormais les décideurs politiques devront y
réfléchir à deux fois avant de passer une loi pour protéger le public
contre les excès de l’entreprise.
Un modèle mondial paralysant
Le chapitre 11 de l’Alena a servi de modèle à plus de 3000 traités
bilatéraux d’investissement qui sont en vigueur aujourd’hui. Le nombre
de litiges d’investisseurs contre des Etats est en plein essor. 500
litiges sociaux contre les décisions de gouvernements sont en cours et
les sociétés découvrent constamment de nouveaux moyens d’utiliser l’AGCS
pour extraire d’énormes sommes des trésors publics sans même avoir à
faire d’investissement tangible.
Ces règles ont un effet paralysant sur les gouvernements. La simple
menace d’un procès d’investissement peut suffire à décourager un état de
passer une nouvelle loi d’intérêt public qui pourrait interférer avec
les bénéfices attendus d’une société.
L’effet sur le développement est également prononcé, puisque le principe du « traitement national » oblige
les Etats à traiter de la même façon toutes les entreprises sur son
territoire : cela contraint les gouvernements à aider les entreprises
multinationales, alors qu’ils pourraient préférer ne soutenir que les
petites et moyennes entreprises locales.
Ses promoteurs appellent cela « niveler le terrain de jeu »,
mais la réalité est que l’Alena a créé un ensemble de règles qui
favorisent les investisseurs multinationaux sans rien leur demander en
retour. On a interdit par exemple la possibilité d’exiger d’une
entreprise multinationale qu’elle s’engage à fonctionner dans le pays
pendant une certaine période de temps, ou se fournisse localement pour
une partie de ses besoins.
À bien des égards, l’Alena est plus une prise de pouvoir des
entreprises qu’un accord commercial, et ce n’est nulle part plus évident
que dans son chapitre sur l’investissement. L’Alena et autres traités
semblables accordent aux sociétés transnationales une totale liberté de
mouvement des capitaux, de biens et de services, associée à la capacité
de poursuivre devant des tribunaux secrets les pays où les gouvernements
tentent de leur faire obstacle.
L’échec de ce modèle monolithique est occulté par la promotion qu’en
font les trois pays de l’Alena, mais cet échec est de plus en plus
évident pour le nombre croissant de personnes qui contestent l’extension
des règles commerciales des entreprises grâce à des accords de
libre-échange et d’investissement transpacifiques et transatlantiques.
Le résultat de cette nouvelle lutte est incertaine. Avec courage et
persévérance, nous pouvons un jour être en mesure de faire reculer
l’héritage de l’Alena et d’introduire de nouveaux modes de négociation
et d’investissement qui aient pour objectif premier la santé et du
bien-être des gens sur notre planète.
Jusque-là, nous sommes coincés avec un modèle qui met les entreprises en premier et donne aux tribunaux secrets le dernier mot.
Source : Foreign Policy in Focus, traduction par Elisabeth Schneiter pour Reporterre.